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samedi, 25 avril 2009

Discours de Dortmund

Fragment

La rubrique Fragment offre des morceaux de textes classiques, connus ou inconnus, qu'il est heureux de relire.
LE DISCOURS DE DORTMUND

Les papiers
de Stresemann, vol. 1
La bataille de la Ruhr,
la conférence de Londres, 1923-1924,
Traduction de Henri BLOCH et Paul ROQUES, Paris, Plon, 1932


21 février 1923

« Si l’existence de l’Allemagne est nécessaire à l’Europe, si l’Europe est indispensable au monde, il faut qu’une autre atmosphère règne autour de nous »

Gustav Stresemann, 23 novembre 1923

Gustav Stresemann, député allemand, se rend à Dortmund, dans la Ruhr, le 21 février 1923 pour protester contre l’occupation par les Français de ponts dans la Ruhr et la publication d’une note franco-belge du 9 février interdisant la présence de ministres allemands dans le bassin de la Ruhr.
Gustav Stresemann voulait éviter à tout prix la montée en puissance des "communistes" et des "racistes" (nazis) en Allemagne.
Ce discours nous éclaire sur la façon dont les hommes du début du siècle vivaient les drames que nous connaissons de loin.


Pendant la guerre on lançait dans nos lignes des tracts, dans lesquels on expliquait à nos soldats qu’ils combattaient pour une cause injuste. Beaucoup l’ont cru. Ils ajoutèrent foi à ce mensonge, que nos ennemis ne combattaient pas contre le peuple allemand, mais pour la démocratie, qui nous délivrerait d’une tyrannie insupportable ; ils ajoutèrent foi à l’assurance que, lorsque nous aurions changé la forme de notre gouvernement, l’ennemi nous tendrait la main et que, comme disait Wilson, il n’y aurait plus ni vainqueur ni vaincu. Les ennemis nous promettaient le droit de disposer de nous-mêmes, et une décision équitable au sujet de nos colonies ; ils affirmaient que pour le monde entier le militarisme allemand était un cauchemar, qu’une ère nouvelle de la civilisation allait commencer. Ces paroles, des milliers d’Allemands les entendirent et les crurent. Au retour de nos troupes on a pu même lire dans une ville l’inscription suivante : « Soyez les bienvenus, vaillants soldats, Dieu et Wilson se chargeront du reste. »

Or, qu’est-il advenu ? Le monde est-il délivré du cauchemar du militarisme, maintenant qu’il n’y a plus d’armée allemande ? A-t-on désarmé, lorsque l’Allemagne eut livré ses armes ? Beaucoup de gens ont déclaré qu’il n’était pas moral de construire des sous-marins pour couler des vaisseaux ennemis. Mais les autres nations ne construisent-elles pas des sous-marins, après nous les avoir interdits ? Ne se vantent-elles pas d’augmenter leur flotte aérienne et de fabriquer des explosifs dont l’effet ne peut être surpassé ? Et tout cela ne se fabrique certes pas pour le progrès de l’humanité. Tout ce que nos adversaires nous ont reproché et qu’ils disaient dirigé contre l’humanité, ils s’en servent maintenant. Tout ce qu’ils nous ont conté n’était que mensonge ; nous avons été fous de ne pas nous boucher les oreilles avec de la cire, d’avoir écouté ce chant de sirènes et d’avoir déposé les armes avant conclusion de la paix. Celui qui n’en veut ni à notre droit, ni à notre liberté, n’a pas à craindre l’Allemagne ni maintenant, ni dans l’avenir. Les puissances signataires du traité de Versailles, qui nous ont poussés à déposer les armes, sont par conséquent moralement responsables de la situation actuelle de l’Allemagne. (…)


Gustav STRESEMANN

Suite à ce discours, Gustav Stresemann est contraint de FUIR la Ruhr avec un faux passeport...

samedi, 18 avril 2009

Cas de consciences & conscience des cas

Avortement, euthanasie, vie animale

 

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Edith de Cornulier Lucinière

 

Les bases minimales universelles existent-elles ?

Comment se mettre d’accord sur ces thèmes insolubles que sont l’euthanasie (ou suicide assisté), l’avortement, et la question du respect de la vie animale ? La visite d’autres sociétés du monde ne nous aide nullement : certaines sont vastement infanticides ou pratiquent des sacrifices humains. D’autres refusent tout crime animal ou humain.

 

Souvent, ce ne sont pas les mêmes personnes qui défendent le droit à l’euthanasie, à l’avortement et à la consommation animale. C'est-à-dire que ce ne sont pas les mêmes personnes qui défendent les fœtus, les animaux et qui interdisent l’aide à la mort. Il n’y a donc pas de gens qui défendent la vie à tout prix, mais plutôt des gens en désaccord sur les frontières de la vie, de la mort et de la valeur des êtres.

Leur point commun est qu’ils disent défendre la vie tandis que les arguments d’en face font appel à la santé, à la liberté, ou à la tradition.

 

La mésentente autour de ces sujets est irréparable, parce qu’ils touchent à des choix intérieurs éthiques qui ne peuvent être prouvés universellement, par la science, par le sentiment ou par le droit. Le respect de la vie est toujours la valeur inaliénable invoquée. Mais où la vie commence-t-elle ? Quand est-elle sensible ?

Mon but n’est pas de répondre à ces questions abyssales, mais de les formuler. Juxtaposées, il me semble que les urgences et les libertés qu’elles engagent prennent sens.

 

Être au monde et être possédé

l’animal humain et les autres animaux

Comme dans le jaïnisme – une religion indoue -, pour un certain nombre de gens, être auteur de la mort d’un être quelconque est bien plus grave que n’importe quoi. Or, ni la science, pas plus que les religions ou le droit, ne peut mesurer la valeur inaliénable d’un individu, et affirmer la supériorité ou l’égalité des humains avec les autres animaux.

Les non spécistes étendent la question du respect de tout individu humain et prônent un humanisme élargi aux autres animaux. Pourquoi la valeur inaliénable de la vie serait-elle spécifiquement humaine ?

La possession de l’autre, c’est la dépossession forcée de lui-même. Les animaux s’appartiennent-ils à eux-mêmes ou nous appartiennent-ils ?

 

Avortement : Frontières et entremêlements des corps

Où commence mon corps ? Ou commence et finit celui de l’autre (de l’homme qui a fécondé, de l’enfant embryon) ?

Le corps a-t-il des limites externes ? Dans ce cas le père n’a aucun droit sur l’embryon, qui n’appartient pas à son propre corps, bien que d’une certaine façon il en soit un « prolongement ».

Le corps a-t-il des limites internes ? Dans ce cas, la mère n’a aucun droit sur le bébé qu’elle porte, et, même si elle ne le désire pas, doit cohabiter avec lui comme nous le faisons entre humains, malgré nos aversions.

Le respect du « corps élargi » du père, qui lui donnerait un droit sur le fœtus, s’oppose au respect du corps de la mère. En protégeant le choix du père on met la femme à sa merci. Mais en protégeant celui de la femme, elle devient toute puissante sur la question de l’enfant à naître.

Outre le problème du droit du (futur) père, s’opposent le droit à la vie du fœtus et le droit à disposer de son propre corps de la femme.  Surgit alors une question de santé publique et de responsabilité collective : pourquoi la femme subirait-elle seule les conséquences biologiques de comportements sociétaux répandus (manque d’éducation sexuelle, domination masculine, viol) ? Dans quelle mesure une urgence de vie (le fœtus) peut prévaloir sur une urgence de liberté (la liberté de la femme) ? La vie sans la liberté n’est-elle pas une vie mutilée ?

 

Euthanasie : droit à la mort

Possédé-je mon corps ? Mes intentions de vie et de mort doivent-elles être prises en compte au nom de ma liberté ?

Dans quelle mesure l’Etat, la société peuvent prendre des décisions concernant mon corps ? Peuvent-ils empêcher la vie (animaux, fœtus) ou la mort (euthanasie) ?

Les pratiques sexuelles à risque (SM) posent le problème du droit à disposer de son propre corps au nom de notre liberté.

L’euthanasie pose cette même question, au nom cette fois de notre souffrance.

La question de l’euthanasie est moins épineuse, car la victime et le bénéficiaire sont la même personne.

 

Le crime est-il sacré ?

Peut-on respecter et tuer ou doit-on toujours protéger

ce qu’on respecte ? Les bisons chassés et les humains sacrifiés, chez les nord-amérindiens, étaient tout aussi respectés que ceux qu’on ne tuait pas. On peut alors tuer

un être en grande souffrance, ou ôter la vie à un fœtus,

en sachant que l’on commet un crime avec respect, par ce qu’on agit au nom d’autres valeurs que le respect de la vie.

Mais la porte du crime est dès lors ouverte.

 

Débattre et se battre

Est-on condamné à rester sans réponse, et à débattre ?

Dans ce cas, le salut réside dans les conditions du débat : accepter de débattre, même si nos valeurs sont mises à mal. Et débattre, se battre pour ses idées, en essayant au mieux de comprendre et de respecter celles des autres.

 

mercredi, 15 avril 2009

de la supériorité des athéniens sur les spartiates

Fragment

La rubrique Fragment offre des morceaux de textes classiques, connus ou inconnus, qu'il est heureux de relire.

 

Les Corinthiens reprochent aux Lacédémoniens (habitants de Sparte) de ne pas les défendre contre les Athéniens. Ils comparent la passivité de Sparte à l'esprit d'entreprise d'Athènes. C'était il y a deux mille cinq cents ans.

 

Thucydide
La Guerre du Péloponnèse
Traduction de Denis Roussel

"Entre eux et vous, quel contraste ! Vous ne vous ressemblez en rien. Ils sont novateurs, prompts à concevoir, prompts à réaliser ce qu'ils ont décidé. Vous ne songez, vous, qu'à maintenir l'état des choses existant. Jamais il ne vous vient une idée neuve et, au moment d'agir, vous manquez même à l'indispensable. Leur audace dépasse leurs moyens ; ils risquent plus que de raison et, dans les moments critiques, ils gardent bon espoir. Chez vous, les entreprises restent en deçà des moyens ; vous vous défiez même des plus sûrs avis de la raison et, aux heures de péril, vous pensez n'en jamais sortir. Ils se plaisent dans l'action comme vous dans les atermoiements. Ils partent volontiers pour les pays étrangers, tandis que vous tenez par-dessus tout à rester chez vous. Ils comptent, en partant, accroître leurs possessions. Vous craignez de compromettre par de telles expéditions jusqu'à vos biens acquis. S'ils l'emportent sur l'ennemi, le plus qu'ils peuvent, ils poussent leur avantage, et, en cas d'échec, ils cèdent le moins de terrain possible. En outre, si l'Athénien sait, plus que tout autre, faire don de sa personne à la patrie, nul ne sait aussi bien que lui conserver, en se dépensant pour elle, toutes les ressources de son jugement propre. Quand ces gens n'atteignent pas l'objectif qu'ils s'étaient fixé, ils ont l'impression qu'on les dépouille de ce qui leur appartient, et, si une expédition vient à leur rapporter quelque avantage, c'est pour eux un résultat médiocre en comparaison de ce qui leur reste à faire. S'ils viennent à échouer dans quelque tentative, c'est pour eux un manque à gagner qu'ils compensent par de nouvelles espérances. La rapidité avec laquelle ils entreprennent ce qu'ils ont décidé fait de ce peuple un cas unique : chaque fois qu'ils forment un dessein, l'espérance et la possession pour eux ne font qu'un. Pour arriver à tout cela, ils peinent leur vie durant dans les travaux et les périls. Ils profitent fort peu de leurs possessions, occupés qu'ils sont à acquérir toujours. Les jours de fête, pour eux, sont ceux où ils font ce qu'ils ont à faire et les loisirs de l'inaction leur sont plus pénibles que le tracas des affaires. Bref, on pourrait justement caractériser les Athéniens par une formule et dire qu'il est dans leur nature de ne pas rester en repos et de n'en pas laisser aux autres."

vendredi, 10 avril 2009

Libérer l'anima

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Le cogito renversé

Pour cesser d’infliger souffrances et tueries aux animaux, pour quitter notre  propre mort-vivance, il faudrait renverser le cogito ; renoncer à croire cogito ergo sum, je pense donc je suis, et dire désormais : sum ergo cogito : je suis, donc je pense.

René Descartes avait raison à l’envers : certes la pensée et l’existence sont entremêlées. Mais les mots l’avaient tellement coupé de lui-même et de l’univers qu’il avait besoin de les entendre dans sa tête pour tenir la preuve de son existence. Il n’avait pas vu que mépriser le corps, c’est amputer l’esprit ; que l’esprit qui s’extrait du corps se suicide.

La pensée ex mundo, cérébrale, dissociée de la matière, brime une partie de l’être humain en le coupant de son nid terrien ; l’intellect en est diminué. Une pensée vivante, puissante, est une pensée qui accepte de jaillir du monde et d’être aspirée par lui.  L’esprit doit être chevillé au corps pour se déployer, refléter la vie, la comprendre de l’intérieur.

Penser, c’est être. Exister, c’est penser.



Asipirer à, tendre vers…

La contemplation des choses vivantes nous  donne l’occasion d’observer le désir d’être au monde, de s’épanouir. Un animal – ou une plante – a des aspirations (marcher ; croître…) ; cela n’est-il pas suffisant pour que les humains qui visent à une conduite respectable s’attachent à laisser vivre cette action de tendre vers… ? Être respectable, n’est-ce pas être respectueux ? Au fond de nos forces vitales gît le désir de ne pas entraver cette aspiration à vivre. Mais l’humain adulte tente d’enfermer les êtres et les évènements dans une pensée cassante pour échapper à sa propre condition animale, faite de désir et d’inquiétude, d’émotion et de nudité face au monde…  Le regard se meut dans l’espace, cherchant à construire une raison et une folie, un Nord et un Sud, une prison confortable qui briserait l’immensité de la liberté, atténuerait ses joies et ses douleurs. La certitude vertigineuse que donne à certains hommes le maniement de mots abstraits les pousse si loin dans la contemplation d’eux-mêmes qu’ils émettent une hiérarchie des êtres, au sommet de laquelle ils se situent.

 

Libérer l’anima

Pourtant, les classifications n’ont d’intérêt que si elles demeurent des moyens. Une science qui s’établit comme la vérité d’après laquelle nous devons vivre est vidée de sens et rend le monde stupide. Si nous considérions l’homme, non plus en fonction de l’idée que nous nous faisons de sa grandeur, mais selon l’expérience que nous avons de sa souffrance et de ses aspirations, nous en aurions une connaissance ancrée dans le réel. Et peut-être qu’alors, notre compassion serait tellement vraie et vaste qu’elle pourrait embrasser les autres espèces sans que notre amour de la nôtre en soit diminué. Laissons les êtres exister, laissons-les jouir du monde, et nous respecterons notre espèce, non parce qu’elle est supérieure aux autres, mais parce que, comme les autres, elle est, et souffre, et aime. Comme Descartes, le latin reconnaissait deux âmes, l’animus, souffle vital qui anime les corps animaux, et l’anima, qui représente la substance immatérielle, spirituelle – la conscience. Et si nous les unissions en un seul concept, qui désignerait le témoignage de la vie et de sa tension intense ?

Libérez les animaux ; vous libérerez votre anima.

 

Edith de Cornulier Lucinière

dimanche, 05 avril 2009

L'étrangère aux yeux bleus

Fragment

La rubrique Fragment offre des morceaux de textes classiques, connus ou inconnus, qu'il est heureux de relire.

Un chamane tchouktche (peuple de Sibérie), dont le fils a épousé une ethnologue, découvre avec horreur et stupéfaction ce qu'est l'écriture.

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L´Étrangère aux Yeux Bleus
traduit par Yves Gauthier
Babel, Actes Sud 2001, page 89

(photo : Marie-Claire Bordaz par Isa Ferrier)

 

 

« Quant aux livres savants qui appartenaient à sa belle-fille, ils n´avaient que de vagues rapports avec une vérité brumeuse et confuse, à en juger du moins par les explications qu´elle  donnait. En revanche, il en était de bien curieux, tel ce gros livre sur les langues des peuples de l´Arctique, publié par le Cercle d´études de l´Institut des peuples du Grand Nord. Les mots y figuraient découpés en différentes parties. Cela stupéfiait Rinto. Un mot vivant, sorti d´une bouche comme un oiseau de son nid pour prendre librement les airs, avait été abattu en plein vol et gisait écartelé sur une page blanche, taillé en quartiers comme un renne après le dépeçage. Mais une chose était de découper un animal, autre chose était de s´attaquer à un mot! Cela revenait à mettre en pièces un être humain, à le priver de son unité. Pareille pratique n´était pensable que sur un mort. Aussi à contempler tous ces mots tchouktches écartelés sur le papier, Rinto se voyait dans un cimetière. Mais un miracle se produisait! Quand Anna balayait la page blanche avec ses yeux qui courraient le long des lettres noires et qu´elle en faisait la lecture à voix haute, les mots morts ressuscitaient et s´emplissaient de sens. Fixer sur le papier des mots pour les faire revivre, c´était, bien sûr, un grand miracle. Cependant, le miracle de la résurrection ne se produisait que si les yeux appartenaient à une personne sachant lire. En son for intérieur, Rinto enviait son savoir."

 

mercredi, 01 avril 2009

Le roman de la conversion

 

Le roman de la conversion

 

C’est la Traduction qui parle à la première personne et qui nous raconte le roman de la conversion. Car la traduction convertit sans cesse. Elle convertit des religieux en autres religieux, des cultures en autres cultures, des hommes en autres hommes.

Edith de Cornulier Lucinière

 

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Je suis la Traduction et je n’existe pas. Je flotte entre les langues.

On m’utilise sans jamais m’attraper. Je suis Trahison, mais sans moi point de fidélité. Je suis Démission, mais sans moi point de sens. Je suis incertaine, mais j’assure la certitude ultime : celle d’être compris.

 

Je suis la traduction et je n’existe pas. Chaque fois qu’on m’utilise, on se trompe. Je suis un rêve impossible, un cap qui pousse les marins de l’esprit à se dépasser. Je suis plus grande et plus fluide que toutes les langues, mais sans elles je n’aurais pas d’essence.

 

Je vais pourtant raconter ici comment j’ai modifié la pensée de millions de gens dans le monde, en me glissant dans leurs langues et en émoussant certains mots, en en aiguisant d’autres, en mariant des mots et en opposant d’autres. Oui, par moi on peut créer des divorces et des mariages inattendus entre les mots.

 

Je suis la grande mangeuse de sens.

 

Je vais raconter plusieurs choses dans la saga dont vous êtes en train de lire l’ouverture.

Je vais raconter comment j’ai aidé les missionnaires européens à convertir des catéchumènes de continents lointains, au cours des siècles de découvertes.

Je vais raconter comment je m’amuse, au sein d’une langue donnée, à modifier des sens aigus afin que tout le monde y ait accès : comment je vulgarise des sciences, comment je popularise des idées.

Je vais raconter comment je crée de la culture et des littératures écrites, en disséquant et en réinstallant les langues, là où la Parole n’avait jamais été couchée sur du papier, là où les histoires qu’on raconte aux veillées n’avaient jamais donné lieu à des développements qu’on appelle romans.

 

Je vais vous raconter et vous comprendrez que je suis le sabre qui tue puis adoube, le serpent qui séduit puis transforme ; enfin, vous comprendrez que je suis, à jamais et pour toujours, une fente dans la certitude, une fenêtre sur la poésie, une porte sur la civilisation.

 

Je suis la grande créeuse de sens.

 

 

I Qu'est-ce que la conversion ?

La conversion… C’est l’adoption d’un sens nouveau sur un terreau ancien. C’est un grand changement de sens.

La conversion dans le monde s’est fait par la traduction. Oui, je suis à l’origine de la conversion, puisque je suis moi-même conversion d’un sens dans une autre langue – ou conversion d’une langue dans un autre sens.

Je participe à convertir des gens vers une nouvelle culture ; vers une nouvelle pensée ; vers une nouvelle croyance ; vers une nouvelle interprétation de l’histoire ou de la politique…

Vous qui vous croyez libres de vos mouvements intérieurs, animaux humains, vous êtes sans cesse convertis.

Dès le mois prochain, le mois de mars, mon roman commencera par expliquer la conversion des sens. Le sens d’un mot, d’une notion, aiguille la pensée. Traduisez une notion, un sens, dans une autre langue, et vous entamerez la pensée de cette langue d’accueil. Une langue qui ignorait le sens de « Dieu », ou de « animal », ou de « travail » (comme tant de langues !) et qui le découvre, c’est une langue un peu convertie. Les hommes qu’elle habite ne sont plus innocents ; ils ne pourront plus jamais penser sans Dieu, sans animal, sans travail.

Je vous raconterai comment les missionnaires chrétiens, catholiques dans les Andes et protestants en Polynésie, ont traduit les sens chrétiens et humanistes en quechua et en tahitien. Je dévoilerai les thèmes qui les ont le plus occupés et les stratégies qu’ils ont choisies en m’utilisant (ici un emprunt, là un néologisme…)

Je raconterai ensuite comment la traduction opère la conversion des mentalités. Car de nouveaux mots et de nouveaux parcours entre les mots d’une langue modifient à jamais la pensée de ses locuteurs. La pensée ? C'est-à-dire la façon dont ils se considèrent, dont ils décrivent et ressentent leur identité, dont ils considèrent leur corps (corps : un mot qui n’existe pas dans beaucoup de langues…), dont ils posent la frontière entre leur être, et celui de l’autre, entre le rêve et le réel, entre le bien ou le bon et le mal ou le mauvais. Et vous verrez que la colonisation est d’abord intellectuelle. Et vous verrez qu’elle est irréversible.

Je continuerai en montrant comment, par la popularisation et la vulgarisation, l’on convertit des connaissances scientifiques – sciences pures et sciences sociales - en savoir populaire, en bagage commun : je montrerai comment on convertit un peuple ou un public à une nouvelle idée, une nouvelle vision du monde, une nouvelle façon de penser et de corréler les choses et les événements.

Et puis je reviendrai à la littérature. Les formes de l’art littéraire, oral et écrit, lorsqu’elles sont traduites c'est-à-dire appliquées à une autre langue, modifient cette langue. Ecrire un roman en hawaiien ou en quechua, c’est modifier à jamais la façon dont cette langue envisage la transmission et se figure le monde.

Enfin, en abordant la conversion des hommes et de leurs rêves, je montrerai comment je change les rêves les plus intimes des hommes en changeant les sens des mots qui les habitent.

Je finirai en prouvant que, cruelle ou libre, littéraire ou politique, je suis derrière tout changement, derrière toute évolution.

Je modèle l’esprit de chacun, j’orchestre les rencontres entre les êtres parlants et je ne cesse de les transformer, bien qu’ils n’y voient que du feu.

 

II La conversion des sens

 

J’ai été l’instrument de toutes les conversions du monde. Je vais vous parler de l’évangélisation chrétienne. Lorsque les missionnaires catholiques et protestants arrivèrent dans des contrées lointaines pour apporter la bonne parole, les esprits des catéchumènes étaient des forêts vierges qu’il fallait transformer en gras champs bourguignons.

 

Il leur fallait traduire une idéologie qui s'était bâtie sur plusieurs siècles, dans une langue ayant développé une tout autre culture. Comment faire pénétrer dans une langue des idées étrangères à celles qu'elle exprime habituellement ? Comment « soumettre » une langue à une configuration de l'esprit nouvelle, de façon efficace, c'est-à-dire, d'une façon telle que les locuteurs de la langue de réception soient en mesure de comprendre et d'accepter, d'adopter cette nouvelle religion ?

En m’utilisant jour après jour, avec acharnement.

 

Les missionnaires devaient introduire des concepts ou des idées nouveaux, telle l'idée d'un Dieu unique et créateur, la place spéciale de l'homme dans la nature parce qu'il est fils de Dieu, l'idée d'âme, de paradis, d'enfer, mais aussi de péché, le Saint-Esprit... Ils devaient faire des choix de traduction pour l'élaboration des textes d'évangélisation. Quand privilégier l'emprunt, le néologisme ? Ou encore la resémantisation d'un mot indigène, sous l’effet de son association systématique à un nouveau contexte ?

 

Pour que je sois efficace, ils durent modeler les langues indigènes. C’est ce qu’ils firent avec le quechua, dans les Andes.

Les missionnaires se rendirent vite compte qu’ils créaient une confusion et perdaient le contrôle sur la doctrine qu’ils entendaient apporter. Celle-ci risquait de faire l’objet d’une appropriation « sauvage » du christianisme par les Indiens. Le problème s’était déjà posé en Europe pour la confection de catéchismes et manuels de confession en langue vulgaire. Il fallait se mettre d’accord sur le message exact à transmettre, puis sur les mots à utiliser pour le transmettre. Et souvent, la normalisation de la langue est allée de pair avec l’évangélisation. Un quechua standard a ainsi émergé sous la plume des missionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles.

 

Tous ces mots n’existaient pas : corps ; croire ; vérité ; animal ; humanité ; âme ; dignité ; création…

En quechua comme dans beaucoup de langues, ces mots n’existaient pas avant l’arrivée des missionnaires. Comment alors traduire le christianisme, et son enfant, la Déclaration des droits de l’homme ?

Il fallait donc d’abord traduire cela : corps, croire, vérité, humanité, animal, âme, dignité, création… et travail. Car il y a des mots pour bêcher, bâtir, coudre, mais pas pour « travailler ». Et d’autres mots encore.

 

Par exemple, quand les prêtres demandaient aux catéchumènes : est-ce que tu crois en Dieu ? Il leur était difficile de répondre puisque la croyance n’est pas une option intellectuelle.

Les athées parlent souvent de Dieu comme s’il existait parce qu’ils sont profondément imprégnés de l’idée de dieu. Croire ou ne pas croire en dieu sont les deux versant d’une même attitude, d’une même croyance. Quand on n’a pas de mot pour croire, ni de mot pour dieu, croire en dieu est difficile, mais ne pas croire en dieu ne l’est pas moins.

 

Il fallait faire intégrer aux locuteurs du quechua de nouvelles bases : que le monde réel se réduit au monde mesurable - les autres dimensions appartenant au champ de l’imaginaire ou au champ du mensonge. Que les idées sont dans la tête, et les sentiments dans le cœur.

Mon rôle n’est il pas plus grand que ce que vous croyiez ? Je transforme la personne qui reçoit le message que je porte : je transforme sa vision d’elle-même, sa façon de ressentir sa vie intérieure et son rapport aux autres, même sur un plan instinctif, physique.

Rappelez-vous, rappelle-toi à quel point l’idée même de « pensée » est bizarre. Qu’est-ce qu’une pensée ? Est-ce un sentiment ? Où s’arrête le physique et où commence le mental ? Comment et où le cœur se différentie-t-il de la raison ?

Les catégories de la langue témoignent de grandes différences quant à la description du « vécu », de l’expérience intérieure.

 

Les explications de Madame Anne Cheng, spécialiste de la pensée chinoise, peuvent éclaircir l’idée que le rapport au réel, à la vérité et à l’imaginaire sont très différents selon les cultures.

« Il n’est, dès lors, guère étonnant que la pensée chinoise ne se soit pas constituée en domaine comme l’épistémologie ou la logique, fondées sur la conviction que le réel peut faire l’objet d’une description théorique dans une mise en parallèle de ses structures avec celle de la raison humaine. La démarche analytique commence par une mise à distance critique, constitutive aussi bien du sujet que de l’objet. La pensée chinoise, elle, apparaît totalement immergée dans la réalité : il n’y a pas de raison hors du monde[1]. »

 

S’il n’y a pas de raison hors du monde, il n’y a pas de sens hors de moi.

 

Nous sommes nos croyances. Nos croyances sont les miroirs de nos mots, nos mots sont les miroirs de nos croyances. Si toi, comme certains amérindiens, tu as un beau frère bison, tu ne pourras jamais voir le monde comme quelqu’un qui pense en termes d’animalité et d’humanité. Changer d’idée sur ce sujet bousculerait tout le reste de ta culture, de tes croyances.

 

Grâce à moi, la pensée de la civilisation occidentale, avec le christianisme, puis la science, puis le droit et les droits de l’homme, a défriché les cerveaux pour les passer au bulldozer du vrai et du faux, du bien et du mal, du réel et de l’imaginaire. C’est une reprogrammation complète de la pensée que la traduction systématique missionnaire, politique ou scientifique opère. J’ai servi à cela dans l’Europe même, où les élites ont opéré la colonisation intellectuelle de leurs ouailles, puis dans tous les autres pays du monde, avec plus ou moins de bonheur.

 

Traduire, traduire, traduire, jusqu’à ce que l’imaginaire des gens soit transformé. C’est la traduction prosélyte, qu’elle soit politique ou religieuse.

Peut-être que la traduction littéraire n’est pas ainsi. Car contrairement aux vérités, les imaginaires peuvent se superposer et se mélanger sans s’entredévorer.

 

Mais arrêtons-nous sur cette question de l’imaginaire… Dans le prochain chapitre de ma saga, je montrerai comment, au fond, ce n’est pas le texte qu’on traduit, c’est le contexte. Ce n’est pas l’idée que l’on traduit, mais les relations sémantiques qui mènent à cette idée. Ce n’est pas une idéologie que l’on traduit, c’est une mentalité que l’on convertit.

 



[1] CHENG, Anne, Histoire de la pensée chinoise, page. 33.

 

III La conversion des mentalités

 

La conversion des mentalités est une expression utilisée par les missionnaires catholiques pour exprimer l’idée que la conversion s’effectue en profondeur, et non simplement dans le conscient contrôlé des gens. Lorsqu’on veut convertir quelqu’un à une nouvelle vision du monde, une nouvelle religion, il faut convertir les structures profondes de sa pensée. Les mots qu’on a dans la tête et avec lesquels on pense donnent lieu à des idées et des opinions. Ce sont donc ces mots, et les rapports entre ces mots, qu’il faut modifier.

« Le droit de disposer de son propre corps ». Cette phrase, par exemple, n’est a priori pas traduisible ni compréhensible dans la plupart des langues du monde. Les mots droit, disposer et corps ne sont pas des évidences universelles. Le mot corps n’existait pas en quechua avant l’arrivée des missionnaires. Le mot droit non plus. Disposer de son corps est une expression qui parait absurde si l’on ne porte pas en soi une langue, née d’une culture, qui rendent cette phrase possible. (Ici j’entends souvent : « bah, y doivent bien avoir un mot qui rende corps, ou à peu près ! ». Justement, non. La pensée quechua n’avait pas cette catégorie. Accepter la diversité humaine ne consiste pas à attribuer aux autres à peu près les mêmes pensées que nous, mais à mesurer sans horreur l’étendue et la multitude des perceptions humaines).

La conversion des mentalités s’attache, pour reprendre une autre expression théologique usitée, à l’« élimination des structures de péché » présentes dans les cultures. L’élimination des structures de péché consiste à remodeler les liens qui unissent et entremêlent le champ de l’intériorité de la personne et le thème de la culpabilité. Il s’agit pour les missionnaires de « toucher » à l’intériorité de la personne. Les structures de l’intériorité de l’individu doivent être transformées, pour ne plus être propices aux péchés de la culture originelle.

Les missionnaires sont prosélytes : ils ne cachent pas qu’ils convertissent. C’est pourquoi ils expliquent bien ce qu’ils font ; c’est pourquoi ils expliquent bien ce que nous faisons, nous tous, lorsque nous élevons des enfants ou que nous tâchons de persuader d’autres gens d’adopter notre régime politique.

Humains, vous portez une langue en vous, et avec cette langue, des possibilités de pensée. Les mots que vous connaissez et la sphère imaginative et intuitive qu’ils possèdent (c'est-à-dire leurs possibles rapports avec d’autres mots) sont déjà une pensée vieille de plusieurs siècles. Les mots que vous portez ne sont pas du matériau brut, mais une contrée déjà vastement défrichée.

Vous portez une langue en vous. Elle a été forgée durant des siècles et des siècles. Vous n’inventez jamais : quand vous parlez, quand vous créez, quand vous pensez, vous bâtissez sur des fondations dont vous n’avez pas conscience. Les choses évidentes, les choses absurdes, les choses drôles, sont évidentes, absurdes ou drôles à cause du labyrinthe de votre langue. Changez de langue et vous changerez d’évidence, d’absurdité, de drôlerie. Les choses tristes sont-elles tristes pour tout le monde ? Oui… Mais quel animal mammifère ne partage pas vos tristesses universelles ?

Changez les mots d’une langue et peu à peu ses locuteurs auront une nouvelle perception de la réalité. Voyez ce que les missionnaires ont fait au Pérou, à Tahiti et ailleurs. Ils ont individualisé le destin de l’homme. Ils ont marié, remodelé les frontières de l’être.

Ils ont individualité le destin de l’homme…

La traduction et l’évangélisation missionnaire ont tenté une individualisation forcenée des comportements, du destin, accompagnée d’une universalisation de l’humanité. Les humains ne sont plus divisés par groupes ou clans ou lignages ou ethnies. Toute personne est irréductible et unique, à l’image de l’humanité, indissociable et unique.

Tous, enfants d’une même naissance (création ex nihilo par un même « père »), ils sont regroupés ensemble pour faire naître la notion d’ « humanité ». Pour ce faire, une destruction idéologique systématique des regroupements et des sentiments collectifs a lieu. Il faut briser les liens qui lient le catéchumène à son groupe, à ces ancêtres, à ses démons, à son village, pour en faire un individu isolé au sein d’une humanité indivisible, uniformisée.

Un certain nombre de choses de la vie, qui concernaient jusqu’ici le groupe, et étaient vécues ensemble, sont donc individualisées, intériorisées, et relèvent désormais de la personne. Il en va ainsi du péché – de la faute -, mais plus généralement de la religion, au sein de laquelle chacun doit, par le truchement d’un prêtre, régler son propre chemin vis à vis de Dieu.

Ainsi, les missionnaires ont uni les hommes en un Humanité, mais ils ont fragmenté les groupes en individus isolés. Ils ont créé l’humanité et individualisé le destin de chaque homme.

Ils ont remodelé les frontières de l’être

Les formulations et la stylistique missionnaires visaient à instaurer une norme de la culpabilité par la répétition et l’accolage de concepts (comme : Mentir/mal). D’après les témoignages des missionnaires, pour les indiens eux-mêmes il était difficile de savoir lorsqu’ils mentaient ou non, puisqu’ils n’avaient pas les mêmes frontières du réel que leurs confesseurs.

Des confessionnaires (recueils de questions à poser à l’usage des catéchumènes indigènes) ont été crées et sont conservés.

Les confesseurs insistaient autant sur les actions que le pénitent avait pu faire, que sur celles qu’il avait pu penser faire. Cette insistance sur ce qui se passe dans l’intériorité de la personne, cette description minutieuse, en forme de questions, des sentiments et désirs que le pénitent peut éprouver et qu’il faut punir, est propice à l’instauration d’un sentiment de culpabilité. La récurrence des thèmes dans ces questions instaure un sentiment de culpabilité « automatique » à la pensée de ces thèmes (la rancœur, le désir de tuer, le désir sexuel, la jalousie, l’adoration d’une idole ou d’un ancêtre, la haute considération d’un animal), qui auparavant paraissaient aux Indiens anodins.

La constante alternance entre les questions des confesseurs sur les actions effectuées et les actions imaginées ou rêvées ou désirées installe certainement un nouveau rapport entre la pensée et l’action, qui sont parallèles (ou plutôt qui ont une différence non pas de nature, mais de degré), la première étant moins grave que la seconde.

Ce nouveau rapport entre la pensée et l’action crée un nouveau rapport à l’intériorité. On se projette différemment dans le monde extérieur. Avant, l’imaginaire était un monde en soi. Avec l’évangélisation et la confession, l’imaginaire est vécu comme un sous réel, peut-être un laboratoire du réel, tandis que le réel matériel et les paroles et actions projetées dans le réel ne sont que la partie immergée de l’iceberg.

Traduire, c’est changer le rapport à soi. Ainsi, l’intériorité de la personne :

Où commencé-je ? Où finis-je ? Qui pense en moi ? Eh bien ! Tout dépend des mots ! Les mots corps, idée, autrui, individu, sont des mots rares et précis, non des notions universelles !

Les missionnaires se sont cassés la tête pour traduire ces mots ! ou encore, pour traduire le mot « colère » en tahitien…

C’est le dualisme qui oppose l’esprit et la matière, qu’il a fallu traduire dans les langues dans lesquelles on évangélisait.

L’âme s’oppose au corps, Dieu (ciel) s’oppose à Satan, le chrétien s’oppose à l’Indien, l’homme s’oppose à l’animal, ce que l’on peut traduire par : le bien s’oppose au mal.

Mais ces oppositions se complexifient par un réseau d’assimilations : l’humain est un animal, l’Indien peut être un chrétien, et l’esprit est contenu dans la matière.

En fait, c’est tout le rapport entre son soi intérieur et son soi extérieur, son soi intérieur et le réel, les autres, qui est en jeu, et se trouve sans doute modifié par l’arrivée du christianisme.

Les nouveaux rapports entre les mots ont remodelé les frontières du moi

Je suis le truchement de la conversion. La traduction n’est pas la simple traduction des mots. La traduction d’un sens, c’est la traduction de son contraire, de ses proches, etc., afin que le locuteur comprenne ce mot dans le contexte original, non dans le sien propre.

La suggestivité fluide qui lie entre eux les mots et expressions d’une langue, créée par la mémoire des paroles, des textes entendus, constitue le « contexte »  linguistique commun aux locuteurs d’une langue. Il marque le style et la pensée non seulement d’un individu locuteur d’une langue, mais du groupe humain entier qui partage cette langue. La compréhension intuitive des nuances qui entourent chaque mot, des liens qui unissent les termes, permet une intercompréhension spontanée et fluide, inconsciente. Or c’est précisément à la modification du réseau de ces appels et de ces renvois que les mots d’une langue se font entre eux, que l’évangélisation linguistique s’attelle.

Il faut faire en sorte que les réseaux entre les mots s’ordonnent de façon à ce qu’une « pensée chrétienne » ou du moins christianisée émerge de la langue.

-         Ah ah ah ! me répondez-vous. Mais nous sommes athées ! Nous avons renversé dieu, à qui nous ne mettons plus de majuscule, et désormais nos traductions sont libres !

-         En êtes-vous sûr ? Personne n’est libre entre mes mains. Je transforme tout ceux qui m’utilisent. Et sachez que la traduction de la déclaration des droits de l’homme est fille des premiers sermons chrétiens dans les langues indigènes, d’Europe et d’ailleurs. L’universalité de l’humanité, la valeur de la personne humaine hors de son groupe, sont dites, dans ces langues, avec les mots inventés par les pères des missionnaires laïcs : les missionnaires chrétiens. Ils ont converti les mentalités : ils ont traduit l’humanisme.

 

IV La conversion des sciences en bon sens

 

Je suis la traduction, mais n’allez pas croire que je ne travaille qu’entre les langues. Car tout ce qui informe traduit. J’oeuvre également au sein même d’une langue, et c’est là que mon labeur est le plus mystérieux, puisqu’il est invisible.

En français, les mots popularisation et vulgarisation expriment deux choses différentes. Cependant les gens emploient les deux termes indifféremment, une confusion sans doute entretenue par la proximité de l’anglais. En « anglais international », en effet, vulgarisation et popularization sont employés l’un pour l’autre.

Ainsi parlait un homme qui s’est spécialisé dans l’étude de ce que je suis.
Antoine Berman : «Le vulgarisateur scientifique […] « traduit » […] la langue spéciale en langue commune. Comme on sait, ce type de « traduction » n’est guère heureux : la langue spéciale y perd, et la transmission de savoir ne s’opère pas. Il y a ici autant de déperdition que dans la prosification d’un poème ». (…)

Mais ce processus n’a rien de fatal. Certains physiciens s’efforcent actuellement de définir les principes de ce qu’ils appellent, contre la vulgarisation, la popularisation de la langue scientifique. »

L’homme croyait que la popularisation sauverait la connaissance du monde. Il n’en est rien.

Vulgariser, c’est traduire un langage spécialisé en langue courante. La vulgarisation suit le chemin intellectuel de la pensée scientifique, en la simplifiant.

Populariser, c’est injecter dans la tête des gens de nouveaux concepts qu’ils pourront utiliser. La popularisation balance de nouveaux mots et de nouvelles idées dans une société, sans livrer le chemin intellectuel qui les ont créés. Par le biais de discours publics, des médias, on diffuse ces nouveaux mots, ces nouvelles idées, qui sont intégrés indépendamment les uns des autres à la pensée du public. Celui-ci pourra donc adapter ces nouveaux concepts à ses visions personnelles, et les fondre dans sa propre culture, c’est à dire les acculturer.

L’action de vulgariser s’attache à rester plus proche du cheminement original : on ne traduit pas seulement des concepts, mais le fil de la pensée qui les sous-tend. La vulgarisation suppose donc une attention soutenue du lecteur/récepteur ; tandis que la popularisation est aisément reçue et assimilée, parce qu’elle diffuse des idées –politiques, philosophiques, scientifiques…- comme on distribue des bonbons acidulés.

La popularisation est un travail d’extraction des concepts fondamentaux d’une doctrine pour les diffuser dans la langue courante, et la vulgarisation, une rédaction ou recension simplificatrice de cette doctrine, dans un niveau de langue accessible au locuteur, tout en suivant pas à pas les articulations de la démonstration ou de la doctrine.

Le vieux dilemme de Humboldt : « Chaque traducteur doit immanquablement rencontrer l’un des deux écueils suivants : il s’en tiendra avec trop d’exactitude ou bien à l’original, aux dépens du goût et de la langue de son peuple, ou bien à l’originalité de son peuple, aux dépens de l’œuvre à traduire » - ce vieux dilemme existe aussi dans les traductions au sein d’une même langue.

Oui, amis, les sciences vous arrivent tronquées et amincies. Elles éveilleront en vos esprits d’autres idées que celles qu’ont voulues transmettre les vulgarisateurs et les popularisateurs, ces traducteurs des temps modernes qui expliquent à l’homme de la rue – non, l’homme de la rue n’existe plus – à l’homme de la télévision, les dernières nouveautés du monde des idées et des sciences.

Car si la vulgarisation scientifique nous garde comme des enfants à jamais incapables de cerner l’entière lumière de la science, et conscients de cette inconscience… la popularisation des notions scientifiques et intellectuelles, elle, nous fait croire que nous savons au moment où nous nous éloignons le plus du sens originel. Et votre bon sens n’est qu’illusion, il est l’habit de l’erreur.

Les limites de la vulgarisation et de la popularisation sont aussi celles de la traduction. La diffusion et l’exactitude du message délivré sont contradictoires, leur corrélation paradoxale.

Ainsi les deux lois « du processus de communication, que Pierre Guiraud a formulé de la sorte :

« Plus la diffusion s ‘étend plus le contenu du message se rétrécit (…) On dit tout à tout le monde, mais on le dit d’une manière si vague que le message se dissout dans le néant. » (…)

« La seconde loi peut se formuler de la sorte : des deux pôles (…) de la communication, la communication de quelque chose et la communication à quelqu’un, c’est le second, toujours, qui l’emporte. Cela signifie qu’il y a un déséquilibre inhérent à la communication, qui fait qu’elle est régie a priori par le récepteur, ou l’image qu’on s’en fait. »

En termes de théorie de la communication, cela donne, dit-il, le phénomène suivant : « On est donc pris entre dire tout à personne, ne rien dire à tout le monde, et les deux situations sont inversement proportionnelles. »

En quelque sorte, populariser, c’est acculturer. La popularisation, par les médias, des théories nouvelles, favorise le syncrétisme et la fusion ou le mélange des sens.

N’importe quelle société, sous l’effet d’un changement (venant d’une influence extérieure ou d’une fraction d’elle même), subit un processus de popularisation de la nouveauté, et de là, d’acculturation. Ainsi, les « révolutions techniques » appellent à une popularisation et donnent lieu à une perpétuelle acculturation.  Mais c’est le cas aussi des révolutions politiques et idéologiques. Insidieusement, les nouveaux mots créent de nouveaux réseaux dans votre esprit, et, comme l’écrira peut-être un jour l’arrogante Venexiana Atlantica dans un futur dictionnaire de nos erreurs humaines, « sans nous en apercevoir, nous nous éloignons de ce que nous nous apprêtions à penser pour nous égarer là où le vent des mots nous porte.

Et le lendemain de la veille, nous sommes autres sans le savoir ».

Par moi, vous cherchez la connaissance. Mais je vous perdrai tous.