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samedi, 17 mars 2018

Requiem pour la personne que je n'ai pas rencontrée

Introït

Laisse-moi reposer dans la lumière de ce jour sans fin, comme je te laisse errer dans ta nuit incomplète.
Tes deux visages ressemblent au mien, féminin et masculin.
Nous aurions marché, main dans la main, aux cris des enfants et des mouettes,
aux abords des écoles et sur les plages océanes.

Kyrie

Le maître du temps nous domine ; ton ombre se réfléchit sur le mur. Au maître des lieux nous devons la dîme ; mon ombre approche la tienne. Le seigneur des apôtres illumine ; ta silhouette échappe à la mienne.

Graduel

Je me penche sur ton corps, comme une mère sur son enfant, comme la sage-femme stérile sur l'enfant qu'elle a tiré du marasme d'une autre. Je me penche sur ton cœur, telle l'exégète du papyrus des Esséniens.

Trait

De nos faims insatiables, veuille la mort nous absoudre ! De nos désirs de chair, dame à la faux, fais des plaisirs de pierre. Toutes nos soifs étanchées n'auront jamais de suite ni de partage dans ton lit clairsemé.

Séquence

Jour des jours, jour de gloire et de paix, jour de suspense et de mystère, que ce jour où j'ai senti ton existence. Jour de la première attente, chaque jour qui suivit fut jour d'attente. Jour de la deuxième attente, jour de la troisième attente. Au jour de la centième attente, le climat de mon cœur avait connu tous les orages et toutes les pluies, tous les soleils aussi. Jour de toujours et de jamais, éternel jour qui précède un lendemain de chimère.

Offertoire

Maîtres ès psychiatrie et neurologie, qui déambulez dans la chambre blanche de l'hospice en bordure de ville, accordez-moi la suprême délivrance de l'oubli. Daignez mettre un terme à mon obsession, afin que ni mon cortex, ni ma raison ne retiennent plus la flamme de la personne qui ne sait où je suis. Vous qui maniez les armes chimiques au fond des tranchées de gliales, sachez poser sur mon cerveau le baume intègre qui me délivrera de l'amour des spectres. Tenez vos promesses, sur mes douleurs posez vos compresses, maîtres ès neurologie et psychiatrie.

Sanctus

Vive, vive, vive la molécule qui sauve les esprits de leur prison de pensées noires. Vive, vive, vive la molécule dérisoire !

Agnus dei

Homme en blouse blanche, qui possèdes le diplôme, graphes les ordonnances et piques les veines, obtempère ! Donne-moi le repos. De ma frayeur, de ma souleur, de ma langueur, purifie-moi.

Communion

Le rayonnement d'une lumière douce évoque le premier repas des hommes. Le rayonnement d'une lumière douce convoque l'innocence du nourrisson.

Absoute

Au-delà de moi, pour tous les autres, amants de sirènes absentes, amantes de fantômes imprenables, au-delà de moi j'invoque la liberté, la délivrance et la fraternité.

Subvenite

Prenez cette image à laquelle j'ai tant rêvé, prenez ce corps imaginal, prenez ces lèvres qui ne m'ont point baisée, prenez cette caresse qui ne m'a jamais effleurée. Que le songe amoureux qui me hantait s'élève dans les éthers nomades et parcourt toutes les distances ineffables.

In paradisum

Écoutez ce chant qui descend sur le cimetière. Écoutez ces pas qui accompagnent nos pas. Écoutez ces antiennes d'un chœur lointain. Écoutez : l'inconnu surgit en chacun.

Pie jesu

Sempiternelle, notre valse avec celui que nous aurions dû être, sempiternelle. Blanche, l'étreinte avec celui qu'on aurait pu aimer, une étreinte blanche.

Edith de CL 14-15 mars 2018

 

 

jeudi, 05 décembre 2013

De la lettre de cachet de l'Ancien régime à l'internement abusif du Nouveau

D'Un martyre dans une maison de fous, de Karl-des-Monts, nous avions déjà publié un extrait sur la Province.

Nous disions :

Karl-des-Monts écrivit en 1863 son "Martyre dans une maison de fous", après plusieurs internements psychiatriques dus à ses opinions ultramontaines exacerbées. Ces internements abusifs ne lui ont pas fait perdre sa verve, dont il a alors usé pour expliquer au monde comment on fabrique les fous, et comment on les traite, en France, au XIX°siècle.

Le Martyre dans une maison de fous est essentiellement composé de lettres à une femme qu'il aime.

Voici maintenant deux fragments sur les asiles et les médecins psychiatres. Il y conspue le diplôme de médecin-psychiatre, qui met le diplômé dans un statut de toute-puissance face au "patient", et émet l'idée que l'internement abusif a remplacé la lettre de cachet de l'ancien régime.

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"Ce que je ne puis comprendre, ma chérie, c'est qu'il ait jamais pu venir à la pensée  de ces eunuques de la science qu'on nomme les médecins, qu'ils pourraient rendre la maison aux pauvres diables qui en ont encore moins qu'eux, en les ensevelissant sous ces formidables murailles noirâtres, où tout est sombre, les lieux et les hommes, où tout est sinistre, l'espace et les physionomies. Rien qu'à voir ces cages de pierre toutes salies, toutes souillées, toutes tachées, qu'éclaire à peine la lumière tremblante et indécise d'un soupirail ; rien qu'à entendre, au fond de ces bouges, ce troupeau de brutes grotesquement habillées, égarées, débraillées, hébétées, abruties, on est frappé de terreur et de dégoût ; mais qu'est-ce, mon Dieu ! quand on se voit incrusté dans ce ramassis d'êtres ignobles, jeté dans cette tourbe hideuse, repoussante, où la férocité, le cynisme et la grossièreté crapuleuse grimacent sur toutes les figures ? Non ; quiconque n'a pas, au fond d'un cabanon de fous, senti rouler dans ses veines les lames du désespoir, ne sait ce que c'est que la douleur... On souffre là ce que fois souffrir un pauvre chien vivant dont un médecin charcute les nerfs sous le peu galant prétexte d'arracher aux tortures de cet animal le secret des vapeurs d'une jolie femme. - Le désespoir vous y tenaille le cœur".
(Lettre VII)

"Oui, mon amour, il est monstrueux que, dans une société bien organisée, il se trouve une profession dont chaque membre puisse se transformer, à toute heure, en un magistrat anonyme, et, qui pis est, en un magistrat clandestin, ou plutôt former à lui seul, un tribunal, et un tribunal sans appel ! Oui, il est monstrueux qu'à un moment donné un individu quelconque n'ait besoin que d'un trait de plume pour en rayer un autre de la liste de ses semblables ! Oui, c'est une bien criante énormité qu'il suffise au premier venu, parce qu'il sera pourvu d'un morceau de parchemin, obtenu Dieu sait comme, de tracer au bas d'une feuille de papier les quelques lettres de son nom pour ouvrir ou sceller une tombe sur la tête d'un être vivant ! Mais ce que je trouve bien plus renversant encore, c'est qu'un aussi incompréhensible abus se renouvelle quatre ou cinq fois l'an chez une nation qui dépense idiotement des millions, chaque année, pour allumer des lampions en l'honneur de la prétendue destruction de l'arbitraire sur le sol béni des dieux ! Je te le demande : pouvons-nous sérieusement nous vanter de nous être affranchis du régime du bon plaisir et des lettres de cachet, alors qu'on arrache impunément de sa demeure, en plein jour et au su de tous, un individu dont le seul crime est de déplaire à sa famille ou au gouvernement, et cela, non pas seulement pour le précipiter, comme autrefois, dans un cachot, mais bien, ô comble de l'horreur, pour le métamorphoser, après d'indescriptibles tortures, en une bête fauve ou une bête brute, en un fou furieux ou un idiot ? Que de pièges, que de chaînes, que d'embûches machiavéliquement cachées sous ces mesures d'exception qui semblent seulement faites pour soulager l'aliéné ! Qu'est-ce que cet acte d'accusation rédigé sous le manteau de la cheminée, et donné, de la main à la main, à un tiers officieux, sans preuves vérifiées, sans pièces communiquées, sans allégation discutée ? Qu'est-ce que cet accusateur qui reste toujours invisible, inaccessible, insaisissable pour l'accusé ? Que dire de ce prévenu qui, distrait de ses juges naturels, muré, bâillonné, étouffé par la sauvage théorie médicale de l'isolement absolu, se trouve, comme les victimes cloîtrées que défendit le grand Pascal, sans oreille pour ouïr, sans bouche pour répondre, sans avocat pour le protéger, sans public pour le soutenir et le venger ? Que sont devenues toutes ces formes protectrices de l'inviolabilité individuelle dont le législateur a si sagement hérissé les préliminaires de l'instruction judiciaire ?"
(Lettre VIII)

Karl-des-Monts, Un Martyre dans une maison de fou, Bruxelles, 1863

Sur AlmaSoror :

L'ouverture de Métrodore

La faculté de médecine au XIX°siècle

Autre extrait de Karl-des-Monts

jeudi, 05 septembre 2013

Sans peur et sans remède

 

jeudi, 13 août 2009

La liberté mentale en Europe

 

 

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« Notre conception humaniste du droit empêche de punir les hommes d’une façon préventive, avant qu’ils aient commis un méfait : la liberté qu’on leur accorde interdit de les assimiler à un animal nuisible, à un serpent venimeux ou à un chien atteint de rage. »
Chaïm Perelman

Les pays de civilisation occidentale développent à la fois une solidarité sociétale élaborée et les libertés civiles. Ils sont partagés entre deux tentatives : prescrire la vie de chacun selon des normes correspondant au meilleur du développement ; ou favoriser l’expression d’expériences variées, de talents créateurs.
Les questions de santé mentale se situent là où la liberté individuelle et la surveillance sociale s’opposent le plus. La psychologie et les sciences de la santé mentale cherchent à distinguer l’attitude juste de celle qui outrepasse la norme de bienséance. La surveillance de la santé mentale est entrée dans les écoles, dans les entreprises, dans les Cours de justice, et s’immisce, par ces biais, dans de nombreuses vies.

Ordre et civilisation

Comment gérer efficacement des millions d’individus, libres dans l’expression de leurs désirs et divers dans leurs choix de vie ? Il est naturel à un système administrant et sécuritaire de chercher à normaliser les gens, afin de traiter efficacement la multitude de cas individuels. Cette grande organisation ne manque pas de bienfaits. Elle assure à chacun un traitement égal, conçu d’après des besoins mesurés à l’aune du plus grand nombre.
Pourtant, quand la mesure du plus grand nombre s’impose avec force, inéluctablement un certain nombre d’individus souffrent sans recours de ce « bien » écrasant, étranger à leur être, qu’on veut leur imposer. Lorsqu’il s’agit de santé mentale, ces personnes sont touchées au plus profond de leur intimité : la pensée, la relation à son corps, le rêve, les croyances sur l’univers.

Administration et organisation sont toujours normatives, et de ce fait, malgré leurs avantages, toujours liberticides. Pourtant, la pensée radicale et le rêve forment des composantes essentielles de la civilisation, de la liberté. Nos héros des temps passés, rêveurs, créateurs, novateurs, n’auraient pas échappé, dès l’école primaire, aux diagnostics destructeurs des personnes chargées de la santé mentale. L’intrusion à l’excès de la société chez l’individu ne reflète pas un niveau élevé de civilisation, mais d’ordre.

Déviances et contextes

Il est facile d’être déviant : il suffit que la voie soit très étroite. Quand l’ordre social est serré, les personnes qui s’en écartent sont vues comme pathologiques. Dans une société qui exige peu de conformisme, les gens peuvent plus aisément développer des comportements variés.
La norme psychologique d’une époque est témoin de sa nullité autant que de sa beauté. La norme change avec la société. Le malade d’une époque peut-être un héros ou un bon citoyen à une autre. Devons-nous « soigner » tous ceux qui ne sont pas de leur époque mentale ?

Quand les éducateurs ont besoin de bras, ils mésestiment les enfants réfléchis et calmes. S’ils ont besoin de calme, ils conspuent la vivacité et l’énergie. L’hyperactivité est une maladie enfantine nouvelle qui consiste à crier, pleurer, taper, à ne laisser aucun répit aux adultes. En d’autres époques, cette vitalité aurait été appréciée, parce qu’elle aurait été utile. Mais quand l’école consiste à demeurer assis de longues heures entrecoupées de récréations dans de petites cours bétonnées, quand les appartements citadins ne permettent pas de liberté de mouvement, comment l’enfant énergique et libre ne paraîtrait-il pas déséquilibré ?

Dans un village de cultivateurs au Mexique, un villageois, à cause de son impotence pour la vie des champs, était vu comme un demi idiot par les villageois ; il passait cependant ses journées à compiler par écrit leur culture nahuatl millénaire.

Au regard de la pensée amérindienne, les hôpitaux psychiatriques ne peuvent être que le reflet monstrueux d’un monde totalitaire où l’esprit et le corps sont enchaînés ; ou l’on appelle les chamanes des schizophrènes.

Il n’y a pas de certitude psychiatrique. Plutôt que de tenter à tout prix de réaliser un monde parfait, cherchons à laisser le maximum de gens imparfaits vivre à leur guise.
« Ce qui aurait dû mourir avec le communisme, c'est la croyance que les sociétés modernes peuvent être gouvernées selon un seul principe, qu'il s'agisse de planification collective ou de libre jeu de marché, » note le philosophe canadien Charles Taylor, et l’on pourrait élargir sa pensée à la gestion psychologique de la société.

Troubles mentaux ou troubles sociétaux

Certes, on ne va pas laisser des fous faire n’importe quoi sous prétexte que tout est relatif. La santé mentale pose la question de la responsabilité. Celle de l’individu face à la société ; celle de la société face à l’individu. Mais, de même qu’il n’est pas difficile d’avoir l’air coupable face à un juge, il n’est pas difficile de paraître malade face à un docteur… Le diagnostic médical, comme le jugement, disqualifie la parole de la personne en observation.

Les valeurs peuvent être différentes sans être criminelles. Interdire l’inceste, saine résolution, n’implique pas d’imposer des modes de relations familiales. Les psychologues prônent aujourd’hui sévèrement que les parents ne dorment pas avec leurs enfants. C’est pourtant chose fort répandue dans toutes les sociétés du monde où la maison familiale ne possède qu’une couche, et ce l’était également dans les fermes d’Europe il y a peu.
A force d’organiser une gestion humaine parfaite, qui prend en compte tous les aspects de la vie, nous planifions l’annihilation totale de la liberté individuelle et de conscience. Définir précisément ce qu’est l’humanité, la société, l’individu, la santé mentale, revient à imposer une idéologie, une vision du monde qui périme toutes les autres.

Lorsque nous nous protégeons de qui met en danger la vie d’autrui, et aidons les gens malheureux à mieux respirer dans notre monde, demandons nous à quel point nos rues doivent être normales, à quel point nos vies doivent être lisses. La présence des gens « fous » dans notre sphère de vie quotidienne est vitale pour eux, mais aussi pour toute la société, parce qu’ils étirent l’espace de vision, de pensée et d’attitude. Nos exclus, nos parias, nos fous représentent nos plus grandes peurs. Être en quête obsessionnelle d’équilibre, n’est-ce pas être encombré en permanence de pensées qu’une personne « équilibrée » n’aurait jamais ? On emploie l’expression de « personnes atteintes de troubles mentaux. » Mais vivre, n’est-ce pas, justement, être atteint de graves troubles mentaux qui ne guériront que dans la mort ?

Psychiatrie et Incertitudes

Au sein d’une famille, d’un Etat, les anormaux et les déviants ne sont pas rentables. L’acceptation ouverte de ces gens, dès lors qu’ils ne posent pas de danger grave, représente la garantie que nous avons d’autres valeurs que le contrôle total et la rentabilité, d’autres aspirations que le fonctionnement optimal des choses, d’autres envergures intellectuelles que la certitude de ce qui est et de ce qui n’est pas comme il faut.


Selon l’Organisation mondiale de la santé, « Good health is a state of complete physical, mental and social well-being, not merely the absence of desease and infirmity ». C’est très vrai ; mais c’est si flou qu’il faudrait décider de renoncer à jamais à établir des normes européennes pour la santé mentale.
Qui peut ôter à autrui la liberté d’être soi ? Aux égarements individuels, ne répondons pas par la folie du contrôle total.
Ne croyons pas que nous progressons parce que nous quittons une erreur pour entrer dans une autre. Il n’y a sans doute pas de progrès. Il n’y a sans doute pas de régression. Il n’y a peut-être que la vie, ce grouillement impulsif, et la prison mentale des humains, dont la forme des barreaux change au gré des générations.


Edith de Cornulier-Lucinière, Paris