jeudi, 06 juin 2013
La tisane à la recherche
Ce soir, j'ai préparé une tisane, me suis assise dans le fauteuil le plus confortable de mon bureau, dont j'ai éteint toutes les lumières pour ne laisser que la lueur tremblante de la bougie. Dehors, il faisait encore jour.
J'ai écouté Proust lu par des inconnus : Du côté de chez Swann. Par la fenêtre, je pouvais voir tomber le jour lentement. De temps en temps, je fermais les yeux. La nuit se fit complète, bientôt il ne resta plus que la bougie pour produire de la lumière, orange et chaude et chancelante.
Ce fut une soirée infiniment calme, dont je me rappellerai toujours.
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dimanche, 02 juin 2013
Blue Buoy
Attablés au café du Blue Buoy, boulevard de Vaugirard, en l'an 2000 : toi, un kawa ; moi, une kilkenny. Et peut-être un air de bach remixé par un DJ vietnamien dont je savais le nom. Un homme qui passe comme tous les jeudi soir, les serveurs chorégraphiant le service de l'happy hour, les cigarettes qui enfument le bar. Lumières bleues, lumières jaunes nous encerclent et les vapeurs de l'alcool, les volutes de fumée, les velléités des esprits défaillants nous enfoncent dans la descente clinaménique de la voie inconsciente. Peut-être est-ce pour cela que cette scène, si banale, m'est restée jusqu'à m'apparaître aujourd'hui comme surréelle.
Or, c'est cette scène exactement reconstituée, à un détail près, que j'ai eu la stupeur de reconnaître dans ton film, au fond de ce cinéma miteux où je m'étais décidée à aller le voir, dix mois après sa sortie. Mais toi, tu te souvenais de nos dialogues - que j'avais oubliés -, et je les ai reconnus, assaillie par cette peur caractéristique qu'on éprouve au cours d'un cauchemar, à moitié conscient de l'irréel de la situation, et pourtant y croyant manifestement. Tu t'es donc fié à la magie de cette scène sans contenu spécial, pour créer un autre monde, dans une autre dimension.
Proust expliqua ce phénomène : «Voyez-vous, je crois que ce n'est guère qu'aux souvenirs involontaires que l'artiste devrait demander la matière première de son oeuvre. D'abord, précisément parce qu'ils sont involontaires, qu'ils se forment d'eux-mêmes, attirés par la ressemblance d'une minute identique, ils sont seuls une griffe d'authenticité. Puis ils nous rapportent les choses dans un exact dosage de mémoire et d'oubli. Et enfin, comme ils nous font goûter la même sensation dans une circonstance tout autre, ils la libèrent de toute contingence, ils nous en donnent l'essence extra-temporelle, celle qui est justement le contenu du beau style, cette vérité générale et nécessaire que la beauté du style seule traduit».
Tu vis donc à Berlin, cela ne puis m'étonner de toi. Neukölln te va comme un gant.
Tu ne pourrais sûrement pas deviner à quel point j'ai changé.
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samedi, 18 août 2012
Mystique littéraire
Le petit garçon à la vie de bohème a joué un jeu sur son blog, et j'ai eu envie de jouer aussi.
Il s'agit de répondre à une série de questions en utilisant des titres de livres. J'ai ajouté cinq questions à celles qui existaient.
Photo prise à l'orgue de ND d'Auteuil, par Sara
(Jack Kerouak)
La condition actuelle de ton âme ? Marin mon cœur
Qu'est-ce que la vie pour toi ? La guerre et la paix
Ta peur ? Les châtiments
(Victor Hugo)
Ton histoire d'amour ? Un ange à ma table
Tes meilleurs amis sont ? Les rois maudits
Quel est le meilleur conseil que tu aies à donner ? Demande à la poussière...
Le défaut qui t'horripile le plus ? L'homme sans qualité
Comment est le temps ? Un été indien
(Truman Capote)
Ton moment préféré de la journée ? La nuit obscure
(Saint Jean de la Croix)
Décris où tu vis actuellement: Le Purgatoire
(Dante Alighieri)
Ton moyen de transport préféré ? Vol de nuit
Si tu pouvais aller n'importe où, où irais-tu ? Le pays où l'on n'arrive jamais
Ton animal préféré ? Le loup blanc
Comment aimerais-tu mourir ? La mort à Venise
Ton rêve le plus cher ? La résurrection des villes mortes
Le métier qui te fait rêver ? Grandeur et servitude militaire
Ta passion ? La recherche du temps perdu
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samedi, 10 juillet 2010
Soir bleu d'Hopper
Ivo Kranzfelder, dans son livre Hopper, parle du tableau d'Edward Hopper intitulé Soir bleu.
Editions Taschen, traduction française d'Annie Berthold.
Hopper prétend qu'il lui fallut dix ans pour arriver à surmonter l'influence européenne, et par "européenne", il faut entendre bien sûr "française". La meilleure preuve en est le tableau Soir bleu daté de 1914. Ce tableau occupe une place plutôt à part dans l'oeuvre de Hopper, du fait déjà que la scène est peuplée et dominée par des figures humaines. L'espace dans lequel elles se trouvent n'est que vaguement esquissé. Il s'agit sans doute de la terrasse d'un café close par une balustrade. L'arrière plan est indéfini, une ligne ondulée le partage entre une surface bleu clair et une surface bleu foncé. La balustrade de pierre accentue la division de l'espace en un extérieur et un intérieur. A gauche, un tiers du tableau est séparé du reste par une bande verticale de couleur, probablement un poteau servant de support à un toit imaginaire où sont suspendues des lanternes.
Cette mise en scène correspond parfaitement aux personnages. Sur la gauche, un proxénète est assis en solitaire à une table ; un dessin préparatoire du personnage (Un maquereau, étude préliminaire à Soir bleu) permet de l'identifier comme tel. A la table voisine se trouve un homme vu de profil et dont les yeux disparaissent sous un large béret basque ; il porte la barbe, une cigarette au coin des lèvres et une ombre très marquée sous la pommette. La cigarette est un point commun entre lui et le clown qui est assis ostensiblement au centre de l'espace à droite, le regard fixe. Entre ces deux personnages se trouve un militaire, certainement un officier en tenue de sortie, assis lui aussi à la table, le dos tourné vers le spectateur. Vu la position de la tête, il semble regarder une femme très maquillée, de toute évidence une prostituée, qui se tient debout de l'autre côté de la balustrade. Enfin, plus à droite, à la table voisine, un couple de grands bourgeois en habit, les cheveux et la barbe très soignés, observe la scène. Presque tous les personnages empiètent les uns sur les autres, ce couple, lui, se situe clairement à l'écart.
Trois figures, au caractère typologique marqué et sans individualité, sont liées par de fortes affinités : le maquereau, le barbu au béret basque et le clown. Tous trois ont une cigarette tombante au coin des lèvres mais elle ne dégage pas de fumée. La cigarette doit être vue plutôt comme un attribut, un signe d'appartenance à une couche sociale bien déterminée, qui est, en l'occurrence, cette fameuse bohème parisienne, ce demi-monde où se côtoient le génie artistique et les criminels. Lloyd Goodrich rapporte que Hopper s'est toujours tenu à l'écart de ce milieu. Au café se rencontrent aussi les membres de la bonne société, représentés par les trois autres personnages ; ils viennent ici comme la bohème mais se tiennent à l'écart d'elle.
Edouard Manet appartenait à ces deux mondes : membre de la haute société, il savait "se comporter avec l'élite aisée et cultivée mais évoluait tout aussi facilement au milieu des asociaux de la grande ville, qui lui servaient aussi souvent de modèles". C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre le personnage assis à moitié dans l'espace réservé au proxénète. Deux figures présentent de grandes affinités, si ce n'est déjà par le maquillage : la prostituée, sûre d'elle, qui reste en dehors et domine de toute sa hauteur les autres personnages, et le clown. Difficile de savoir dans quelle direction elle regarde vraiment, elle a probablement repéré un client potentiel, le militaire.
Soir bleu évoque aussi la place de l'artiste dans la société - un thème rare chez Hopper - et plus précisément, il faut le supposer, celle de l'artiste qu'il est. Son tout dernier tableau Deux comédiens (1956) sera encore une variation sur ce thème. Hopper identifie assurément le clown avec l'artiste. La comparaison entre l'artiste et le bouffon et le saltimbanque, voire le magicien, est un thème traditionnel que l'on retrouve aussi dans les biographies d'artistes. Gail Levin raconte l'anecdote selon laquelle Hopper aurait mis des punaises peintes sur l'oreiller de son condisciple Walter Tittle. C'est un thème très prisé depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours en passant par la Renaissance : Pline ne raconte-t-il pas que Xeuxis a peint des raisins que les moineaux auraient cherché à picorer ? Giorgio Vasari que l'élève a dessiné un insecte sur le tableau du maître et que celui-ci aurait essayé de le chasser ? Outre ce thème traditionnel, Hopper a intégré dans Soir bleu quelques références personnelles. Ainsi la prostitution est à rapprocher de son activité commerciale d'illustrateur, de même que le personnage de l'artiste accepté, reconnu, qui se rengorge comme il se doit, suggère l'insuccès de Hopper à l'époque (n'avait-il pas vendu jusque là en tout et pour tout un tableau au "Armory Show"?) On peut voir aussi dans l'expression de stupeur du personnage à droite, posant un regard peu amène sur les autres personnes du tableau, le fait de ne pas être encore reconnu et apprécié.
Hopper présente Soir bleu en 1915 à une exposition du groupe "MacDowell Club". C'est sa première oeuvre dont parlent les critiques. Leur compte rendu est une critique en règle de ce tableau présenté comme un ambitieux produit de l'imagination dénué d'intensité expressive. Il est décrit comme un portrait de buveurs d'absinthe parisiens pas particulièrement réussi. En revanche, l'autre toile de Hopper présentée à cette exposition, Coin de rues new-yorkais (1913), est bien reçu par la critique. Hopper n'exposera plus jamais Soir bleu. Gail Levin prétend que cette toile fut inspirée d'un vers d'Arthur Rimbaud, et en cite pour preuve le début : "Par les soirs bleus d'été..." La concordance fortuite (sic, note d'AlmaSoror) des mots "soir bleu" ne signifie pas forcément qu'il s'agit ici d'une connexion sciemment établie par l'artiste.
Cependant, ces considérations nous amènent à nous poser une question non négligeable : quels étaient les goûts et les connaissances de Hopper en littérature, en art, etc. ? Selon Levin, Hopper était doté d'un niveau intellectuel élevé. Il avait lu les classiques français et russes traduits, parmi lesquels Molière, Victor Hugo, Marcel Proust, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine et Charles Baudelaire. On raconte toujours que Hopper appréciait au plus haut point le poème de Goethe "Wanderers Nachtlied" ("über allen Gipfeln ist Ruh..."), qu'il pouvait réciter en allemand. Il prétendait d'ailleurs que le poème de Goethe avait une force visuelle extraordinaire. Hopper aimait le nouveau roman réaliste américain, celui de Theodor Dreiser par exemple, ou le théâtre moderne d'Eugene O'Neill, de Maxwell Anderson, d'Elmer Rice ou de Thornton Wilder, de la même génération que Hopper, et plus tard celui de Tennessee Williams".
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