mardi, 26 août 2014
La gloire de l'imagination et l'industrie de la gloire
Sainte-Beuve, dans la Revue des deux Mondes, en 1839, méprisait la littérature industrielle :
"(...)
De tout temps, la littérature industrielle a existé. Depuis qu’on imprime surtout, on a écrit pour vivre, et la majeure partie des livres imprimés est due sans doute à ce mobile si respectable. Combinée avec les passions et les croyances d’un chacun, avec le talent naturel, la pauvreté a engendré sa part, même des plus nobles œuvres, et de celles qui ont l’air le plus désintéressé. Paupertas impulit audax, nous dit Horace, et Le Sage écrivait Gil Blas pour le libraire. En général pourtant, surtout en France, dans le cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, des idées de libéralité et de désintéressement s’étaient à bon droit attachées aux belles œuvres.
- Je sais qu’un noble esprit peut, sans honte et sans crime,
- Tirer de son travail un tribut légitime,
disait Boileau, en faveur de Racine, et c’était une manière de concession. Lui-même, Boileau, faisait cadeau de ses vers à Barbin et ne les vendait pas. Dans tous ces monumens majestueux et diversement continus, des Bossuet, des Fénelon, des La Bruyère, dans ceux de Montesquieu ou de Buffon, on n’aperçoit pas de porte qui mène à l’arrière-boutique du libraire. Voltaire s’enrichissait plutôt encore à l’aide de spéculations étrangères que par ses livres qu’il ne négligeait pourtant pas. Diderot, nécessiteux, donnait son travail plus volontiers qu’il ne le vendait. Bernardin de Saint-Pierre offrit l’un des premiers le triste spectacle d’un talent élevé, idéal et poétique, en chicane avec les libraires. Beaumarchais, le grand corrupteur, commença à spéculer avec génie sur les éditions et à combiner du Law dans l’écrivain. Mais, en général, la dignité des lettres subsistait, recouvrait toute cette partie matérielle secondaire, et maintenait le préjugé honorable dans lequel on nous secoue si violemment aujourd’hui. Sous l’empire, relativement, on écrivit peu ; sous la restauration, en écrivant beaucoup, on garda, je l’ai dit, de nobles enseignes. Il est donc arrivé qu’au sortir de nos habitudes généreuses ou spécieuses de la restauration, et avec notre fonds de préjugés un peu délicats en cette matière, aujourd’hui que la littérature purement industrielle s’affiche crûment, la chose nous semble beaucoup plus nouvelle qu’elle ne l’est en effet : il est vrai que le manifeste des prétentions et la menace d’envahissement n’ont jamais été plus au comble.
Ce qui la caractérise en ce moment cette littérature, et la rend un phénomène tout-à-fait propre à ce temps-ci, c’est la naïveté et souvent l’audace de sa requête, d’être nécessiteuse et de passer en demande toutes les bornes du nécessaire, de se mêler avec une passion effrénée de la gloire ou plutôt de la célébrité ; de s’amalgamer intimement avec l’orgueil littéraire, de se donner à lui pour mesure et de le prendre pour mesure lui-même dans l’émulation de leurs exigences accumulées ; c’est de se rencontrer là où on la supposerait et où on l’excuse le moins, dans les branches les plus fleuries de l’imagination, dans celles qui sembleraient tenir aux parties les plus délicates et les plus fines du talent.
Chaque époque a sa folie et son ridicule ; en littérature nous avons déjà assisté (et trop aidé peut-être) à bien des manies ; le démon de l’élégie, du désespoir, a eu son temps ; l’art pur a eu son culte, sa mysticité ; mais voici que le masque change ; l’industrie pénètre dans le rêve et le fait à son image, tout en se faisant fantastique comme lui ; le démon de la propriété littéraire monte les têtes et paraît constituer chez quelques-uns une vraie maladie pindarique, une danse de saint Guy curieuse à décrire. Chacun s’exagérant son importance, se met à évaluer son propre génie en sommes rondes ; le jet de chaque orgueil retombe en pluie d’or. Cela va aisément à des millions, l’on ne rougit pas de les étaler et de les mendier. Avec plus d’un illustre, le discours ne sort plus de là : c’est un cri de misère en style de haute banque et avec accompagnement d’espèces sonnantes. Marot, tendant la main au Roy pour avoir cent escus dans quelque joli dizain, y. mettait moins de façon et plus de grace.
Sur ce point comme sur presque tous les autres qui touchent à la littérature, il ne s’élève pourtant aucun blâme, aucun rire haut et franc : la police extérieure ne se fait plus. La littérature industrielle est arrivée à supprimer la critique et à occuper la place à peu près sans contradiction et comme si elle existait seule. Sans doute pour qui considère les productions de l’époque d’un coup d’œil complet, il y a d’autres littératures coexistantes et qui ne cessent de pousser de sérieux et honorables travaux : par exemple la littérature qu’on peut appeler d’Académie des Inscriptions et qui reste fidèle à sa mission de critique et de recherche en y portant un redoublement d’activité et en y introduisant quelque jeunesse ; il y a encore la littérature qu’on peut appeler d’Université, confinant à l’autre, et qui par des enseignemens, par des thèses qui deviennent des ouvrages, est dès long-temps sortie de la routine sans perdre la tradition. Mais, il faut le dire, avec toute l’estime qu’inspirent de semblables travaux, l’entière gloire littéraire d’une nation n’est pas là ; une certaine vie même, libre et hardie, chercha toujours aventure hors de ces enceintes : c’est dans le grand champ du dehors que l’imagination a toutes chances de se déployer. Or, ce champ libre qui a formé jusqu’ici le principal honneur de la France, qu’en a-t-on fait ? Sa condition d’être commun et ouvert à tous l’a sans doute, à chaque époque, laissé en proie à tous les hasards des esprits. Les différentes formes du mauvais goût, les modes bigarrées, les bruyantes écoles y ont passé ; les fausses couleurs y ont fait torrent. Ce champ, en un mot, a, été de tous temps infesté par des bandes ; mais jamais il ne lui arriva d’être envahi, exploité, réclamé à titre de juste possession, par une bande si nombreuse, si disparate et presque organisée comme nous le voyons, aujourd’hui, et avec cette seule devise inscrite au drapeau Vivre en écrivant. (...)"
Le texte entier de Sainte-Beuve peut se lire sur Wikisource.
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mercredi, 25 septembre 2013
Sur Chatterton, sur l'écrivain maudit, sur l'écrivain subventionné
Le professeur Henri Maugis, dans son introduction au drame Chatterton, d'Alfred de Vigny (Classiques Larousse, 1937), commente la profession de poète...
Le poète, d'après Vigny, demande à la société le droit à la vie en même temps que le droit de rêver, il réclame le pain et les loisirs. Mais la vocation du poète ou de l'écrivain est, comme les autres, une chance à courir et ne saurait constituer un droit, à plus forte raison un privilège pour les protections gouvernementales.
L'art même, sous peine de dégénérer, peut, mais ne doit pas être une source de profit. Comment la société pourrait-elle distinguer à l'avance l'être de génie du médiocre et du parasite ? Ne risquerait-elle pas le plus souvent de faire un marché de dupe, en encourageant des vocations incertaines quand elles sont sincères, intéressées quand elles sont hypocrites et mensongères ? On se plaint aujourd'hui de l'abus des concours et des prix littéraires qui n'avantagent pas toujours les plus méritants et dont les lauriers sont le bénéfice des relations et de l'intrigue au moins autant que la récompense du vrai talent. Qu'adviendrait-il si, avec tous les aléas de la politique, la distribution de cette manne officielle était confiée à quelque ministère des loisirs, voire au chef de cabinet d'un ministère d’Éducation nationale ? Ce serait un nouvel empiètement de la "République des camarades" avec ses abus si souvent dénoncés. L'Etat-Providence peut être considéré comme parfaitement incompétent pour deviner, prospecter et subventionner les vocations littéraires et artistiques. L'exemple au XVII° siècle du médiocre et plat Chapelain, distributeur des grâces et des pensions royales, sorte de sous-secrétaire d'Etat des beaux-arts in partibus ne prouve-t-il pas suffisamment le danger et l'injustice qu'il peut y avoir à confier à quelque Directeur des lettres la charge de juger les écrivains, de reconnaître les talents et de répartir les récompenses et les faveurs "du Prince" ?
Nul mieux que Sainte-Beuve, à propos précisément du drame de Chatterton, n'a souligné les périls d'une pareille revendication : "le danger est trop grand, écrivait-il en1864, en voulant favoriser le talent, de fomenter ou d'exciter du même coup la médiocrité ou la sottise. Prenez garde qu'elles ne s'élèvent par essaims, et que la nuée des moucherons et des frelons n'évince et n'étouffe encore une fois les abeilles. Et puis, pour parer au mal, il faudrait, à la tête de cet ordre de la société et dans les premiers rangs du pouvoir, je ne sais quel personnage de tact, de goût à la fois et de bonté, qui choisît, qui devinât, qui sût, qui fût comme s'il était du métier et qui n'en fût pas, qui aimât les belles choses pour elles-mêmes, qui discernât les talents, qui les protégeât sans leur rien demander en retour, ni flatterie, ni éloge, ni dépendance... un Mécène comme il ne s'en est jamais vu..."
Plus loin :
Vigny possède cette foi romantique dans l'apostolat social du poète. Les espérances de réforme sociale et d'émancipation intellectuelle, déçues dès le lendemain de 1830 par la monarchie très positive et matérialiste de Louis-Philippe, trouvèrent en Vigny un défenseur indigné, dont la grande voix de missionnaire, du fond de sa noble solitude, jette un cri d'alarme et fait entendre une véhémente protestation où il y a moins de colère que de pitié. Car ce dont au fond il s'agit, c'est de sauvegarder les élites, de sauver les droits de l'intelligence, écrasés par la seule discipline du nombre, étouffés par une civilisation sans idéal, toute aux jouissances matérielles ou aux rivalités sans grandeur. Vigny, comme Lamartine, ne croit pas au progrès fondé uniquement sur l'amélioration du bien-être et l'assouvissement de la bête humaine. Le mal qu'il dénonce n'est donc pas simplement une révolte passagère, une attitude romantique, mais il y voit le conflit éternel qui sépare le monde, soumis aux intérêts prosaïques, du penseur idéaliste et du philosophe désintéressé. Les peuples ont besoin de pain, mais aussi d'idées pour se conduire, d'idéal pour s'élever sur le plan vraiment humain. Le progrès n'est pas dans la mécanisation de l'existence, mais dans les consciences et dans les cœurs. L'économique n'est pas tout : la vie de l'esprit est un besoin, une jouissance, en même temps qu'une dignité. Qui pourrait nier l'actualité d'un si noble point de vue, dans une heure aussi tourmentée que la nôtre, où le poète, c'est-à-dire le penseur, est, comme le souhaitait injustement Platon, chassé de la chose publique en proie aux professionnels de la politique ? Le monde, ayant perdu la notion des valeurs spirituelles, semble reconnaître amèrement que les seuls perfectionnements dus aux applications pratiques de la science n'ont apporté aux hommes ni la bonté ni même le bonheur. Et voilà pourquoi la plainte si chimérique de Chatterton nous trouble pourtant et nous émeut. Entre les deux camps, celui des êtres grossiers, des habiles et des profiteurs, à qui vont le plus souvent les honneurs et l'argent, et celui des êtres délicats et fragiles qui vivent pour le rêve, pour la justice et pour l'amour, et que meurtrit ou brise la loi moderne d'airain, Vigny, avec tout l'élan d'une pitié attendrie et frémissante, a pris délibérément parti. Et son exhortation a gardé, à travers quelques outrances, de tels accents de sincérité et de grandeur que, nous aussi, ne pouvons pas, dans ce drame du suicide et de la mort, ne pas être pour les faibles contre les forts et ne pas préférer à l'égoïsme des puissants, à la dureté des bourreaux, le malheur pitoyable et fier des victimes et des vaincus.
(Henri Maugis, 1937)
Sur l'éventuelle profession d'écrivain, AlmaSoror a déjà commis :
Et sur Alfred de Vigny :
Fin d'un amour, rue de Bourgogne à Paris
Le temps de Vigny : Chatterton
Sur la littérature :
Littérateurs décadents du XIX°siècle vus par Romain Rolland
Calme du coeur. Les vents suspendus... L'air immobile (Jean-Christophe, de Romain Rolland)
Et enfin, le croiriez-vous ? L'abbé Prévost osait comparer....................................................
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