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jeudi, 03 janvier 2019

Le tiers-lieu

Lorsqu'un livre me tombe des mains parce qu'il me paraît trop difficile, mais qu'il me plaît au-delà de cette difficulté et que j'adorerais avoir le courage de le lire, je le dispose sur une petite console (parfois formée d'une pile de livres) dans mes toilettes. Et chaque fois que la vie m'oblige à passer plus de dix secondes assise sur ce trône de faïence, j'attaque un chapitre ! C'est ainsi que j'avais lu L’œuvre au noir, de Yourcenar. Cela m'avait pris de très nombreux mois. J'avais adoré cette très confidentielle et spéciale lecture. Au vu de la difficulté que semblent me proposer Pantagruel, Gargantua et le Tiers-livre de Rabelais, les voici installés, en une unique édition, dans mon incontournable cabinet de lecture.

vendredi, 06 juin 2014

Le groove dans l'écriture – le groove dans le blog

 

Au menu :

Qu'est-ce que le groove
Chemins de l'Ostinato
O ! Tempo rubato
Blog & groove
Nerfs et mollesse
Destins
Quelques questions infiniment liées à la question du groove

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C'est compliqué de trouver son style dans la vie comme dans l'écriture.
On peut tout au moins trouver le groove idéal, ou, s'il n'existe pas, un groove évolutif.

 

Qu'est-ce que le groove ?

C'est un mot de la langue anglaise d'Amérique. Groove, en nom commun, signifie sillon ; en verbe, s'amuser. Comme le fil d'un scénario nous aide à supporter le silence des images d'un film, le groove fait partie de notre vision moderne qui ne supporte pas ce qui ressemble à l'ennui (l'attente, la lenteur). Le groove est ce qui permet au public de ne pas s'ennuyer, de ressentir intérieurement le rythme propre à la musique et d'être porté par lui. Traditionnellement, lorsqu'on parlait du rythme (l'enchaînement des longueurs des notes), du tempo (l'allure) d'une musique, on parlait de la structure musicale du morceau ; tandis que le groove implique la sensation éprouvée tant par le musicien que par l'audience. Le groove d'une musique est lié au rythme qui unit, non pas les notes entre elles, mais les cœurs des participants à la musique, qu'elle soit « vivante » ou enregistrée. Le groove unit la musique à ceux qui l'écoutent.

(à cet instant, je fais une pause. Je me souviens d'une scène vécue dans une ville péruvienne ; je revis une traversée interminable du quartier Etienne Marcel à Paris ; j'entre en pensée dans ma jeunesse. Je revois des visages, des situations. Imaginez une histoire d'amour entre un chanteur agressif de métal et une fragile fleur de la chanson romantique. Il impressionne, voire, il fait peur, physiquement, par sa stature et son air patibulaire. Elle, fêle, ses grands yeux et sa toute petite bouche, elle inspire la tendresse protectrice à ceux qui la croisent dans la rue. Ils se connaissent. Ils se fréquentent. Ils s'aiment. Ils ne s'entendent pas. Elle le détruit avec dextérité et tout le monde la plaint. Forcément : les apparences lui donnent raison. Ou la fragilité n'a pas toujours le visage qu'on croît. Et tout cela, sous la forme d'un conte de Perrault, avec une morale finale. Mais cette parenthèse devrait être fermée depuis longtemps déjà).

Qu'est-ce qui restera dans les mémoires de ceux qui viennent après des musiques qu'on écoute sur les routes de la pluie, des musiques du doute, des musiques de l'oubli ? C'est ce que nous cherchons à découvrir. Le groove nous emporte, mais le groove n'est-il pas un piège ?

 

Chemins de l'Ostinato

Il faut savoir se perdre au tendre fil du tempo d'un autre âge, d'un autre pays. C'est le moyen le plus doux de connaître l'amour et de tromper l'ennui. Mais ce qui nous guette, qui est aussi ce par quoi nous désirerions être pris, c'est l'ostinato, la ritournelle lancinante, trop fascinante pour s'apparenter à l'un de ces virus auditifs qui hantent notre tête et l'agacent. Un ostinato hante et harcèle sans agacer, sans lasser, parce qu'il parle à quelque chose en nous que nous aimons et que nous voudrions mieux connaître.

 

O ! tempo rubato

Quand finalement l'ostinato s'en va, les mesures se suivent et ne se ressemblent plus. Le temps volé ne se fait plus répétitif, il altère la monotonie, il prend l'oreille par surprise, il varie les nuances et créée ce joli décalage entre la voix et la musique, entre l'instant qui passe et l'atmosphère du monde présent.

Le temps volé à la mesure confortable du monde, fait déraper le cœur prêt à se faire la belle, à la suivre dans une aventure à travers rues et jusqu'au dernier étage d'un miteux hôtel de la rue Saint-Denis – puisqu'il existe encore, rue Saint-Denis, des immeubles qui n'ont pas été rachetés par des entreprises ou des producteurs de cinéma.

 

Blog & Groove

Oui, peut-être que l'écriture d'un blog, peut-être que la tenue d'un zinc blogal, requiert quelque chose qui a trait au rythme, en cela il semble qu'on pourrait étendre la notion de groove, jusqu'ici purement réservé au domaine musical, à l'activité blogale (et à toutes celles qu'on voudra)

Le groove alors serait cette nervure qui relie le blog à ses visiteurs auteurs, qui parcourent la plateforme de maintenance éditoriale, et à ses visiteurs lecteurs, qui parcourent l'infime espace public que le blog occupe sur la grande toile.

Lorsqu'un blog a trouvé son groove, pourrait-on croire, il peut tenir la barre au long cours. Mais un groove se fatigue à force d'être répété. Et les blogs parfois meurent d'avoir tout donné.

 

Nerfs et mollesse

Engagement, respectabilité, récupération, sont trois notions qui gouvernent la création. L'engagement créatif du jeune artiste (quel que soit son âge, souvent, il est réellement d'âge tendre), la respectabilité qu'il arrache à force de combats à une société indifférente d'abord, puis méprisante, cruellement, puis flagorneuse et aplatie d'admiration. C'est alors que le groove ramollit. Ce peut-être l'artiste lui-même, qui perd la boule de nerfs à force de descendre dans des luxueux hôtels et d'écouter des louanges, telle Nan Goldin, photographe ravageuse et fulgurante des inframondes de la libération sexuelle new-yorkaise, qui, des décennies plus tard, pense que l'art photographique est mort, qu'il n'y a plus d'art et que les jeunes d'aujourd'hui font de la photo numérique industrielle sans intérêt. Pourtant, madame, lorsque vous fabriquiez vos diaporamas et que vous les diffusiez dans les salles arrières des bars faméliques, les vieux schnocks regardaient ces nouveautés et ne leur accordaient pas plus d'intérêt que vous n'en accordez à vos successeurs. Oh, l'étrange douleur anesthésique de la perte du groove. J'imagine qu'elle fait encore plus mal qu'une aiguille dans la chair, mais où donc se loge-t-elle, la douleur de n'être plus que l'héritier des droits d'auteur de son propre groove ? Dans d'autres circonstances, l'artiste fauché en plein vol meurt au milieu de son groove ; c'est la postérité qui se charge d'achever la respectabilité que l'artiste n'avait qu'entrevue, et de récupérer son œuvre pour la rendre officielle et par là, lui ôter de sa superbe révolutionnaire. C'est ainsi que le chanteur Victor Tsoï, rockeur magnifique du groupe russe Kino, figure sur les affiches électorales du président Poutine.

 

Destins

Nous choisissons quelques destins que nous vous présentons rapidement ici : Moondog ; Pascal Lamorisse ; Zénon. Oui, vous avez raison, nous avons perdu la raison. Nous mettons dans le même sac à groove deux humains du XX°siècle et un personnage romanesque ayant pris forme dans un roman de Yourcenar et ayant supposément vécu dans les années du règne de Charles Quint...

Mais aucune norme universitaire n'a cours ici, ou disons plutôt que c'est une norme universitaire parallèle qui régit les œuvres et les productions almasororiennes : celle de la FaTransLibDADat (Faculté Transatlantique Libre Dark Angel de Dallas et Tallin). J'en suis moi-même une brillante ancienne élève, comme l'indique la biographie impartiale et neutre que mon consacra, à l'époque où nous dansions ensemble le vendredi soir à Saint-Jean en Ville, la chère Katharina.

Donc, présentons Moondog en dévoilant les quelques miettes biographiques que nous avons pris la peine de recueillir : un homme, devenu aveugle à seize ans, portant les cheveux longs, adorant la musique classique et s'intéressant à toutes celles qui naissaient sous ses yeux. Un homme qui connut la rue, cette grande maison sans eau chaude ni électricité, démeublée, presque nue, au toit infini qui ne protège pas des intempéries. Des livres vous parleront de Moondog. Il est probable qu'il avait sa propre opinion sur ce mot qu'il avait dû entendre, groove.

Mais parlons de cet autre homme, Albert Lamorisse, cinéaste de l'enfance, pourrait-on dire, puisqu'il composa les films Crin Blanc et le ballon rouge, et le voyage en ballon, et ce qui frappe, c'est que Lamorisse voulut faire, enfin, un film pour les grandes personnes, mais il mourut avant de le terminer. C'était un film sur l'Iran, et on peut le voir, car un proche collaborateur l'acheva ; N'y a-t-il pas un mystère d'ordre grooveux dans cette interruption brutale d'une œuvre au moment d'un changement d'adresse ? Il s'adressait aux enfants, il tente de s'adresser aux adultes ; il faisait de la fiction, il se lance dans un documentaire... Et il meurt.

Révélons ensuite le groove qui berce la vie de Zénon. Dans l'Oeuvre au noir, Zénon de son enfance à sa mort par suicide pour éviter la peine qui l'attend (l'Inquisition vient de le livrer au bras séculier, autant dire : elle le condamne indirectement au bûcher), le long de cette vie solitaire traversée de rencontres amicales et intellectuelles, au cours de ses voyages comme de ses longues stations, Zénon, c'est son secret, suivait son groove intérieur. Et ceux qui l'entendaient sans en avoir trop peur le protégeait, tel un prince ici, une paysanne là, ou le doux prieur d'un couvent flamand.

 

Quelques questions infiniment liés à la question du groove :

Peut-on courir en prenant son temps ?

Que pourrait signifier l'expression : le tempo de la vie ?

Notre relation au monde n'est-elle qu'une question d'ajustement des rythmes, de travail sur les rythmiques ?

Une relation amoureuse peut-elle durer au long cours en suivant le lit d'un même fleuve, d'un même groove ?

Peut-on parler de groove mathématique ?

Passe-t-on d'un groove à un autre, ou bien n'y a-t-il que transformation du groove, qui est, ou n'est pas, mais ne peut se succéder ?

Ces questions ne doivent pas nous faire oublier le sens de notre quête. Nous débroussaillons parmi les ronces, les branches et les racines d'un monde obscur, qui nous appelle et que nous ne voyons pas. Par le blog ou par l'écriture hors blog, par le malaxage des jours et des idées, nous nous frayons un chemin vers ce qui viendra. Quelque chose, peut-être, qui tienne à la fois de la chanson, de l'écriture, du cinéma, et qui rappelle nos bons vieux rêves adolescents qu'en dépit de certaines apparences, nous n'avons pas abandonnés.

 

Le groove alors serait un versant de la grâce.

 

dimanche, 12 janvier 2014

18 juillet 1573. Véronèse comparaît devant la Sainte Inquisition

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Véronèse avait livré son tableau - une commande des Dominicains vénitiens de San Giovanni - représentant La Cène ; quelque temps plus tard, l'Inquisition invita  les commanditaires à exiger de Véronese une modification, qui consistait à remplacer un personnage de chien par Sainte Marie-Madeleine. Le peintre refusa.

Il fut convoqué au tribunal de l'Inquisition. En effet, il avait pris des libertés avec la vérité historique, c'est-à-dire le texte de la Bible, pour ajouter des personnages fantasques (un fou, un perroquet, des chiens, des nains), personnages qui éloignaient le tableau d'une représentation de la vérité tout en pointant les imperfections de la Création divine, soulignant mesquinement que Dieu avait aussi créé les nains et les fous. Par ailleurs, les hommes armés du tableau portaient un uniforme qui rappelait celui des hommes du Saint Empire germanique, l'ennemi allemand. Enfin, comble de l'insolence, Véronèse a représenté les visages de confrères (Dürer, le Titien, le Tintoret, Bassano, et même ses propres traits) sur les personnages du tableau.

Au terme du procès, Véronèse fut obligé de modifier le tableau et de changer son titre. Ce n'était plus la Cène, événement fondamental de l'Evangile, fondateur de la messe et cœur du catholicisme, mais Le repas chez Levi, scène non moins évangélique, mais plus triviale, dans laquelle Matthieu (alias Lévi) festoie chez lui avec des amis.

Ci-dessous, nous reproduisons un extrait de son procès.

 


Le juge. — Avez-vous connaissance des raisons pour lesquelles vous avez été appelé ?
Le peintre. — Non.
Le juge. — Vous imaginez-vous quelles sont ces raisons ?
Le peintre. — Je puis bien me les imaginer.
Le juge. — Dites ce que vous pensez à cet égard.
Le peintre. — Je pense que c’est au sujet de ce qui m’a été dit par les Révérends Pères, ou plutôt par le prieur du couvent des saints Jean et Paul, prieur de qui j’ignorais le nom, lequel m’a déclaré qu’il était venu ici, et que Vos Seigneuries Illustrissimes lui avaient commandé de devoir faire exécuter dans le tableau une Madeleine au lieu d’un chien, et je lui répondis que fort volontiers je ferais tout ce qu’il faudrait faire pour mon honneur et l’honneur du tableau ; mais que je ne comprenais pas que cette figure de la Madeleine pût bien faire ici, et cela pour beaucoup de raisons que je dirai aussitôt qu’il me sera donné occasion de les dire.
Le juge. — Quel est le tableau dont vous venez de parler ?
Le peintre. — C’est le tableau représentant la dernière cène que fit Jésus-Christ avec ses apôtres dans la maison de Simon.
Le juge. — Où se trouve ce tableau ?
Le peintre. — Dans le réfectoire des frères des saints Jean et Paul.
Le juge. — Est-il à fresque, sur bois ou sur toile?
Le peintre. — Il est sur toile.
Le juge. — Combien de pieds mesure-t-il en hauteur ?
Le peintre. — Il peut mesurer dix-sept pieds.
Le juge. — Et en largeur ?
Le peintre. — Trente-neuf environ.
Le juge. — Dans cette cène de Notre-Seigneur, avez-vous peint des gens ?
Le peintre. — Oui.
Le juge. — Combien en avez-vous représenté, et quel est l’office de chacun ?
Le peintre. — D’abord le maître de l’auberge, Simon; puis, au-dessous de lui, un écuyer tranchant, que j’ai supposé être venu là pour son plaisir et voir comment vont les choses de la table. Il y a beaucoup d’autres figures, que je ne me rappelle d’ailleurs point, vu qu’il y a déjà longtemps que j’ai fait ce tableau.
Le juge. — Avez-vous peint d’autres cènes que celle-là ?
Le peintre. — Oui.
Le juge. — Combien en avez-vous peint, et où sont-elles ?
Le peintre. — J’en ai fait une à Vérone pour les révérends moines de Saint-Lazare; elle est dans leur réfectoire. Une autre se trouve dans le réfectoire des Révérends Pères de Saint-Georges, ici, à Venise.
Le juge. — Mais celle-là n’est pas une cène, et ne s’appelle d’ailleurs pas la Cène de Notre-Seigneur.
Le peintre. — J’en ai fait une autre dans le réfectoire de Saint-Sébastien, à Venise, une autre à Padoue, pour les Pères de la Madeleine. Je ne me souviens pas d’en avoir fait d’autres.
Le juge. — Dans cette cène que vous avez faite pour Saints-Jean-et-Paul, que signifie la figure de celui à qui le sang sort par le nez ?
Le peintre. — C’est un serviteur qu’un accident quelconque a fait saigner du nez.
Le juge. — Que signifient ces gens armés et habillés à la mode d’Allemagne, tenant une hallebarde à la main ?
Le peintre. — Il est ici nécessaire que je dise une vingtaine de paroles.
Le juge. — Dites-les.
Le peintre. — Nous autres peintres, nous prenons de ces licences que prennent les poètes et les fous, et j’ai représenté ces hallebardiers, l’un buvant et l’autre mangeant au bas de l’escalier, tout près d’ailleurs à s’acquitter de leur service; car il me parut convenable et possible que le maître de la maison, riche et magnifique, selon ce qu’on m’a dit, dût avoir de tels serviteurs.
Le juge. — Et celui habillé en bouffon, avec un perroquet au poing, à quel effet l’avez-vous représenté dans ce tableau ?
Le peintre. — Il est là comme ornement, ainsi qu’il est d’usage que cela se fasse.
Le juge. — A la table de Notre-Seigneur, quels sont ceux qui s’y trouvent ?
Le peintre. — Les douze Apôtres.
Le juge. — Que fait saint Pierre, qui est le premier ?
Le peintre. — Il découpe l’agneau pour le faire passer à l’autre partie de la table.
Le juge. — Que fait celui qui vient après?
Le peintre. — Il tient un plat pour recevoir ce que saint Pierre lui donnera.
Le juge. — Dites ce que fait le troisième ?
Le peintre. — Il se cure les dents avec une fourchette.
Le juge. — Quelles sont vraiment les personnes que vous admettez avoir été à cette cène ?
Le peintre. — Je crois qu’il n’y eut que le Christ et ses apôtres; mais lorsque, dans un tableau, il me reste un peu d’espace, je l’orne de figures d’invention.
Le juge. — Est-ce quelque personne qui vous a commandé de peindre des Allemands, des bouffons et autres pareilles figures dans ce tableau ?
Le peintre. — Non, mais il me fut donné commission de l’orner selon que je penserais convenable ; or, il est grand et peut contenir beaucoup de figures.
Le juge. — Est-ce que les ornements que vous, peintre, avez coutume de faire dans les tableaux ne doivent pas être en convenance et en rapport direct avec le sujet, ou bien sont-ils ainsi laissés à votre fantaisie, sans discrétion aucune et sans raison?
Le peintre. — Je fais les peintures avec toutes les considérations qui sont propres à mon esprit et selon qu’il les entend.
Le juge. — Est-ce qu’il vous paraît convenable, dans la dernière cène de Notre Seigneur, de représenter des bouffons, des Allemands ivres, des nains et autres niaiseries ?
Le peintre. — Mais non…
Le juge. — Pourquoi l’avez-vous donc fait  ?
Le peintre. — Je l’ai fait en supposant que ces gens sont en dehors du lieu où se passait la cène.
Le juge. — Ne savez-vous pas qu’en Allemagne et autres lieux infestés d’hérésie, ils ont coutume, avec leurs peintures pleines de niaiseries, d’avilir et de tourner en ridicule les choses de la sainte Église Catholique, pour enseigner ainsi la fausse doctrine aux gens ignorants ou dépourvus de bon sens ?
Le peintre. — Je conviens que c’est mal , mais je reviens à dire ce que j’ai dit, que c’est un devoir pour moi de suivre les exemples que m’ont donnés mes maîtres.
Le juge. — Qu’ont donc fait vos maîtres? Des choses pareilles peut-être?
Le peintre. — Michel-Ange, à Rome, dans la chapelle du Pape, a représenté Notre-Seigneur, sa mère, saint Jean, saint Pierre et la cour céleste, et il a représenté nus tous les personnages, voire la Vierge Marie, et dans des attitudes diverses que la plus grande religion n’a pas inspirées.
Le juge. — Ne savez-vous donc pas qu’en représentant le jugement dernier, pour lequel il ne faut point supposer de vêtements, il n’y avait pas lieu d’en peindre ? Mais dans ces figures, qu’y a-t-il qui ne soit pas inspiré de l’Esprit-Saint ? Il n’y a ni bouffons, ni chiens, ni armes ni autres plaisanteries. Vous paraît-il donc, d’après ceci ou cela , avoir bien fait en ayant peint de la sorte votre tableau, et voulez-vous prouver qu’il soit bien et décent ?
Le peintre. — Non, très-illustres seigneurs, je ne prétends point le prouver, mais j’avais pensé ne point mal faire; je n’avais point pris tant de choses en considération. J’avais été loin d’imaginer un si grand désordre, d’autant que j’ai mis ces bouffons en dehors du lieu où se trouve Notre-Seigneur.

 

Ces choses étant dites, les juges ont prononcé que le susdit Paul serait tenu de corriger et d’amender son tableau dans l’espace de trois mois à dater du jour de la réprimande, et cela selon l’arbitre et la décision du tribunal sacré , et le tout aux dépens dudit Paul.
Et ita decreverunt omni melius modo. 

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Pour approfondir :

La censure est de retour, d'Emmanuel Alloa (Magazine du Jeu de Paume, été 2013)

Pour un monde sans respect, d'Yves Bonnardel

Le discours de la servitude volontaire, d'Etienne de La Boétie

Comment Wang Fo fut sauvé, court métrage de René Laloux d'après Yourcenar

Main basse sur la mémoire, les pièges de la loi Gayssot

La déforestation du langage, sur Périphéries

"Lorsqu'ils sont venus chercher Dieudonné" (sur un blog intitulé Descartes)

 

lundi, 14 janvier 2013

Une Marche humaine (un texte de 2007)

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Les conditions d’existence des animaux sont très dégradées depuis que l’homme a pris les commandes de toute la surface terrestre. La manière de les traiter fait débat, et les tenants de tous les camps se battent à coup d’arguments biologiques, philosophiques, religieux. Pour chacun, il s’agit de prouver la véritable place de l’homme et les droits que cette place lui confère.

Faut-il alors se persuader, comme dans la Ferme des animaux de George Orwell, que « tous les animaux sont égaux, mais il y a des animaux plus égaux que d’autres » ? Ou penser, avec Marguerite Yourcenar, que « La protection de l’animal, c’est au fond le même combat que la protection de l’homme » ?

 

La procession des voix pour les sans voix

« Je continuerais à me nourrir de manière végétarienne même si le monde entier commençait à manger de la viande. Cela est mon opposition à l’ère atomique, la famine, la cruauté - nous devons lutter contre. Mon premier pas est le végétarisme et je pense que c’est un grand pas ». Isaac Bashevis Singer

Une procession aura lieu le 24 du mois de mars de l’année 2007. Elle partira à deux heures de l’après-midi de la place du Panthéon.

Des êtres humains se rassembleront pour demander à ce que leur dignité humaine soit respectée, et qu’on ne massacre plus en leur nom.

La cause animale est une très vieille cause, mais elle n’a jamais fait l’objet de grands débats publics dans nos sociétés, ou bien ces débats ont sombré dans l’oubli. Elle est parfois couverte de ridicule, comme si la cause animale était une passion enfantine. Pourtant, comme le disait Emile Zola, « la cause des animaux passe avant le souci de me ridiculiser ».

La nature animale ou les individus animaux

Il y a plusieurs façons de vouloir protéger les animaux. Deux grandes tendances se dégagent du paysage varié de la réflexion sur la condition animale en terre humaine.

La première est globale : les associations de défense de la nature représentent ce courant : on y défend les loups parce qu’ils font partie de la nature. Il s’agit de préserver la diversité des espaces et la capacité de la terre d’accueillir la vie sauvage.

La seconde est fondée sur le respect de l’être animal. Il représente un « humanisme élargi ». Ainsi, les fondations qui prônent cette vision ne défendront pas une politique visant à réintégrer des ours dans une région, parce que cette politique privilégie le groupe des ours au détriment des individus qui seront sacrifiés (transports, adaptation...) à la cause du groupe. Cette fraternité-là envers les animaux leur reconnaît une identité de « personne ».

Mais ces deux tendances, globale et individuelle, sont souvent appelées à soutenir les mêmes causes.

Une fraternité élargie

« Très jeune j’ai renoncé à manger de la viande et le temps viendra où les hommes regarderont les meurtriers d’animaux avec les mêmes yeux que les meurtriers d’êtres humains ».Léonard de Vinci

Une des premières réactions qui nuit à la défense des animaux consiste à penser que leur protection se ferait sur le dos d’êtres humains. Ce n’est pas le cas ; la plupart des associations se situent dans une ligne résolument humaniste. De grands philanthropes ont soutenu la cause des bêtes, tel le médecin Albert Schweitzer, l’astrophysicien Hubert Reeves, ou encore le Mahatma Gandhi, qui disait : "Je hais la vivisection de toute mon âme. Toutes les découvertes scientifiques entachées du sang des innocents sont pour moi sans valeur."

De façon moins soucieuse et plus cruelle, on reproche aux défenseurs des animaux de faire montre d’une sensiblerie niaise, faible. Mais l’aventurier Mark Twain, qui prit des risques de toutes sortes au cours de sa vie, prit aussi celui du « ridicule » : "Peu m’importe que la vivisection ait ou non permis d’obtenir des résultats utiles pour l’homme. La souffrance qu’elle inflige à des animaux non consentants est le fondement même et la justification pour moi suffisante de mon aversion, un point c’est tout."

Assimilation et opposition de l’animal et de l’homme

Quelle propagande nous a construit ces croyances auxquelles nous nous accrochons comme à une bouée de sauvetage ? Celle qui oppose à l’Art, la nécessité ; celle qui oppose à l’affection, l’instinct ; celle qui oppose à la pensée verbale, le néant ; et celle qui oppose à la souffrance humaine, l’insensibilité animale ?

Nous avons déjà bien montré que nous sommes capables des pires atrocités, sur nous-mêmes, les hommes, sur les bêtes et sur la nature. Il nous reste à témoigner de nos aspirations à la liberté, à la beauté de la nature, au pacifisme de l’Art et au respect de la vie.

S’il faut absolument s’extraire du monde animal, plutôt que par l’assassinat et l’exploitation massifs, optons pour l’attitude fraternelle de celui qui a les moyens de maîtriser ses propres besoins et peut tendre une main amie.

La fête sanglante

Mais pour cela, il faut d’abord contempler le monde tel qu’il est au risque de le voir plus horrible que ce que l’on voulait imaginer. Comme l’écrit Florence Burgat, « lever le silence qui entoure ce massacre trouble impardonnablement une fête qui en passe par le sacrifice animal. Mais notre luxe le plus profond tient surtout dans la douleur tonitruante d’animaux dont nous avons manqué la rencontre, et qui, au fond de leur cachot, attendent quelque chose que nous ne leur donnons pas ».

Déserte est la nuit de l’homme abstrait.
Raoul Vaneigem

Le 24 mars 2007, à Paris, des humains rassemblés défileront silencieusement par solidarité envers ceux qui n’ont point la parole.

Car de nos jours où tout est bétonné, enserré, mécanisé, qu’il soit homme ou bête, désert est le jour de l’animal concret.

 

Edith de CL

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samedi, 25 juin 2011

Aime-moi (baise-moi ?), Matelot

 Le seul roman de gare entièrement lu devant une cour suprême très sérieuse.

Robert Close. Plusieurs personnes s’appelèrent Robert Close, parmi lesquelles un écrivain australien. J’ai découvert Close lorsque mon amie Laure T m’annonça qu’elle allait jeter des tas de livres sans intérêt qu’elle avait récupérés dans le grenier de ses grands-parents. Je lui ai interdit de le faire. Je lui ai proposé de prendre ses livres en dépôt tout le temps qu’elle voudrait.

Elle m’amena donc des livres très à la mode dans les années 20 et 30 (du vingtième siècle). Deux types de livres se dégagèrent : des histoires à l’eau de rose, tendance scabreuse, et des histoires édifiantes. Les premières furent sans doute achetées sur les quais de gare et dans les kiosques populaires ; les secondes furent données, comme prix, à des écoliers et étudiants disciplinés, ou encore achetées à la kermesse chrétienne du village. La plupart de ces livres sont nullissimes, d’un point de vue littéraire. Ils n’en demeurent pas moins passionnants, témoins d’une mentalité qui a disparu mais qui devait baigner toute la France de ce temps-là. Imaginez que, dans presque cent ans, quelqu’un retrouve et lise notre bibliothèque, ou celle de nos voisins.  L’ensemble des livres de fiction les plus vendus  dans les années 2000. Ce lecteur du futur aurait sans doute profondément pitié de l’indigence intellectuelle et artistique de nos contemporains ; il serait probablement fasciné par la morale ambiante, dans ses relents politiques, sociaux, affectifs…

Parmi, donc, ces livres que j’ai stoqués dans mes toilettes, l’un, en anglais, affichait une couverture amusante à force d’être sulfureuse. Le titre, « love me sailor », ne manque pas de piquant romantique. Je décidai de le lire, mais ne le fis pas. Pourtant, à force de voir cet objet sous mes yeux à chaque fois que j’avais trop bu, je finis, dans un moment d’ennui ou d’absence, par taper le titre et le nom de l’auteur sur Internet. C’est ainsi que je vis que Love me sailor fut lu, en entier, pendant de longues heures, devant une cour de justice. Le livre, et à travers lui son auteur, ou peut-être au contraire, l’auteur et à travers lui son livre, passaient en justice pour obscénité.

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En 1946, un an après sa sortie, le livre fit l’objet d’un retentissant procès qui se termina devant la cour suprême de la ville de Victoria. Robert Close, qui avait raconté l’histoire d’une femme-proie embarquée seule au milieu de marins déchaînés, sur une mer déchaînée, sur un bateau passif, fut condamné à trois mois de prison et une amende. Il fit finalement, grâce à un passage en appel, dix jours de prison et préféra après cette histoire venir vivre en France quelque temps.

Contempler des hommes en longues robes judiciaires, sans aucun humour, persuadés de sauver les jeunes gens en interdisant, au cours d’un procès retentissant, un livre qui les attirera évidemment d’autant plus ; entendre son livre (frappé ensuite d’interdiction en Australie) être lu, pendant plusieurs heures devant une cour suprême, voilà ce que n’aurait pas dénigré le Zénon de l’œuvre au noir, de Yourcenar, ou encore Giordano Bruno le Nolain, ou Voltaire, et tous ceux qui contemplent les juges moraux avec le recul des libres-penseurs.

 

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Voilà l’histoire de la censure, sans cesse recommencée, qui croit toujours qu’elle porte un autre nom que « censure » et qu’elle est l’urgence du Bien face à la prolifération du mal. Loi Gayssot, loi Taubira, loi 49 sur les publications destinées à la jeunesse, loi Evin, lois de censure vous ne serez jamais abolies, vous serez toujours renouvelées par les infatigables sauveurs du monde.

 

Edith de CL

samedi, 01 août 2009

Dans l'avenue Desbordes-Valmore

 grue potain

 

La rencontre irréelle, mais vraie, de Claire Carmen Elisabeth Soledad Dos Santos Brazil Caravalhes et Joan Clark, des années après…

 

Sur Los Angeles II, en 2115, dans la fraîcheur inattendue des arbres, deux femmes marchent et discutent. Elles attendent de croiser un chevalier et son enfant. Il s’agit du demi-frère de celle qui a les cheveux blonds, François II, et de son fils Neptune. 

Joan a les cheveux roux mais ses yeux sont verts comme les étangs. Le vert des yeux de Claire tire vers les feuilles des arbres quand l’été bat son plein. Leurs voix éclatent, se taisent. Leurs voix éclatent, se taisent. Les cours de récréation sont loin dans le passé. 

Elles se souviennent leurs 13 ans, de leur rencontre, de leurs amours adolescentes et de leur séparation… Après un an d’amour passionné, caché à tous, elles s’étaient tirées les cheveux, donné des gifles, haletantes de colère, mais ne peuvent se souvenir pourquoi. Elles ne s’étaient plus parlées jusqu’au dernier jour de la classe. L’année suivante, leurs parents les avaient inscrites dans des écoles différentes, dans des pays éloignés. Elles ne s’étaient plus revues. Et chacune dit ce qui a suivi. Pour Claire, des années de révolte et de découverte de la vie, par les sentiers que prennent ceux que la grande porte du monde refoule. 

Pour Joan, de brillantes études scellées par un diplôme de droit lui donnant accès aux professions les plus prestigieuses de la voie lactée.
Elles viennent de se retrouver et sont calmes et émues. Le fantôme d’un amour mort hésite à revenir. Il s’en va. L’amitié naissante sur l’avenue Desbordes-Valmore (renommée l’année dernière Desbordes-Valmore Street) peut éclore. L’avenue est belle, les arbres, des cornouillers importés du Jardin des Plantes de Nantes, sont verts ; un peuple de nénuphars endormis embaume dans la rivière qui coule au milieu de l’avenue. Quelques scooters, rares, volent dans les airs parmi les deltaplanes. Cela fait du bien de parler latin dans cette ville où l’anglais domine depuis peu, après des années d’interdiction. Mais voici qu’elles passent devant la statue d’Armande de Polignac. La coiffure de la compositrice de marbre scintille dans la lumière blanche de Desbordes-Valmore Street. 

- Je n’arrive pas à croire que je suis en train de parler avec toi.
Claire vient de parler. Joan sourit. Incrédule, elle aussi, elles font cependant face à ce miracle : elles viennent de se retrouver et marchent l’une à côté de l’autre depuis au moins sept minutes. 

Une fresque décore la façade murale droite de l’avenue. Dans des couleurs bleues, or, ocre, s’étale en plusieurs épisodes le combat opposa Montherlant et Yourcenar. Un immense hommage à Turing scinde la fresque… Claire et Joan passent devant la cathédrale Saintes Edith et Edith Stein, déserte à cette heure… Un jardin suspendu de bonzaï raconte en taillis d’arbre un roman de Françoise de Grafigny. Les scènes du roman, découpées dans les arbres, rappellent les lectures d'école.
Sur le marbre rose du jardin suspendu, un voyou comme il en erre dans cette partie du Ciel Ouest a gravé un hymne à deux hommes de deux siècles passés : Pic de la Mirandole et James Douglas Morrison. Claire et Joan reconnaissent en riant l’habitude ciel-ouestienne de graver les choses interdites dans le marbre rose. Et elles échangent un regard lourd de souvenir. Qu’elles en gravèrent, des poèmes, sur les incrustations de marbre des rues qui entouraient le pensionnat !

Mais voilà que Desbordes-Valmore Street donne, sur la gauche, sur un parc fleuri, verdoyant. Un panneau indique que la stèle d’Enheduanna se trouve dans Ogoun Ferraille Park. Joan propose du regard ; Claire accepte et pousse le portail du parc d’Ogoun Ferraille. Les statues de Caïn Grovesnore, Venexiana Stevenson et Morgana Bantam Dos Santos trônent, sur lesquels volent des canards, descendants de l’arche de 2080, derniers importés de la terre et déjà bien adaptés. 

La conversation continue, au rythme lent des pas qui avancent au milieu des feuilles jonchant les allées laissées à un abandon relatif et heureux.

Le frère aîné de Claire, François I Dos Santos Brazil Caravalhes, est en train de devenir riche sur Terre, au Brésil, où il a repris des exploitations agricoles tombées en abandon. 

- François I a des enfants ? 

- Oui.

- Et François II ?

- Oui, aussi. Tu vas le voir, son fils. Il s’appelle Neptune. 

- Quel âge a-t-il ?

- Sept ans. 

Joan hume l’air. Comme elle est sérieuse ! Elle ressemble aux avocats, elle est riche et belle et diplômée et elle marche d’une sûre démarche, où la confiance se mêle à la souplesse. Claire l’admire et se souvient de Joan qui frappait à la porte de sa chambre au pensionnat mal-aimé.
(Cela eut lieu tous les soirs pendant un an, au collège nahuatl-latin de Mexico, collège recréé en 2050, alors qu’il n’existait plus depuis plusieurs siècles).
Le hasard de leurs retrouvailles paraît fabuleux. Claire et son demi-frère ont pris rendez-vous avec une avocate pour discuter du vaisseau spatial qu’ils possèdent ensemble, et qui se trouve depuis plusieurs jours radié de la carte routière officielle du ciel Ouest. De l’avocate, envoyée par l’Institut Ciel Ouest, on ne savait pas le nom et la reconnaissance fut une surprise… Un regard… Une hésitation ; des gestes maladroits, et les deux prénoms, sur un ton d’interrogation incrédule :

- Claire ?!

- Joan ?!

Et l’immense stupeur qui dura quelques secondes, puis les rires et les étreintes.
Leur affaire amoureuse avait commencé dans la chambre de Joan, un soir de veille avant un contrôle sur les mémoires de Joinville.

Joan rit. 

- c’est drôle de se retrouver à Los Angeles II. On rêvait de ce lieu ensemble.

- Il te va bien.

- Il nous va bien. 

François II et Neptune seront certainement sur la place, au bout de l’avenue. Le rendez-vous imprécis disait « Desbordes-Valmore Street, vers neuf heures du matin ». Il est à peu près neuf heures, l’avenue est longue, mais la place qu’elle dessert est un lieu connu et fréquenté. 

Est-ce qu’il va se passer quelque chose ? Oh, stupide question. Il se passe justement quelque chose. Ce n’est rien, mais c’est beaucoup. Une retrouvaille, une marche partagée, un filet d’émotion qui se dévide sur l’avenue presque vide. 

En passant devant la Villa Carson, le haut parleur passe un chœur d’adolescents chantant les phrases mystérieuses et profondes de la Ballade du café triste, de Carson McCullers. L’amour y est dévoilé dans sa vérité miroitante : «It is for this reason that most of us would rather love than be loved. Almost everyone wants to be the lover. And the curt truth is that, in a deep secret way, the state of being beloved is intolerable to many. The beloved fears and hates the lover, and with the best of reasons. For the lover is for ever trying to strip bare his beloved. The lover craves any possible relation with the beloved, even if this experience can cause him only pain».

La fin de la solitude partagée pointe son nez. Desbordes-Valmore Street va bientôt s’ouvrir sur la grande place des Premiers Astronautes. Au loin,  sous le rayon de soleil blanc-vert qui frissonne dans le matin, un homme et son petit garçon se donnent la main. Leurs habits verts flottent dans le léger vent. Ils attendent. Malgré la distance, on voit sur leurs visages familiers le beau dessin de leurs sourires.

 

 

28 juillet 2009 

Tiédeur de la chambre, odeurs du bois et des vieilles feuilles. 

 

 

Édith de Cornulier Lucinière