Dolores, Terrae incognitae (samedi, 24 mai 2014)
Je t'ai reconnue hier soir au premier coup d'oeil, la douleur. Tu prenais toute la place sur son visage. En regardant cet homme qui ne me ressemble pas, je voyais ma figure des jours mauvais.
Et je te contemplais, stupéfiée, saisissant à quel point nous ne te comprenons pas. Nous te portons, la douleur, et tu pèses lourd, mais c'est un fardeau sans paroles, c'est un fardeau sans frontières.
Tout ce que le corps visible ou connu souffre est nommé ou pourrait l'être. Un bras blessé, un colon irrité, la souffrance est physique, dit-on.
L'autre souffrance, comment l'appelle-t-on ? La souffrance morale ?
Pourtant, existe-t-il une pensée humaine, qui ait lieu ex nihilo, hors de la matière ? Existe-t-il une seule émotion qui soit vécue hors de la chair ?
Le pas d'un pied, le geste d'une main, l'élan "du coeur" ou l'idée "dans la tête" sont des phénomènes physiques. Ils n'ont pas lieu dans un monde désincarné, vide, mais ils sont fabriqués par des mouvements de matière.
Cela nous le savons.
Les mouvements imperceptibles du monde n'existent pas moins que les mouvements perceptibles.
Cela nous nous en doutons à peine.
L'homme, encore au seuil timide de la connaissance, ne s'est pas débarrassé de cette naïve habitude de ne pas croire à l'existence de ce qu'il ne voit pas. Aussi nomme-t-il "souffrance morale" une douleur dont il ne perçoit ni l'origine locale, ni les conséquences exactes.
Comme si le moral était une zone hors la chair, où la matière n'est plus...
L'homme, du côté obscur de la porte entrouverte de la connaissance, croit encore à l'existence d'un monde éthéré où auraient lieu les événements affectifs, émotifs, intellectuels de sa vie. Il ignore presque tout des phénomènes de son cerveau, et s'il ne croit plus en Dieu, il croit tout de même que sa vie affective, émotive, intellectuelle, est régie en dehors de tout processus physique.
Il nous faudra beaucoup de temps pour comprendre qu'un sentiment, qu'une émotion, qu'un choix, a lieu dans le corps. Ce sont des gestes, comme ceux que nous faisons avec nos mains et nos pieds, avec notre visage. Ce sont des gestes que nous faisons dans des zones de notre corps que nous ne connaissons pas, dont nous ignorons le mode d'action et de réaction.
Quand nous comprendrons ces gestes infimes, nous mettrons des mots justes sur nos souffrances aujourd'hui qualifiées de "morales". Nous comprendrons pourquoi nous pleurons, pourquoi nous nous jetons par la fenêtre, nous comprendrons comment nous ressentons.
Hier, te voyant assise, énorme et implacable, sur le visage ravagé d'un homme à la tombée du jour, j'ai compris, la douleur, que tu n'étais qu'une blessure de la chair, une plaie, comme une autre.
Et je t'ai regardée.
La douleur renversée. Notre-Dame de Lorette, 75009
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Commentaires
Comme quoi il reste des terres inconnues.
Écrit par : Morgan | samedi, 24 mai 2014
Il reste plus de terres inconnues qu'il n'y en avait il y a quelques siècles. Que savons-nous des abysses, des fonds marins ? Que savons-nous des confins de l'univers ? Que savons-nous de l'intérieur de notre ventre et de celui de notre cerveau ?
Écrit par : K | dimanche, 25 mai 2014
"Je ne sais ce que j'ai pu paraître aux yeux du monde, mais à mes yeux il me semble que je n'ai été qu'un enfant jouant sur le rivage, heureux de trouver de temps à autre, un galet plus lisse ou un coquillage plus beau que les autres, alors que le grand océan de la vérité s'étendait devant moi, encore inexploré".
Isaac Newton
Écrit par : Morgan | dimanche, 25 mai 2014
Peut-être est-ce le matérialisme et le rationalisme qui fait qu'on croit que le psychologie, les douleurs de l'âme n'ont pas de siège, et finalement n'existe pas vraiment . . . Les religions ou les spiritualités ont moins de problème avec cela.
Écrit par : sara | dimanche, 25 mai 2014