lundi, 13 avril 2020
Calculs bilieux
Nous calculerons sans doute un jour que le nombre de morts dû au confinement lui-même (enfermement des gens, chute de l'économie, désespoir des isolés) fut beaucoup plus grand que celui provoqué par le coronavirus. Sans doute les gouverneurs de la cité ne le font-ils pas exprès. La lourdeur contradictoire de l'administration, l'incapacité personnelle des gens en place, les fils à la patte qui les guident et que nous n'apercevons pas expliquent mieux qu'aucun complot l'indigence de notre situation. Les soupçons de conspiration ne sont que la manière populaire de croire encore à l'intelligence du sommet de l’État.
Donc, la France et l'Union européenne organisent un désespoir de grande ampleur, celui des vieilles personnes enfermées dans les Ephad qui se sont vues abandonnées du jour au lendemain et vont mourir d'abandon et de désespoir, dans l'incrédule incompréhension de ce qu'on leur fait subir. Comme des chiens abandonnés qui gémissent leur douleur nue derrières les chenils. Face à la conjuration de la politique économique et sanitaire et de son bras armé, la police, nous assistons médusés à notre propre enfermement et à la torture morale de nos proches sans pouvoir rien faire, car le peuple n'existe pas. Il y a des individus isolés qui souffrent et une classe qui dirige mais le peuple est le mythe qui s'effondre dès qu'il faudrait réagir. Et chaque fois qu'on croit voir le peuple (liesse des matchs de football, défilés militaires acclamés, toutes sortes de scènes collectives), c'est que les gouverneurs souhaitent le voir ainsi constitué en peuple, mais le peuple par lui-même et pour lui-même n'existe pas et n'existera jamais. Les révolutions et renversements ne sont que le moment où la majorité des gouverneurs est passée de l'autre côté. C'est loin d'être le cas en ce moment.
Ailleurs :
Pour écrire des lettres à ceux qui demeurent enfermés dans des ephads, sans visites, et à qui des gens déguisés en cosmonautes apportent leurs repas :
Et puis Ultra Violence
Son ultra-violence est douce comme une pluie de chlore dans des millions de poumons humains.
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samedi, 24 mai 2014
Dolores, Terrae incognitae
Je t'ai reconnue hier soir au premier coup d'oeil, la douleur. Tu prenais toute la place sur son visage. En regardant cet homme qui ne me ressemble pas, je voyais ma figure des jours mauvais.
Et je te contemplais, stupéfiée, saisissant à quel point nous ne te comprenons pas. Nous te portons, la douleur, et tu pèses lourd, mais c'est un fardeau sans paroles, c'est un fardeau sans frontières.
Tout ce que le corps visible ou connu souffre est nommé ou pourrait l'être. Un bras blessé, un colon irrité, la souffrance est physique, dit-on.
L'autre souffrance, comment l'appelle-t-on ? La souffrance morale ?
Pourtant, existe-t-il une pensée humaine, qui ait lieu ex nihilo, hors de la matière ? Existe-t-il une seule émotion qui soit vécue hors de la chair ?
Le pas d'un pied, le geste d'une main, l'élan "du coeur" ou l'idée "dans la tête" sont des phénomènes physiques. Ils n'ont pas lieu dans un monde désincarné, vide, mais ils sont fabriqués par des mouvements de matière.
Cela nous le savons.
Les mouvements imperceptibles du monde n'existent pas moins que les mouvements perceptibles.
Cela nous nous en doutons à peine.
L'homme, encore au seuil timide de la connaissance, ne s'est pas débarrassé de cette naïve habitude de ne pas croire à l'existence de ce qu'il ne voit pas. Aussi nomme-t-il "souffrance morale" une douleur dont il ne perçoit ni l'origine locale, ni les conséquences exactes.
Comme si le moral était une zone hors la chair, où la matière n'est plus...
L'homme, du côté obscur de la porte entrouverte de la connaissance, croit encore à l'existence d'un monde éthéré où auraient lieu les événements affectifs, émotifs, intellectuels de sa vie. Il ignore presque tout des phénomènes de son cerveau, et s'il ne croit plus en Dieu, il croit tout de même que sa vie affective, émotive, intellectuelle, est régie en dehors de tout processus physique.
Il nous faudra beaucoup de temps pour comprendre qu'un sentiment, qu'une émotion, qu'un choix, a lieu dans le corps. Ce sont des gestes, comme ceux que nous faisons avec nos mains et nos pieds, avec notre visage. Ce sont des gestes que nous faisons dans des zones de notre corps que nous ne connaissons pas, dont nous ignorons le mode d'action et de réaction.
Quand nous comprendrons ces gestes infimes, nous mettrons des mots justes sur nos souffrances aujourd'hui qualifiées de "morales". Nous comprendrons pourquoi nous pleurons, pourquoi nous nous jetons par la fenêtre, nous comprendrons comment nous ressentons.
Hier, te voyant assise, énorme et implacable, sur le visage ravagé d'un homme à la tombée du jour, j'ai compris, la douleur, que tu n'étais qu'une blessure de la chair, une plaie, comme une autre.
Et je t'ai regardée.
La douleur renversée. Notre-Dame de Lorette, 75009
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mardi, 20 novembre 2012
Peine de cœur
Papa habite dans une très grande maison loin derrière la ville, avec d’autres papas.
Comme nous, ils mangent à la cantine,
ils se disputent dans la cour de récréation.
Comme nous, ils n’aiment pas obéir, ils ont peur du noir.
Comme nous, ils rêvent de jouer à quelque chose.
Papa apprend à fabriquer des boites dans un atelier.
Son maître est gentil.
Il apprend à écrire dans un autre atelier. Sa maîtresse est nulle.
Comme moi, il voudrait voler dans le ciel avec les oiseaux.
Comme moi, il voudrait dormir dans le lit de maman.
Comme moi, il rêve de partir quelque part.
Papa s’ennuie dans la très grande maison loin derrière la ville.
Il s’ennuie du matin au soir au milieu du fer, des clous, des portes.
Le jour, son cœur est fermé.
La nuit, il entend son cœur frapper comme un tambour.
Comme moi, il ferme les yeux pour se souvenir de notre porte d’entrée.
Comme moi, il sent des larmes quand il imagine notre princesse avec sa robe bleue, avec son sourire rouge.
Comme moi, il attend de rentrer à la maison.
Papa a pris quatre ans, dont deux avec sursis.
Edith de CL
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