dimanche, 05 avril 2009
L'étrangère aux yeux bleus
Fragment
La rubrique Fragment offre des morceaux de textes classiques, connus ou inconnus, qu'il est heureux de relire.
Un chamane tchouktche (peuple de Sibérie), dont le fils a épousé une ethnologue, découvre avec horreur et stupéfaction ce qu'est l'écriture.
Youri Rytkhéou
L´Étrangère aux Yeux Bleus
traduit par Yves Gauthier
Babel, Actes Sud 2001, page 89
(photo : Marie-Claire Bordaz par Isa Ferrier)
« Quant aux livres savants qui appartenaient à sa belle-fille, ils n´avaient que de vagues rapports avec une vérité brumeuse et confuse, à en juger du moins par les explications qu´elle donnait. En revanche, il en était de bien curieux, tel ce gros livre sur les langues des peuples de l´Arctique, publié par le Cercle d´études de l´Institut des peuples du Grand Nord. Les mots y figuraient découpés en différentes parties. Cela stupéfiait Rinto. Un mot vivant, sorti d´une bouche comme un oiseau de son nid pour prendre librement les airs, avait été abattu en plein vol et gisait écartelé sur une page blanche, taillé en quartiers comme un renne après le dépeçage. Mais une chose était de découper un animal, autre chose était de s´attaquer à un mot! Cela revenait à mettre en pièces un être humain, à le priver de son unité. Pareille pratique n´était pensable que sur un mort. Aussi à contempler tous ces mots tchouktches écartelés sur le papier, Rinto se voyait dans un cimetière. Mais un miracle se produisait! Quand Anna balayait la page blanche avec ses yeux qui courraient le long des lettres noires et qu´elle en faisait la lecture à voix haute, les mots morts ressuscitaient et s´emplissaient de sens. Fixer sur le papier des mots pour les faire revivre, c´était, bien sûr, un grand miracle. Cependant, le miracle de la résurrection ne se produisait que si les yeux appartenaient à une personne sachant lire. En son for intérieur, Rinto enviait son savoir."
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