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mardi, 11 janvier 2022

Hiver, hiver, clément hiver, frimas doucereux, amour monocorde

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Nous avons besoin de la terre, nous avons besoin de tombes, nous sommes de chair et de tradition, nous sommes de sperme et de ventre, nous sommes de racines et de cendres, cessez vos jeux, docteurs Faust ! Nous avons besoin de l'eau glacée sur nos langues blessées, nous avons besoin de musique pure au fond des forêts, nous avons besoin de prises de sang au centre de la ville pour vérifier que nous sommes toujours bien vivants malgré la couverture infinie du béton.

Et lire, et maudire, et lire, et relire... D'où est ce sang qui coule dans mes veines, d'où vient ce sentiment de l'exil au cœur de mon existence ?

Nous avons besoin de la boue, nous avons besoin de la vase, nous avons besoin des barques et des étangs, nous avons besoin des vieilles pierres oubliées dans les clairières, nous avons besoin des tours de guet et des chants de chasse. 

mardi, 07 janvier 2014

Deuil d'une illusion

 Oui, certains d'entre nous ont été exaltés dans des trains qui filaient sur des rails. Oui, le train ressemble à la liberté (il fait moins peur que l'avion), il nous emporte, son bruit nous berce, nous rêvons par la fenêtre, peut-être que quelquefois nous allumons un ordinateur vierge et que l'écriture qui coule diffère de tout ce que nos doigts avaient composé jusqu'alors.

Mais au cours d'un certain voyage, j'ai lu un article dans un livre sans intérêt sur un homme nommé Max d'Ollone, un musicien qui composa quelques opéras, tels Jean, le Retour, L’Étrangère. Sur le plan technique, il rédigea un ouvrage intitulé Le langage musical. Il vécut entre 1875 et 1959.

Au cours d'un autre voyage, j'ai découvert la Déclaration d'indépendance du Cyberespace, écrite à Davos par John Perry Barlow en 1996. Elle commence ainsi :

« Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d'acier, je viens du cyberespace, nouvelle demeure de l'esprit. Au nom de l'avenir, je vous demande, à vous qui êtes du passé, de nous laisser tranquilles. Vous n'êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n'avez aucun droit de souveraineté sur nos lieux de rencontre.

Nous n'avons pas de gouvernement élu et nous ne sommes pas près d'en avoir un, aussi je m'adresse à vous avec la seule autorité que donne la liberté elle-même lorsqu'elle s'exprime. Je déclare que l'espace social global que nous construisons est indépendant, par nature, de la tyrannie que vous cherchez à nous imposer. Vous n'avez pas le droit moral de nous donner des ordres et vous ne disposez d'aucun moyen de contrainte que nous ayons de vraies raisons de craindre.

Les gouvernements tirent leur pouvoir légitime du consentement des gouvernés. Vous ne nous l'avez pas demandé et nous ne vous l'avons pas donné. Vous n'avez pas été conviés ».

Just a perfect day, chantait Lou Reed, et c'est parfois vrai des jours où nous prenons le train. Mais pourquoi ai-je les larmes aux yeux en écrivant ces lignes ? Parce que j'ai trente-cinq ans, comme je pourrais en avoir seize ou quatre-vingt-douze. La vie dépasse mon entendement. Mon propre être m'est hermétique : qu'y comprends-je ?

Un crooner de notre époque chante dans des micros :

Par les escalators s'en vont les voyageurs
Pâles Conquistadors aux premières lueurs

Je n'ai jamais aimé l'entrée des villes, car j'ai vécu à l'époque du béton, de la ferraille et des graffitis sans élégance. Quand les trains entrent en ville, c'est la laideur du monde qui se rappelle à notre trop bon souvenir.

Je m'en vais bien avant l'heure
Je m'en vais bien avant de te trahir...

C'est une chanson entendue dans un supermarché breton qui revient – c'était à Saint-Brieuc et je hantais la ville sur les traces d'une vieille famille de l'Ouest : des tantes catholiques entrées dans des couvents car dernières d'une trop longue fratrie ou devenues veuves. Je portais des blue-jeans et des chandails à col roulé sur les traces de ces femmes en longues robes bleu-marine.

Je m'en vais en te voyant sourire.

Plus l’État est puissant, plus la famille décline ; mais si l’État décline, la famille se déploie. Plus la tradition est respectée, plus la pensée est libre. Mais s'il n'y a plus ni homme, ni femme, ni jeune, ni vieux, ni monogamie, ni armée, ni prières, alors la pensée devient surveillée par les tours de contrôle et les sentinelles du Palais de l'Administration.

Je n'ai aimé que toi. Je t'embrasse jusqu'à en mourir.

Oh, tu me crois amère ; tu lis dans mes yeux l'aigre des dépit des enfants qui ont cru, des adolescents qui découvrent, des adultes qui renoncent. Tu me crois démunie, tu me crois triste, tu lis mes phrases et tu dis : son cœur saigne le fiel.

Le fiel ? Non, toi qui me lis, toi qui m'écoutes et que je ne connais pas, toi dont j'ignore la présence, toi qui me juge, j'ai laissé mon fiel couler jusqu'à la fin de la plaie, dans une vieille église du septième arrondissement de Paris. Et depuis, crois-moi, le chant des oiseaux me suffit.

C'était dans un dernier train, ç’aurait pu être le dernier train du monde, mais c'était le dernier train du jour. Il faisait nuit. J'imaginais par les vitres noires des chiens et des loups dans des forêts noires, j'imaginais le vieil ours d'Europe, brun avec sa bosse sur le cou. Le poème d'un vieux prêtre breton parti au Québec et la musique d'un gentil guitariste d'origine grecque frappaient les tambours de mes organes, tiraient les cordes de mes tripes. Le tango était beau, le souffle profond, la nuit rapide, le train ultime.

C'était le grand retour des Sortilèges

 

dimanche, 05 juillet 2009

Ne me quitte pas, ma langue

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Ne me quitte pas
Je t'inventerai
Des mots insensés
Que tu comprendras

Je suis assise à ma table de travail et mon regard flotte autour de moi. J’écris une lettre électronique à un ami.

Je tente de décrire ce que je vois en quechua, et bute contre l’absence de mots : absence de mots pour décrire les objets qui m’entourent, les matériaux dont ils sont faits. Absence de mots.

Au-delà de l’absence de mots, la différence entre les modes de pensée : combien de temps et de travail faudrait-il pour traduire la couverture d’un magazine économique ou culturel urbain en quechua ? Hélas, le contraire n’est pas vrai : il est plus facile d’expliquer l’intraduisible en français qu’en quechua. Parce que, de par l’ampleur ou la petitesse de leur influence culturelle, les champs que ces langues englobent, sont sans commune mesure : l’une est confinée à un monde coupé du monde, l’autre fait le monde.

Mes doigts tapotent au hasard sur le clavier de mon ordinateur et je cherche maintenant à écrire en tahitien. Mais, si les obstacles sont différents, le problème demeure.

Où sont passées ces langues ? Elles sont restées là-bas, très loin.

Je te parlerai
De ces amants-là
Qui ont vu deux fois
Leurs cœurs s'embraser

Un pincement au cœur, je me souviens de conversations entre citadins péruviens en quechua : des paysans andins, qui parlent quechua quotidiennement, ne pouvaient pas comprendre le sens de ce qui se disait : le quechua « moderne » et le quechua « traditionnel » sont deux langues qui s’éloignent l’une de l’autre et ne se comprennent plus. La première est trop envahie par l’espagnol pour tenir, et la seconde est trop loin de l’espagnol pour tenir.

Lors de mes devoirs de tahitien, j’employais des mots présents dans le lexique franco-tahitien : ma professeur, tahitienne, me demandait ce que j’avais voulu dire : ce mot n’existe pas ! puis je lui montrai le dictionnaire et elle levait les yeux au ciel, soupirant sur toutes ces inventions vaines de l’académie tahitienne.

Je te raconterai
L'histoire de ce roi
Mort de n'avoir pas
Pu te rencontrer

Peut-on moderniser une langue et la façon de l’employer sans détruire la pensée dont elle témoigne ?

Quand j’écrivais des poèmes en tahitien avec mon amie tahitienne, elle rougissait souvent et voulait revenir au français, me disait qu’elle avait honte de penser de telles choses dans sa langue : la pensée moderne, qui laisse l’individu seul face à une multitude de choix et d’idées qui ne s’insèrent pas dans une tapisserie culturelle unie, fait presque peur exprimée dans ces langues, comme une transgression.

On a vu souvent
Rejaillir le feu
D'un ancien volcan
Qu'on croyait trop vieux

Les locuteurs abandonnent leur langue en venant à la ville : ce n’est pas seulement par attirance pour la modernité ou par honte de leurs origines, mais parce que leur langue n’épouse plus leur réalité quotidienne. Le radicalisme qui consiste à plaquer la pensée et les concepts de la langue dominante sur la langue traditionnelle la tue sans doute autant que de l’abandonner.

Il est paraît-il
Des terres brûlées
Donnant plus de blé
Qu'un meilleur avril

Sauver les langues… Mais si elles ne sont pas portées par une réalité quotidienne riche et fluide, comme nos langues vivantes, ou si elles ne représentent pas une lumière collective, un idéal – comme l’hébreu -, comment pourrait-on aller contre le sens du vent, des marées, du temps ?

Et quand vient le soir
Pour qu'un ciel flamboie
Le rouge et le noir
Ne s'épousent-ils pas
Ne me quitte pas

Peut-être que sauver ces langues, c’est accepter de voir qu’elles n’ont pas accompagné un changement, et continuer à dire des choses mortes… Cela les ferait peut-être revivre…

Ne me quitte pas

Ne me quitte pas… Mais qui pleure, qui parle ? La langue au locuteur, ou le locuteur à la langue ?

 

 E CL

vendredi, 21 novembre 2008

Mélange de paternités

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Du temps de nos Pères…

Voyage en paternité traditionnelle

"Chez tous les peuples qui connaissent des lois, la puissance paternelle est par elle-même
une manière d'esclavage pour les enfants.

Tant que vit le père, le fils est habité par un sentiment de sujétion et de dépendance,
il a l'impression qu'il n'est pas son propre maître, ou plutôt qu'il n'est pas une personne à part entière,
mais un simple organe dans un corps plus vaste,
et que son nom appartient davantage à un autre qu'à lui-même.

L'inestimable avantage pour un enfant d'être guidé par un être plein d'expérience et d'affection,
et nul ne peut tenir ce rôle mieux que son propre père, se paye par l'étouffement total
de la jeunesse, et généralement de toute la vie".

Giacomo Leopardi (Pensées)

 

 

Liste des paragraphes

éducation des pères, souvenirs des fils, regrets des pères,

paternités occidentales, pères de gauche et pères de droite,

Vaneigem contre le patriarcat et l’agriculture,

Où sont passés nos pères ?

Une prière traduite dans toutes les langues du monde

 

I

Education des pères

Extrait d'une lettre d'un père Aztèque

Extrait de l'"Education chréstienne" (1666)

suivi de "Tu seras un homme, mon fils", de Rudyard Kipling

 

Un père aztèque à son fils

Nopiltzé, nocözqué, noquetzalé, ötiyöl, ötitläcat, ötimotlälticpacquïxtïco,...

"Mon fils, mon bijou, ma plume, tu es venu à la vie, tu es né, tu es arrivé sur terre, sur la terre de Notre-Seigneur (...). Et nous t'avons regardé, nous qui sommes ta mère et ton père, et aussi tes tantes, tes oncles, ceux de ta famille t'ont regardé, ont pleuré, ont été pris de compassion à ton égard lorsque tu es venu à la vie, lorsque tu es venu au monde.

(...)

"Cela a été bien difficile et terrible pour moi de t'élever, de te fortifier, pour que tu prennes de l'âge et de la taille.

J'ai les bras et le dos à bout, à force de donner en partage, de rechercher ce que tu as bu, ce que tu as mangé.

Je ne t'ai pas abandonné, je ne t'ai pas négligé, pour toi j'ai souvent connu les pleurs et la compassion, je ne t'ai pas mis dans le fumier, dans les excréments.

En aucun cas je n'ai saisi, je n'ai pris dans le coffre, dans la caisse, dans le pot, dans l'assiette des autres de quoi t'élever, de quoi te fortifier.

En fin de compte, les qualités d'aigle et de jaguar {d'homme} ont crû, ont grandi ; c'est en toute quiétude, en toute tranquillité que je partirai en te laissant en compagnie, en société.

(...) Si tu vis bien, si tu fais bien ce que je t'ai dit, quand on te verra, pas comparaison avec toi on donnera de la pierre et du bâton à celui qui ne vit pas bien, qui n'obéit pas à sa mère et à son père.

Et maintenant c'est tout, par ces mots nous nous retirons, nous ta mère et ton père ; par ces mots nous te vêtons, nous te secouons, nous te vernissons, nous te pansons : tâche de ne pas les rejetter, de ne pas les mettre au rebut".

Réponse du fils :

"Mon père bien-aimé, ton coeur a laissé (des bienfaits), tu m'as fait du bien, à moi qui suis ton bijou, ta plume. Peut-être vais-je saisir, peut-être vais-je recevoir ces mots, ces paroles qui sortent, qui tombent de tes entrailles, de ta gorge, par lesquels tu accomplis ton devoir envers moi, ton bijou, ta plume, afin que je ne sois pas furieux le jour où j'aurais fait, où j'aurais commis quelque chose de mal, d'injuste, afin que ce ne soit pas pour toi, mon père, un sujet de reproche."

Huëhuetlàtolli, "discours de vieillard", recueilli par Fray André de Olmos (auteur de la première grammaire nahuatl) au XVIème siècle, traduit du nahuatl et présenté par Michel Launey dans son Introduction à la langue et à la littérature aztèques (Mexique).

 

L’éducation chrétienne au XVIIème siècle

 

Maximes

Touchant le soin qu’il faut avoir de faire rendre aux Enfans ce qu’ils doivent à leurs Pères.

Ayez grand soin particulièrement que vos enfans soient fort respectueux à l’endroit de leur père, qu’ils l’aiment, qu’ils l’honorent, & qu’ils le craignent. Ne leur pardonnez jamais la désobéissance à ses ordres. Ne souffrez point qu’ils luy parlent autrement qu’avec soumission et avec respect. Celuy qui obéit à son père donne beaucoup de joye et de consolation à sa mère, dit l’Ecriture.

 

Touchant la liberté qu’il faut donner aux Enfans d’exprimer leurs sentimens et leurs pensées.

Prenez bien garde de ne pas reprendre continuellement vos enfans, & de ne pas les traiter avec trop de sévérité dans les moindres de choses. Ne les obligez pas vous-même par votre rigueur à blesser le respect qu’ils vous doivent ; & en leur commandant des choses trop difficiles de les contraindre à vous désobéir.

Il faut même leur laisser quand ils sont un peu avancés en âge la liberté de vous représenter leurs raisons et leurs plaintes, & de ne les traiter pas avec dureté, lorsqu’ils croient être en quelque sorte blessés par la conduite que vous tenez à leur égard.

Que les enfans apprennent à respecter leur père et leur mère et que les pères et les mères craignent de se mettre en colère contre leurs enfans.

 

(De l’Education chrestienne des enfans, 1666 )

 

 

Tu seras un homme mon fils

(texte anglais suivie de l’adaptation française)

 

If you can keep your head when all about you
Are losing theirs and blaming it on you,
If you can trust yourself when all men doubt you
But make allowance for their doubting too,
If you can wait and not be tired by waiting,
Or being lied about, don't deal in lies,
Or being hated, don't give way to hating,
And yet don't look too good, nor talk too wise:

If you can dream--and not make dreams your master,
If you can think--and not make thoughts your aim;
If you can meet with Triumph and Disaster
And treat those two impostors just the same;
If you can bear to hear the truth you've spoken
Twisted by knaves to make a trap for fools,
Or watch the things you gave your life to, broken,
And stoop and build 'em up with worn-out tools:

If you can make one heap of all your winnings
And risk it all on one turn of pitch-and-toss,
And lose, and start again at your beginnings
And never breath a word about your loss;
If you can force your heart and nerve and sinew
To serve your turn long after they are gone,
And so hold on when there is nothing in you
Except the Will which says to them: "Hold on!"

If you can talk with crowds and keep your virtue,
Or walk with kings--nor lose the common touch,
If neither foes nor loving friends can hurt you;
If all men count with you, but none too much,
If you can fill the unforgiving minute
With sixty seconds' worth of distance run,
Yours is the Earth and everything that's in it,
And--which is more--you'll be a Man, my son!

Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir,
Si tu peux être amant sans être fou d’amour ;
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles,
Sans mentir toi-même d’un mot ;


Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les Rois
Et si tu peux aimer tous tes amis en frères,
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;

Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur
Rêver, sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser, sans n’être qu’un penseur ;
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu peux être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant ;

 

Si tu peux rencontrer triomphe après défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront ;
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut bien mieux que les Rois et la Gloire,

Tu seras un Homme, mon fils.

 

Rudyard Kipling

II

Souvenirs des fils

 

Extrait des Mémoires d'outre-tombe, de F-R de Chateaubriand

François de Chateaubriand

« Les soirées d'automne et d'hiver étaient d'une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flambée ; on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m'asseyais auprès du feu avec Lucile ; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une promenade, qui ne cessait qu'à l'heure de son coucher. Il était vêtu d'une robe de ratine blanche, ou plutôt d'une espèce de manteau que je n'ai vu qu'à lui. Sa tête, demi-chauve, était couverte d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu'en se promenant, il s'éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu'on ne le voyait plus ; on l'entendait seulement encore marcher dans les ténèbres : puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l'obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi, nous échangions quelques mots à voix basse, quand il était à l'autre bout de la salle : nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait, en passant : « De quoi parliez-vous ? » Saisis de terreur, nous ne répondions rien ; il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l'oreille n'était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et des murmures du vent.

Dix heures sonnaient à l'horloge du château : mon père s'arrêtait ; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l'horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d'argent surmonté d'une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l'ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s'avançait vers sa chambre à coucher, dépendante de la petite tour de l'est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage ; nous l'embrassions, en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse sans nous répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui.

Le talisman était brisé ; ma mère, ma soeur et moi, transformés en statues par la présence de mon père, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre désenchantement se manifestait par un débordement de paroles : si le silence nous avait opprimés, il nous le payait cher ».

 

(Les mémoires d’outre-tombe)

 

III

Regrets des pères

Extrait des Essais de Montaigne

Extrait de Rudyard Kipling

 

Montluc cité par Montaigne

Cité par Montaigne, le maréchal de Montluc se reproche sa grande dureté envers son fils. Pourquoi ne lui a-t-il pas communiqué son affection lorsqu’il avait son fils, vivant, en face de lui ?

« Ce pauvre garçon n’a rien veu de moy qu’une contenance refroignée et pleine de mespris. Il a emporté cette créance, que je n'ay sçeu ny l'aimer ny l'estimer selon son merite. A qui gardoy-je à descouvrir cette singuliere affection que je luy portoy dans mon ame ? estoit-ce pas luy qui en devoit avoir tout le plaisir et toute l'obligation ? Je me suis contraint et gehenné pour maintenir ce vain masque : et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté quant et quant, qu'il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n'ayant jamais receu de moy que rudesse, ny senti qu'une façon tyrannique ».

 

Rudyard Kipling après la mort de son fils, sur le champ de bataille, à 17 ans

«If any question why we died, Tell them, because our fathers lied». «Si quelqu’un vous demande pourquoi nous sommes morts, dites-lui que c’est parce que nos pères nous ont menti.»

C’est la phrase qu’il a fait graver sur la tombe de son fils.

Rudyard Kipling avait poussé son fils à partir à la guerre, alors même que celui-ci était trop jeune pour être mobilisé. Son fils lui envoyait des lettres angoissées ; le père répondait des lettres va-t-en guerre. Le remord fut amer.

 

IV

Paternités occidentales

 

Paternité romaine : droit d’user et d’abuser.

Les enfants étaient la propriété du père. La propriété romaine (usus & abusus) était totale, sur les terres comme sur les gens.

 

Paternité féodale

Relation de droits et de devoirs entre le père et ses enfants.

Les seigneurs féodaux étaient soumis à des lois plus grandes que leur volonté, que ce soit dans leurs relations avec leurs enfants, avec leurs serfs et avec leurs biens et terres.

 

Paternité républicaine

La propriété républicaine est revenue au droit romain (droit de propriété totale, droit d’user et d’abuser), mais seulement pour les biens. Les enfants ne sont pas une propriété.

Les pères perdent le droit de choisir le destin de leurs enfants et les enfants deviennent égaux entre eux (aucun enfant ne peut être favorisé).

 

V

Pères de gauche et pères de droite

Extrait d’un débat à l’Assemblée Nationale sur l’école obligatoire, laïque et gratuite (5 décembre 1881).

 

M de La Bassetière

Si, dans ce sanctuaire de la famille, où je dois régner seul, où ma liberté est la condition de ma responsabilité, une autorité quelconque, fût-ce la plus haute, fût-ce celle de l’Etat, veut intervenir entre mon fils et moi, j’ai le droit de la repousser avec énergie et de lui dire : « Tu usurpes et sur le droit du père et sur le droit de Dieu ! »

Vous vous faites souvent les interprètes du peuple. Eh bien, j’ai le regret de vous le dire, vous ne le connaissez pas ; vous ne connaissez ni le peuple des villes, ni le peuple des campagnes ; vous ne connaissez pas même ce peuple que vous croyez vous appartenir, ce peuple de Paris. (…)

Et, messieurs, croyez-le bien, ce peuple est plus ému de votre loi que vous ne le pensez ; et j’entends ces ouvriers, ces laboureurs, vous dire avec cet accent venu du cœur que l’on ne contrefait pas, qui est une prière aujourd’hui et une indignation demain :

« Vous nous avez, dans des circonstances douloureuses, pour une patrie que nous connaissions et que nous aimions, vous nous avez demandé le sang de tous nos fils ; ce sacrifice était douloureux, nous l’avons accepté ; nous sommes loin de nous en repentir, mais aujourd’hui, au nom de la souveraineté de l’Etat que je ne puis pas reconnaître en ces matières, vous nous demandez encore l’âme de nos enfants ; nous nous souvenons cette fois que nous sommes chrétiens et pères, vous ne l’aurez jamais ! »

 

Paul Bert

Ah ! si le devoir naturel d’élever son enfant, de l’instruire, était un de ces devoirs purement moraux qui n’ont sur l’intérêt général qu’un retentissement lointain, je comprendrais l’hésitation. Car c’est chose grave, qui mérite en effet qu’on y réfléchisse, et qui explique bien des hésitations que de placer la loi au foyer de la famille, entre le père et l’enfant pour ainsi dire ; et lorsqu’il y aura conflit entre l’injonction de la loi et l’autorité du père de famille, de frapper celle-ci de déchéance. Je le reconnais, c’est quelque chose de grave et qui peut faire hésiter quand on envisage que cette face de la question. Mais je prie ceux qui sont frappés de se retourner et d’envisager non plus l’intérêt du père de famille, sa volonté, son caprice plus ou moins excusable, mais de considérer l’intérêt général de la société.

Faut-il répéter que la richesse sociale augmente avec l’instruction, que la criminalité diminue avec l’instruction, qu’un homme ignorant non seulement est frappé d’infériorité personnelle, mais il devient ou peut devenir pour l’intérêt social une charge ou un danger ?

Si l’intérêt de la société est ainsi engagé dans cette question, si l’intérêt de l’enfant est ainsi compromis, que devient le caprice ou la mauvaise volonté du père de famille ? Il a contre lui l’Etat et l’intérêt de son enfant. (…) Je prendrai parti le parti contre le père pour l’enfant, pour cette faiblesse que seule la loi protège et qu’elle a progressivement enlevée à une autorité jadis absolue, absolue jusqu’à la mort ».

 

VI

Vaneigem contre le patriarcat et l'agriculture

"Ils élèvent l'enfant de la même façon qu'ils se lèvent chaque matin : en renonçant
à ce qu'ils aiment".

Pour l'anarchiste situationniste Raoul Veneigem, la femme naturelle est à l'image de la civilisation naturelle et bonne, tandis que patriarcat et agriculture mènent à la ruine écologique et culturelle.

(Dans sa vision des femmes généreuses, non souillées par le capitalisme, qui s'offrent à tout le monde, n'omet-il pas de mentionner qu'elles n'ont pas vraiment le choix ?)

N'est-ce pas en effet de l'agriculture et du commerce instaurés par la «révolution néolithique» que surgit la vermine des rois et des prêtres ? N'est-ce pas de ce temps que la terre dépouillée de sa substance charnelle se sublimise en une déesse mère que viole et ensemence, par le travail des hommes, Ouranos, seigneur céleste, mâle et ubéreux ?

(...)

La femme est au centre du monde à créer. (...)  Sa nature humaine et fécondante la tient à l'écart de la chasse comme d'une activité bestiale où l'épieu - et plus tard le fusil - se contente de prolonger et de perfectionner la griffe et la mâchoire du prédateur. Aux antipodes de la brute enchaînée aux cycles de mort, elle inaugure le cycle de la vie qui se crée elle-même. Telle est la réalité qu'inversera la civilisation patriarcale, dans un mensonge porté à sa perfection par le christianisme : la femme idéale est une vierge abusée et engrossée par un Dieu pour enfanter un homme enseignant aux hommes la vertu de mourir à soi-même.

La femme incarne la gratuité naturelle du vivant. Elle est l'abondance qui s'offre. De même que sa jouissance est tout à la fois donnée et sollicitée dans le jeu des caresses, de même se livre-t-elle à l'amour qui la prend pour de plus parfaites jouissances.

En elle et dans la relation passionnelle qu'elle ranime s'affirme ce style nouveau qui supplante peu à peu la tradition du viol, de la conquête et de la terre et d'elle-même. Une matrice universelle se forme à son image, pour alimenter, par les ressources d'une nature enfin humanisée, une humanité qui n'attend que le plaisir de naître et de renaître sans fin.

 

 

VII

Où sont passés nos pères ?

 

Sans ces pères sévères, où errons-nous ?

Hommes et femmes des temps modernes, nous sommes tous des fils orphelins : tout ce qui faisait le rôle paternel est désormais dévolu à l’Etat : choix des carrières (sélection sociale et délivrance des diplômes), surveillance de la répartition de l’héritage, instruction, contrôle des traitements…

Au regard de la paternité traditionnelle, dont il ne reste rien, le monde d’aujourd’hui peut se décrire ainsi : c’est l’assistance publique et les services sociaux, qui compteront bientôt un fonctionnaire par famille, qui délèguent aux parents le soin d’appliquer leurs préceptes.

Le rôle du père n'a pas disparu, mais il est passé aux mains de la société.

 

VIII

Une prière prononcée dans toutes les langues du monde

Pater noster, qui es in caelis
sanctificetur nomen tuum
adveniat regnum tuum
fiat voluntas tua
sicut in caelo et in terra.

Notre Père qui es aux cieux
que ton nom soit sanctifié
que ton règne vienne,
que ta volonté soit faite
sur la terre comme au ciel.


Panem nostrum quotidianum
da nobis hodie
et dimitte nobis debita nostra
sicut et nos dimittimus
debitoribus nostris
et ne nos inducas in tentationem
sed libera nos a malo.

Donne-nous aujourd’hui
notre pain de ce jour,
pardonne-nous nos offenses
comme nous pardonnons aussi
à ceux qui nous ont offensés
et ne nous soumets pas à la tentation
mais délivre-nous du mal.


Axel Randers, Esther Mar, Edith de Cornulier-Lucinière