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mardi, 26 novembre 2013

Comment la Province fait ses fous

 Amis de la Province, ne lisez pas ce billet, sauf si une surcharge d'adrénaline bilieuse vous ferait du bien à cet instant. 

Karl-des-Monts écrivit en 1863 son "Martyre dans une maison de fous", après plusieurs internements psychiatriques dus à ses opinions ultramontaines exacerbées. Ces internements abusifs ne lui ont pas fait perdre sa verve, dont il a alors usé pour expliquer au monde comment on fabrique les fous, et comment on les traite, en France, au XIX°siècle.

Ce fragment d'une lettre à son amante fait un sort à "la province".

karl-des-monts, ultramontain, Béotie, antipsychiatrie, internement abusif, asile d'aliénés, province, rumeur, opprobre publique, dénonciation, calomnie

 

«Plus je vais, plus j'observe, plus j'étudie ce qui se passe autour de moi, plus j'arrive à cette conclusion que l'esprit tracassier des petites localités est, par excellence, une des causes génératrices de folie. Malheur, tu le sais, à une imagination ardente et vive si elle vient à s'égarer au milieu de cette Sibérie intellectuelle qu'on nomme la Province. Elle y est bientôt proscrite, honnie, conspuée, car on n'y est admis et estimé qu'à condition de n'avoir ni idée, ni flamme, ni passion. Le terre-à-terre, la platitude dans la vie, le vol humain mesuré à la hauteur d'une pile d'écus, voilà le beau! Pour la médiocrité impuissante qui y grouille, l'imagination est le salpêtre qui rend dangereuses les poudres de perlimpinpin les plus inoffensives ; l'enthousiasme, une peste qu'il faut mettre en quarantaine. Arrière tout ce qui émeut, tout ce qui électrise l'âme, tout ce qui exalte le cœur ! Insensés, trois fois insensés ceux pour qui le boire et le manger n'est pas la seule occupation rationnelle, le but suprême de l'existence ! Dès que surgit une personnalité tranchée, elle y est bientôt mise à l'index, et quiconque se permet d'avoir des allures en dehors de la plate vulgarité des habitudes reçues peut être sûr de ne pas tarder d'exciter l'attention, la surprise et plus encore l'envie de ses compatriotes.

On commence à raconter sur lui des choses étranges, impossibles, stupides, dont les idiots seuls s'égaient d'abord, puis la rumeur montant, montant toujours, il devient pour tous l'original de la contrée, et Dieu sait combien de ces luttes d'un seul contre tous, combien de ces comédies sociales, d'abord futiles, finissent par s'élever à la proportion de drames terribles ! Autant en effet il est difficile aux grandes et sublimes idées de faire leur chemin, autant il n'est pas de plate méchanceté, pas d'horreurs, pas de conte absurde qu'on ne fasse adopter bien vite aux oisifs d'une petite ville. Le tout est de bien s'y prendre, et c'est une triste justice à rendre à la province, mais elle fourmille sous ce rapport de gens d'une adresse à faire peur !

D'abord un bruit léger, rasant le sol comme l'hirondelle avant l'orage, pianissimo, murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille et piano vous le glisse perfidement à l'oreille. Le mal est fait ; il germe, il rampe, il chemine et, rinforzando, de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, je ne sais comment, vous voyez la calomnie se dresser, siffler, s'enfler, grandir à vue d’œil. Elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, la bêtise humaine aidant, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription... C'en est fait ! Le mot d'ordre est donné. Chacun crie : « Au fou ! au fou ! » Une porte d'asile d'aliénés s'ouvre... On y précipite celui qui a – comme dit Voltaire – le grand tort d'avoir raison contre tout le monde, et la pauvre victime de l'idiotisme ambiant s'en va méditer au fond d'un cabanon sur la mauvaise étoile qui l'a fait naître dans une succursale de la Béotie ».

 Karl-des-Monts (à l'état-civil Ernest de Garay). Un martyre dans une maison de fous. Bruxelles, 1863.

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