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vendredi, 30 mai 2014

La tourelle du hibou

 Ondine Frager

Le temps passe, madame. Et bientôt ce que nous sommes ne sera plus qu'un souvenir qui s'efface. Comment conjurer l'impression vertigineuse que la vie nous traverse sans que nous ayons prise sur elle, ni sur nous-même ?

Enfant, j'avais songé à transformer la face du monde ; la tâche m'ayant effrayée, j'ai préféré une autre mer à boire – la mer des livres.

Lire, l'antidote au temps.

Ce soir, alors que les feuilles de tilleul rabougrissent au fond de ma tasse, je suis le fil de mes souvenirs de lecture. Dans la pénombre d'une petite pièce aux tentures rouges, au son de la musique malienne lancinante et paisible, je rencontre des livres compagnons, sans lesquels je ne parlerais pas à la même personne, lorsque je parle seule.

Du plus loin qu'il me revienne l'ombre de mes amours anciennes... Je revois les maisons de Dame-Souris. Ce charmant album destiné aux enfants et prisé des architectes en quête d'inspiration, expose les créations architecturales - des maisons individuelles adaptées au client - d'Héloïse la souris. On y admire le château du cochon, l'antre du renard, la maisonnette de l'ours, la villa souterraine de la truite, et tant d'autres.
Ma maison préférée, c'était celle du hibou. Installé dans une tourelle en plein ciel, il a vu sur la forêt, peut-être la mer scintille-t-elle au loin sous le tapis d'étoiles. Hibou peut scruter les mystères du ciel au moyen de la lunette d'astronome posée devant la fenêtre.
Les maisons de Dame souris, c'est un livre empreint d'une profonde paix, qui invite à la rêverie structurée, en quelque sorte, et créée, pour l'avenir (si on le lit à l'âge de l'enfance) des nostalgies infiniment langoureuses.

(Sur les maisons de Dame souris, quelques webécrivains se sont exprimés :

Comme avant dans mes rêves d'enfant

Lili l'archi)

Je poursuis ma route mentale à travers mes souvenirs, et je rencontre Le cheval blanc de Suho. Celui qui contient les illustrations d'Akaba - car les nouvelles éditions sont beaucoup moins belles ! Quel artiste, que cet Akaba - Suekichi Akaba ! Sur ce conte mongol de toute beauté, il livre des planches à couper le souffle et l'enfant que j'étais pleura toutes les larmes de son corps. C'était la découverte de l'amour et de la mort, du lien sacré entre l'homme et l'animal, de la musique liturgique universelle des défunts et des êtres qui s'aiment. 

Après quelques lectures déchirantes, je fermai le livre et ne l'ouvrit plus durant de longues années, car je savais que toutes les larmes de mon corps sortiraient à nouveau. Mais j'en regardais la couverture parfois, je savais, je sentais sa présence ; cette présence était taboue.

(Des traces du cheval blanc de Suho sur la Toile :

Vers Gif sur Yvette.

Ou en Romandie.)

Je pourrais encore parler de L'auberge de l'ange gardien et de l'affreux destin de Torchonnet, qui m'initia aux sordides rapports humains et à l'étrangeté sauvage des adultes. La suite de l'Auberge, la comtesse de Ségur, cette démiurge savante et sulfureuse, la raconte dans Le général Dourakine. On y découvre l'invraisemblable beauté, pâle et tragique, du Prince Romane, le polonais traqué.

Ces livres de la comtesse de Ségur, née Sofia Rostopchine, fille du terrible et majestueux aristocrate tsariste qui ne voulut pas livrer Moscou à Bonaparte, on me les lisait avant que je sache lire, je les ai entendus avant de les lire seule.

Mais le premier roman que je lus seule, et qui transforma ma vie, ce fut celui que m'offrit ma marraine Ségolène, l'année de mes six ans.

Les premiers paragraphes de Sans famille, d'Hector Malot, ne m'ont jamais quittée depuis. Maître Malot ! Je ne me suis jamais résolue à lire tes autres livres, car jamais je ne voudrais que tu tombes du piédestal où cette enfant t'avait élevé.

C'est par toi que j'ai compris la puissance de l'invention romanesque.

Je suis un enfant trouvé.

Mais jusqu’à huit ans j’ai cru que, comme tous les autres enfants, j’avais une mère, car lorsque je pleurais, il y avait une femme qui me serrait si doucement dans ses bras, en me berçant, que mes larmes s’arrêtaient de couler.

Jamais je ne me couchais dans mon lit, sans qu’une femme vînt m’embrasser, et, quand le vent de décembre collait la neige contre les vitres blanchies, elle me prenait les pieds entre ses deux mains et elle restait à me les réchauffer en me chantant une chanson, dont je retrouve encore dans ma mémoire l’air, et quelques paroles.

Quand je gardais notre vache le long des chemins herbus ou dans les brandes, et que j’étais surpris par une pluie d’orage, elle accourait au-devant de moi et me forçait à m’abriter sous son jupon de laine relevé qu’elle me ramenait sur la tête et sur les épaules.

Enfin quand j’avais une querelle avec un de mes camarades, elle me faisait conter mes chagrins, et presque toujours elle trouvait de bonnes paroles pour me consoler ou me donner raison.

Par tout cela et par bien d’autres choses encore, par la façon dont elle me parlait, par la façon dont elle me regardait, par ses caresses, par la douceur qu’elle mettait dans ses gronderies, je croyais qu’elle était ma mère.

Je trempe mes lèvres dans la tisane. La musique s'est tue, je ne m'en étais pas rendue compte - mais les timbres intenses des instruments africains résonnent encore au fond de mon corps.

Avec Jud Allan, roi des lads, de Paul d'Ivoi, j'ai appris à aimer l'existence des méchants, tel le Crâne, qui portent le crime avec panache et savent mourir en reconnaissant la valeur supérieure de leurs ennemis.

Les secrets de la lande, d'LN Lavolle, m'initièrent à l'amour des vieilles maisons. Je compris comment on fait le miel et pourquoi il faut se taire beaucoup pour savoir deviner les secrets.

Et puis, lorsque j'avais treize ans, mon grand-père Jacques me surprit alors que j'errais, pleine d'ennui, dans les rayons d'une bibliothèque que je connaissais par cœur. Je traînais entre l'escalier qui mène au pavillon et le lapinodrome, soulevant un livre par ici, le reposant.

Sa silhouette rare s'approcha de moi et je me tins coite.

- Tu n'as jamais lu cela, murmura-t-il, en passant son doigt tremblant sur un ouvrage dans l'ombre d'un rayon.

Il me tendit ce livre et me livra cette confidence : c'était le livre préféré de Dieudonné. Il le lisait l'année de sa mort et l'adorait.

Oh mon Dieu !

Je repartis dans ma chambre en le tenant entre mes mains. Le livre de Dieudonné. Ses mains l'avaient tenu. Et mon grand-père sévère me le confiait en chuchotant.

L'apôtre des lépreux, de Wilhelm Hunnerman, traduit par l'abbé Grandclaudon.

Sans cette lecture, je serais dénuée de doute et certaine d'être athée.

Mais j'ai lu L'apôtre des lépreux, dans cette édition tenue par un adolescent malade, et je l'ai relu, tout un été.

Et puis j'ai perdu de vue ce livre et ne l'ai plus jamais ouvert de ma vie. Je me souviens, c'est tout.

Des années plus tard, en cours de langues polynésiennes, j'eus un choc en entendant des mots d'Hawai'i, presqu'un malaise doublé d'une fascination, et je ne compris pas pourquoi. Ce n'est qu'encore longtemps après que je compris que j'avais reconnu les mots de l'Apôtre des Lépreux : Moloka'i. Kalaupapa.

Je pourrais encore parler de Bandini, de John Fante. Raconter ce trait incongru de ma mère, qui voulait que je dorme, et je ne voulais pas. Eh bien, alors, lis ce livre, dit-elle. Ce livre, qu'elle avait ramassé dans son étagère, c'était Bandini. J'avais onze ans je crois et ce fut le début d'une lecture répétée tous les deux ou trois ans, jusqu'à compréhension du texte.

Et que dire de La dentellière ? Un roman que j'adorais à quinze ans. Je vénérais l'auteur d'avoir écrit une œuvre si sensible, et quand vers vingt et quelques années je compris qu'il l'avait écrit pour rire, pour se moquer de la sensibilité de ses contemporains, j'en étais dégoutée. Il trouve que le reste de son œuvre vaut mieux que la Dentellière ; moi j'ai voulu ouvrir d'autres livres mais je n'aime qu'elle.

Adolescente ou adulte, j'eus d'autres lectures initiatiques. Breakfast at tiffany et les short stories de Truman Capote, dont la plus belle : One Christmas, le Noël triste d'un petit garçon à la Nouvelle-Orléans, à l'époque de la fameuse Prohibition...

La bande dessinée Lova, de Jean-Claude Servais,  Les sept piliers de la sagesse, de TE Lawrence d'Arabie, L'introduction à la langue et à la littérature aztèque, de Michel Launey, et enfin  Guerre et paix du vieux Tolstoï.

La caroline calligraphique des moines médiévaux s'est effacée devant l'imprimerie. Les ouvriers sidérurgistes ont vu leur monde s'éteindre. Nous marchons vers la numérisation de l'écriture et de la lecture, et l'apparence de l'édition traditionnelle se dissoudra bientôt dans la grande évidence du Code.

J'attends ; j'attends de voir si je deviens vieille. Si je reste encore quelques décennies dans ce monde, il me sera peut-être donné un jour de lire les nostalgies littéraires d'un enfant né en l'an 2014. A quoi ressembleront-elles ? Auront-elles des poussières et des odeurs, comme les miennes ? Ou bien d'autres sensations que mon esprit est incapable d'imaginer ?

Je les lirai, ces nouveaux-nés, quand je serai très vieille et j'écouterai leurs mémoires déjà profondes.

 

Le même thème, sur AlmaSoror :

Moineville, la ville des écrivains

Mémoires de nos lectures

mercredi, 12 mars 2014

Guerre et Paix, ouverture

 

L'ouverture du premier chapitre de

Guerre et Paix,

de Léon Tolstoï

(1869),

traduit par Irène Paskévitch

(1901)

(Extrait du fabuleux film de Serguei Bondartchouk, film le plus cher de l'histoire du cinéma, puisque l'Union soviétique accorda au réalisateur, artiste du peuple, un budget et des moyens illimités)

 

« Eh bien, prince, que vous disais-je ? Gênes et Lucques sont devenues les propriétés de la famille Bonaparte. Aussi, je vous le déclare d’avance, vous cesserez d’être mon ami, mon fidèle esclave, comme vous dites, si vous continuez à nier la guerre et si vous vous obstinez à défendre plus longtemps les horreurs et les atrocités commises par cet Antéchrist…, car c’est l’Antéchrist en personne, j’en suis sûre ! Allons, bonjour, cher prince ; je vois que je vous fais peur… asseyez-vous ici, et causons… »

Ainsi s’exprimait en juillet 1805 Anna Pavlovna Schérer, qui était demoiselle d’honneur de Sa Majesté l’impératrice Marie Féodorovna et qui faisait même partie de l’entourage intime de Sa Majesté. Ces paroles s’adressaient au prince Basile, personnage grave et officiel, arrivé le premier à sa soirée.

Mlle Schérer toussait depuis quelques jours ; c’était une grippe, disait-elle (le mot« grippe » était alors une expression toute nouvelle et encore peu usitée).

Un laquais en livrée rouge – la livrée de la cour – avait colporté le matin dans toute la ville des billets qui disaient invariablement :« Si vous n’avez rien de mieux à faire, monsieur le Comte ou Mon Prince, et si la perspective de passer la soirée chez une pauvre malade ne vous effraye pas trop, je serai charmée de vous voir chez moi entre sept et huit. – Anna Schérer. »

« Grand Dieu ! quelle virulente sortie ! » répondit le prince, sans se laisser émouvoir par cette réception.

Le prince portait un uniforme de cour brodé d’or, chamarré de décorations, des bas de soie et des souliers à boucles ; sa figure plate souriait aimablement ; il s’exprimait en français, ce français recherché dont nos grands-pères avaient l’habitude jusque dans leurs pensées, et sa voix avait ces inflexions mesurées et protectrices d’un homme de cour influent et vieilli dans ce milieu.

Il s’approcha d’Anna Pavlovna, lui baisa la main, en inclinant sa tête chauve et parfumée, et s’installa ensuite à son aise sur le sofa.

« Avant tout, chère amie, rassurez-moi, de grâce, sur votre santé, continua-t-il d’un ton galant, qui laissait pourtant percer la moquerie et même l’indifférence à travers ses phrases d’une politesse banale.

– Comment pourrais-je me bien porter, quand le moral est malade ? Un cœur sensible n’a-t-il pas à souffrir de nos jours ? Vous voilà chez moi pour toute la soirée, j’espère ?

– Non, malheureusement : c’est aujourd’hui mercredi ; l’ambassadeur d’Angleterre donne une grande fête, et il faut que j’y paraisse ; ma fille viendra me chercher.

– Je croyais la fête remise à un autre jour, et je vous avouerai même que toutes ces réjouissances et tous ces feux d’artifice commencent à m’ennuyer terriblement.

– Si l’on avait pu soupçonner votre désir, on aurait certainement remis la réception, répondit le prince machinalement, comme une montre bien réglée, et sans le moindre désir d’être pris au sérieux.

– Ne me taquinez pas, voyons ; et vous, qui savez tout, dites-moi ce qu’on a décidé à propos de la dépêche de Novosiltzow ?

– Que vous dirai-je ? reprit le prince avec une expression de fatigue et d’ennui… Vous tenez à savoir ce qu’on a décidé ? Eh bien, on a décidé que Bonaparte a brûlé ses vaisseaux, et il paraîtrait que nous sommes sur le point d’en faire autant. »

Le prince Basile parlait toujours avec nonchalance, comme un acteur qui répète un vieux rôle. Mlle Schérer affectait au contraire, malgré ses quarante ans, une vivacité pleine d’entrain. Sa position sociale était de passer pour une femme enthousiaste ; aussi lui arrivait-il parfois de s’exalter à froid, sans en avoir envie, rien que pour ne pas tromper l’attente de ses connaissances. Le sourire à moitié contenu qui se voyait toujours sur sa figure n’était guère en harmonie, il est vrai, avec ses traits fatigués, mais il exprimait la parfaite conscience de ce charmant défaut, dont, à l’imitation des enfants gâtés, elle ne pouvait ou ne voulait pas se corriger. La conversation politique qui s’engagea acheva d’irriter Anna Pavlovna.

« Ah ! ne me parlez pas de l’Autriche ! Il est possible que je n’y comprenne rien ; mais, à mon avis, l’Autriche n’a jamais voulu et ne veut pas la guerre ! Elle nous trahit : c’est la Russie toute seule qui délivrera l’Europe ! Notre bienfaiteur a le sentiment de sa haute mission, et il n’y faillira pas ! J’y crois, et j’y tiens de toute mon âme ! Un grand rôle est réservé à notre empereur bien-aimé, si bon, si généreux ! Dieu ne l’abandonnera pas ! Il accomplira sa tâche et écrasera l’hydre des révolutions, devenue encore plus hideuse, si c’est possible, sous les traits de ce monstre, de cet assassin ! C’est à nous de racheter le sang du juste ! À qui se fier, je vous le demande ? L’Angleterre a l’esprit trop mercantile pour comprendre l’élévation d’âme de l’empereur Alexandre ! Elle a refusé de céder Malte. Elle attend, elle cherche une arrière-pensée derrière nos actes. Qu’ont-ils dit à Novosiltzow ? Rien ! Non, non, ils ne comprennent pas l’abnégation de notre souverain, qui ne désire rien pour lui-même et ne veut que le bien général ! Qu’ont-ils promis ? Rien, et leurs promesses mêmes sont nulles ! La Prusse n’a-t-elle pas déclaré Bonaparte invincible et l’Europe impuissante à le combattre ? Je ne crois ni à Hardenberg, ni à Haugwitz ! Cette fameuse neutralité prussienne n’est qu’un piège ! Mais j’ai foi en Dieu et dans la haute destinée de notre cher empereur, le sauveur de l’Europe ! »

Elle s’arrêta tout à coup, en souriant doucement à son propre entraînement.

« Que n’êtes-vous à la place de notre aimable Wintzingerode ! Grâce à votre éloquence, vous auriez emporté d’assaut le consentement du roi de Prusse ; mais… me donnerez-vous du thé ?

– À l’instant !… À propos, ajouta-t-elle en reprenant son calme, j’attends ce soir deux hommes fort intéressants, le vicomte de Mortemart, allié aux Montmorency par les Rohan, une des plus illustres familles de France, un des bons émigrés, un vrai ! L’autre, c’est l’abbé Morio, cet esprit si profond !… Vous savez qu’il a été reçu par l’empereur !

– Ah ! je serai charmé ! … Mais dites-moi, je vous prie, continua le prince avec une nonchalance croissante, comme s’il venait seulement de songer à la question qu’il allait faire, tandis qu’elle était le but principal de sa visite, dites-moi s’il est vrai que Sa Majesté l’impératrice mère ait désiré la nomination du baron Founcke au poste de premier secrétaire à Vienne ? Le baron me paraît si nul ! Le prince Basile convoitait pour son fils ce même poste, qu’on tâchait de faire obtenir au baron Founcke par la protection de l’impératrice Marie Féodorovna. Anna Pavlovna couvrit presque entièrement ses yeux en abaissant ses paupières ; cela voulait dire que ni elle ni personne ne savait ce qui pouvait convenir ou déplaire à l’impératrice.

« Le baron Founcke a été recommandé à l’impératrice mère par la sœur de Sa Majesté, » dit-elle d’un ton triste et sec.

En prononçant ces paroles, Anna Pavlovna donna à sa figure l’expression d’un profond et sincère dévouement avec une teinte de mélancolie ; elle prenait cette expression chaque fois qu’elle prononçait le nom de son auguste protectrice, et son regard se voila de nouveau lorsqu’elle ajouta que Sa Majesté témoignait beaucoup d’estime au baron Founcke.

Le prince se taisait, avec un air de profonde indifférence, et pourtant Anna Pavlovna, avec son tact et sa finesse de femme, et de femme de cour, venait de lui allonger un petit coup de griffe, pour s’être permis un jugement téméraire sur une personne recommandée aux bontés de l’impératrice ; mais elle s’empressa aussitôt de le consoler :

« Parlons un peu des vôtres ! Savez-vous que votre fille fait les délices de la société depuis son apparition dans le monde ? On la trouve belle comme le jour ! »

Le prince fit un salut qui exprimait son respect et sa reconnaissance.

« Que de fois n’ai-je pas été frappée de l’injuste répartition du bonheur dans cette vie, continua Anna Pavlovna, après un instant de silence. Elle se rapprocha du prince avec un aimable sourire pour lui faire comprendre qu’elle abandonnait le terrain de la politique et les causeries de salon pour commencer un entretien intime : « Pourquoi, par exemple, le sort vous a-t-il accordé de charmants enfants tels que les vôtres, à l’exception pourtant d’Anatole, votre cadet, que je n’aime pas ? ajouta-t-elle avec la décision d’un jugement sans appel et en levant les sourcils. Vous êtes le dernier à les apprécier, vous ne les méritez donc pas… »

Et elle sourit de son sourire enthousiaste.

« Que voulez-vous ? dit le prince. Lavater aurait certainement découvert que je n’ai pas la bosse de la paternité.

– Trêve de plaisanteries ! il faut que je vous parle sérieusement. Je suis très mécontente de votre cadet, entre nous soit dit. On a parlé de lui chez Sa Majesté (sa figure, à ces mots, prit une expression de tristesse), et on vous a plaint. »

Le prince ne répondit rien. Elle le regarda en silence et attendit.

« Je ne sais plus que faire, reprit-il avec humeur. Comme père, j’ai fait ce que j’ai pu pour leur éducation, et tous les deux ont mal tourné. Hippolyte du moins est un imbécile paisible, tandis qu’Anatole est un imbécile turbulent ; c’est la seule différence qu’il y ait entre eux ! »

Il sourit cette fois plus naturellement, plus franchement, et quelque chose de grossier et de désagréable se dessina dans les replis de sa bouche ridée.

« Les hommes comme vous ne devraient pas avoir d’enfants ; si vous n’étiez pas père, je n’aurais aucun reproche à vous adresser, lui dit d’un air pensif Mlle Schérer.

– Je suis votre fidèle esclave, vous le savez ; aussi est-ce à vous seule que je puis me confesser ; mes enfants ne sont pour moi qu’un lourd fardeau et la croix de mon existence ; c’est ainsi que je les accepte. Que faire ?… » Et il se tut, en exprimant par un geste sa soumission à la destinée.

Anna Pavlovna parut réfléchir.

« N’avez-vous jamais songé à marier votre fils prodigue, Anatole ? Les vieilles filles ont, dit-on, la manie de marier les gens ; je ne crois pas avoir cette faiblesse, et pourtant j’ai une jeune fille en vue pour lui, une parente à nous, la princesse Bolkonsky, qui est très malheureuse auprès de son père. »

Le prince Basile ne dit rien, mais un léger mouvement de tête indiqua la rapidité de ses conclusions, rapidité familière à un homme du monde, et son empressement à enregistrer ces circonstances dans sa mémoire.

« Savez-vous bien que cet Anatole me coûte quarante mille roubles par an ? soupira-t-il en donnant un libre cours à ses tristes pensées. Que sera-ce dans cinq ans, s’il y va de ce train ? Voilà l’avantage d’être père !… Est-elle riche, votre princesse ?

– Son père est très riche et très avare ! Il vit chez lui, à la campagne. C’est ce fameux prince Bolkonsky auquel on a fait quitter le service du vivant de feu l’empereur et qu’on avait surnommé « le roi de Prusse ». Il est fort intelligent, mais très original et assez difficile à vivre. La pauvre enfant est malheureuse comme les pierres. Elle n’a qu’un frère, qui a épousé depuis peu Lise Heinenn et qui est aide de camp de Koutouzow. Vous le verrez tout à l’heure.

– De grâce, chère Annette, dit le prince en saisissant tout à coup la main de Mlle Schérer, arrangez-moi cette affaire, et je serai à tout jamais le plus fidèle de vos esclafes, comme l’écrit mon starost au bas de ses rapports. Elle est de bonne famille et riche, c’est juste ce qu’il me faut. »

Et là-dessus, avec la familiarité de geste élégante et aisée qui le distinguait, il baisa la main de la demoiselle d’honneur, puis, après l’avoir serrée légèrement, il s’enfonça dans son fauteuil en regardant d’un autre côté.

« Eh bien, écoutez, dit Anna Pavlovna, j’en causerai ce soir même avec Lise Bolkonsky. Qui sait ? cela s’arrangera peut-être ! Je vais faire, dans l’intérêt de votre famille, l’apprentissage de mon métier de vieille fille.

 

La suite se lit sur wikisource.

 

Tolstoï, sur notre AlmaSoror :

Mélanges napoléoniens

Jugement et injustice

 

vendredi, 13 février 2009

Où il y a jugement, il y a injustice

"Où il y a jugement, il y a injustice"

Leon Tolstoï

 

 

Un extrait de Guerre et Paix

Pierre Bezoukof a été fait prisonnier par des soldats de l'armée napoléonienne. Captif, il fait l'expérience de l'infini, de l'unité, de la liberté du monde.

Le soir était fini, mais la nuit n'était pas encore venue. Pierre quitta ses nouveaux camarades et s'en alla, entre les feux de bivouac, de l'autre côté de la route où, lui avait-on dit, étaient les soldats prisonniers. Il avait envie de leur parler. Sur la route, une sentinelle française l'arrêta et le fit revenir sur ses pas.

Pierre rebroussa chemin, mais non pas vers ses camarades, auprès du feu, il alla vers un chariot dételé près duquel il n'y avait personne. Les jambes ramenées sous lui et la tête baissée, il s'assit contre les roues sur la terre froide et resta longtemps immobile à réfléchir. Plus d'une heure s'écoula. Personne ne le dérangeait. Tout à coup il éclata de son bon gros rire, si bruyamment que de tous côtés des gens se retournèrent, surpris, vers ce rire étrange et manifestement solitaire.

- Ha, ha, ha ! riait Pierre. Et il prononça tout haut, se parlant à lui-même : Le soldat ne m'a pas laissé passer. On m'a pris, on m'a enfermé. On me garde prisonnier. Qui, moi ? Moi ? Moi - mon âme immortelle ! Ha, ha, ha !... Ha, ha, ha !... et à force de rire, des larmes lui vinrent aux yeux.

Quelqu'un se leva, s'approcha pour voir de quoi riait tout seul ce grand garçon bizarre. Pierre cessa de rire, s'éloigna du curieux et jeta un regard autour de lui.

L'immense bivouac qui s'étendait à perte de vue et qui, tout à l'heure, résonnait du crépitement des feux et des voix des hommes, s'apaisait ; les feux rouges s'éteignaient et pâlissaient. La pleine lune était haut dans le ciel clair. Les forêts et les champs, invisibles jusqu'alors en dehors du camp, se découvraient maintenant au loin. Et plus loin encore que ces forêts et ces champs, se voyait un lointain infini, clair, mouvant, qui attirait. Pierre regarda le ciel, la profondeur où scintillait les étoiles. " Et tout cela est à moi, et tout cela est en moi, et tout cela est moi ! pensa-t-il. Et c'est tout cela qu'ils ont pris et enfermé dans un baraquement entouré de planches !" Il sourit et alla s'étendre auprès de ses camarades.

Traduction d'Elisabeth Guertik

mardi, 27 janvier 2009

Napoléon

Napoléon

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Lire :

mmoiresdoutretombe-small.jpg1) Mémoires d'outre-tombe, par François-René de Chateaubriand (texte de l'édiition originale 1849), présenté par Pierre Clarac, le Livre de Poche, 1973.

 

 

guerreetpaixlelivre-small.jpg2) La Guerre et la Paix, par Léon Tolstoï (publié en 1878), traduction par Elisabeth Guertic, éditions Fernand Hazan, 1950, 2vol. + étui.

 

 

voinaimir-small.jpgRegarder :

3) Guerre et Paix, film de Serge Bondartchouk réalisé en quatre parties entre 1965 et 1967, projeté pour la première fois en France enaoût 2004, dans son intégralité lors du festival annuel "Cinéma et Littérature russes", au cinéma L'Arlequin, rue de Rennes à Paris.

4) Le site www.napoleonicsociety.com

 

François de Chateaubriand consacre plus de 200 pages de ses Mémoires d'outre-tombe à Napoléon. Il décrit celui-ci comme un homme qui a su rétablir l'ordre après le bain de sang de la "Terreur". Mais il le déclare un homme de l'ancien régime, démocrate par opportunisme et seulement pour un temps.  Il est à la fois admirateur de son "génie" et refroidi par ses crimes. "Je n'ai jamais salué la parole ou le boulet" dit-il et en effet, comme Victor Hugo, il s'est vite éloigné de Napoléon.

Léon Tolstoï écrit en six ans le roman La Guerre et la Paix qui met en scène deux familles d'aristocrates russes au moment où Napoléon envahit l'Europe et se heurte à l'Empereur Alexandre. Le héros, le prince André Bolkonsky, est lui aussi un admirateur de Napoléon jusqu'à la bataille d'Austerlitz où il est blessé : "Comment n'ai-je pas vu ce haut ciel plus tôt ? Et comme je suis heureux de le connaître enfin. Oui ! tout est vanité, tout est mensonge, hormis ce ciel infini." Son point de vue change alors sur Napoléon.

Le film Guerre et Paix tiré du roman et réalisé avec les moyens exceptionnels que l'ancienne URSS avait mis à la disposition du réalisateur Serge Bondartchouk dans les années soixante est l'occasion de magnifier le peuple russe. Le réalisateur fait un montage percutant de certaines scènes, comme celle-ci : la comtesse Rostov devient folle de douleur quand elle apprend la mort de son fils. Après un "cut" brutal sur cette scène bouleversante, l'image d'après montre Napoléon marchant de profil de gauche à droite, inéluctable, indifférent, apportant la guerre et la mort.

À ces deux auteurs du XIX° siècle, Chateaubriand et Tolstoï, qui expriment tour à tour admiration et horreur pour Napoléon, montrant l'ambivalence des sentiments, l'hésitation du cœur et de l'esprit, s'oppose la certitude  des passionnés de l'aventure de Napoléon.

Le site des fervents de Napoléon justifie l'assassinat du Duc d'Enghien – kidnappé à l’étranger et fusillé dans les fossés de Vincennes après un procès expédié dans la nuit -  et soutient que le procès fait à Napoléon serait une machination indigne.  Car Napoléon serait « un homme de paix »…Sur ce site, peu convaincant, le président, dénonce une histoire officielle hostile à Napoléon. D'autres sites existent qui exaltent l'empereur. La plupart, plus raisonnables, et que le lecteur trouvera facilement sur Internet, se contentent de faire des recherches et des reconstitutions historiques comme l' « Institut Napoléon ».

Pourquoi des hommes du début du XXI° siècle ont-ils besoin de s'enthousiasmer pour un mégalomane, même de génie, qui a entraîné dans la guerre des millions de jeunes gens les arrachant à leur famille et les promettant à des morts horribles ?  Nous les humains, sommes-nous réellement amateurs de guerres ?

Peut-être serait-il utile de se poser cette question sérieusement à l'heure où les guerres éclatent partout - dans l'oubli des guerres du XX° siècle -, et où des hommes, des femmes, des enfants, des jeunes gens sont horriblement blessés, souffrent, meurent. Tandis que les chefs de guerre se lèvent toujours plus nombreux, toujours plus excités, et - il ne faut pas l'oublier - de plus en plus éloignés, physiquement, du champ de bataille.

Faut-il relire la "Servitude volontaire" de La Boétie ?

Sara

http://universdesara.org/