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jeudi, 24 octobre 2013

Une enfance littéraire française : Invitation au voyage I

 Jeudi 24 octobre 2013

Édith de Cornulier-Lucinière

edouard vuillard, intérieur

 Édouard Vuillard - Intérieur

 

Voici la synthèse de la conférence que j'ai donnée ce matin à mes étudiants - la première de l'année. Elle s'intitule L'invitation au voyage, parce que j'aime ce poème de Charles Baudelaire et parce c'est le jour où j'ouvre les portes sur les salles que nous arpenterons ensemble, plus en profondeur, au cours des conférences à venir.

C'est la troisième année que j'avance ainsi, face à ces étudiants étrangers, de toutes origines, et dont l'accès au subtil français est inégal encore.

J'avais déjà, sur AlmaSoror, donné l'essence de celle de mes conférences intitulée L'enfance, la civilisation et le monde sauvage.

Quant au blog de mon cours, encore en construction, il se consulte à cette adresse...

 

L'esprit de ces conférences

Je voudrais vous inviter à voyager dans le monde littéraire enfantin de France. Je ne ferai pas une histoire exhaustive de la littérature enfantine, ni de l'édition à destination de la jeunesse. Ce n'est pas, non plus, une conférence historique ni sociologique, ni d'histoire de l'art, même si nous voyagerons dans l'histoire et dans la société française, même si nous découvrirons de grands artistes – peintres, musiciens, écrivains, graveurs, cinéastes...

Mon projet est de vous ouvrir des portes sur l'univers littéraire enfantin, de vous faire découvrir quelques œuvres emblématiques, quelques auteurs intéressants, quelques personnages bien-aimés des enfants.

C'est souvent le plus difficile pour un adulte qui arrive dans un pays étranger : il peut vite apprendre la culture adulte, mais que sait-il des aspects enfantins ? Et pourtant, quel univers mieux que celui de l'enfance peut refléter, irradier, nourrir une société ? Voici une initiation... Elle a vocation à lever le rideau sur un monde fourmillant d’œuvres. Celui qui s'intéresse à ce monde devra poursuivre le voyage seul, ou en d'autres compagnies...

Comme le sujet de notre séminaire nous y invite, nous verrons ensemble beaucoup d'images, de films. Nous aurons aussi l'occasion d'écouter des compositions musicales, des chansons, et de lire des extraits de textes.

 

Le Moyen-Âge

Le moyen-âge, qu'est-ce que c'est ? Un chapelet de siècles qui se ressemblent si peu les uns aux autres. Quelle obscurité d'esprit ont eu ceux qui ont inventé cette expression, pour parler d'un monde qui naît lorsque meurt l'empire romain d'Occident, en 476, et meurt avec la fin de la douloureuse et meurtrière guerre de 100 ans, alors que Gutemberg invente l'imprimerie, que les Espagnols se libèrent du joug musulman, et que l'Europe affrète ses vaisseaux vers un Nouveau-Monde qui ne l'attend pas. Si le mot de moyen-âge paraît faible ou faux, l'adjectif médiéval ne manque pas de charme. Il évoque les cathédrales, les jongleurs et les troubadours, le temps où la France était en train d'éclore. La « langue française » n'existait pas mais elle se créait peu à peu.

La littérature enfantine française prend sa source dans ce moyen-âge. La littérature enfantine, vraiment ? Existait-elle déjà ?

Dans les sociétés traditionnelles, les adultes et les enfants écoutent ensemble les mêmes histoires : chacun comprend l'histoire selon son âge. Ainsi la Bible, le Roman de Renart, les contes d'Europe comme d'ailleurs ne visaient pas un public restreint, mais toute la société, les adultes et les enfants. La littérature spécialisée pour les enfants est tardive.

Mais si les romans et les contes de jadis n'étaient pas spécifiquement destinés aux enfants, ces derniers y avaient accès au même titre que les adultes. Ainsi, contrairement à la « littérature générale » d'aujourd'hui, qui s'adresse exclusivement aux adultes, ces œuvres se voulaient universelles.


Au VIII° siècle...

Au VIII° siècle, Alcuin, moine anglais, sort de son monastère pour un voyage européen. Il rencontre l'empereur Charlemagne, devient l'un de ses conseillers. Il est l'auteur des premiers livres diffusés en direction des élèves de tout l'empire, dont la Gaule formait une grande partie.

Charlemagne, subjugué par sa culture, lui demande en effet de réformer et d'organiser l'instruction dans le royaume carolingien. Alcuin se rend à la cour d'Aix la Chapelle (aujourd'hui en Allemagne), instruit le roi, les jeunes aristocrates de la cour, mais rédige également des manuels scolaires à l'usage de tout l'Occident. Ces élèves pouvaient être des adultes, mais étaient le plus souvent de jeunes enfants confiés aux monastères, lieux d'enseignement et de culture.

Ce sont les premiers "manuels scolaires" rédigés à l'intention des enfants qui ont circulé dans ce qu'on appelle aujourd'hui la France. Ils sont en langue latine.

Il s'est efforcé de plaire aux jeunes, comme on le voit dans cet exercice de mathématique :

"Un escargot est invité à un repas par un roseau qui est situé à une lieue. Toutefois, en un jour, il ne peut parcourir qu’une seule once de pied.

Dis-moi, qui le désire, combien de temps sera nécessaire à l’escargot avant de prendre un repas".

Si vous voulez persévérez dans ce cours de mathématique qui circulait dans l'Europe des VIII et IX°siècle, allez donc voir sur ce site.

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Aux XII et XIII°siècles...

Au XII et XIII°siècles, de nombreux auteurs, la plupart anonymes, composent Le Roman de Renart, premier vrai roman en langue française (écrit en ancien français). Ce corpus d'histoires était raconté par des jongleurs, des trouvères, des ménestrels, à un public des villes, des campagnes et des châteaux qui ne savait pas lire. Plusieurs auteurs l'ont écrit, sur deux siècles environ, dans l'ancêtre de notre langue, qu'il faut étudier aujourd'hui telle une langue étrangère pour être en mesure de lire ce roman dans le texte.

Le mot ROMAN vient de langue romane, synonyme de langue française. Le Roman de Renart est un des premiers textes écrits en français. Mais ce français nous est moins accessible aujourd'hui que l'espagnol ou l'italien ! Le roman, encore appelé ancien français, ancêtre de notre langue, reste une langue étrangère pour le locuteur francophone de l'époque des ordinateurs et des drones. 

On peut voir le texte originel et sa traduction en français moderne sur ce site. Le Roman n’a pas été écrit pour les enfants : la littérature spécialisée pour les enfants est apparue tardivement. Mais aujourd’hui les éditions sont réservées soit aux érudits, soit aux enfants. En effet, l'homme moderne a estimé que la présence de personnage appartenant à d'autres espèces animales que la nôtre ne saurait intéresser que de jeunes humains, pas encore au faîte de leur éminence dans toute la création.

Pourtant, le Roman constitue véritablement une satire sociale, pleine de violence et d'amour, de séduction et de tromperie, destinée à décrire les tares des êtres et des institutions de l'époque.

La BNF (Bibliothèque Nationale de France), a composé un très beau site internet sur le Roman de Renart. Il y a eu beaucoup d'interprétations et d'adaptations.

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Au début du XX ème siècle, en 1909, l'illustrateur Benjamin Rabier a réalisé une adaptation connue. Vous connaissez tous au moins une image de Benjamin Rabier, celle de la vache qui rit. Et n'est-ce pas intéressant de savoir que parmi les premiers grands succès de "l'album illustré" figurait une interprétation de notre plus vieux roman national ? Quand au premier long métrage d'animation français, c'est encore une adaptation de ce vieux Roman rusé comme un renard, qui sait hanter les esprits créateurs aux grands tournants de l'histoire artistique. Ladislas Starewitch, russe d'origine polonaise immigré en France, assisté de sa fille Irène réalisèrent ce film, dans leur pavillon de banlieue parisienne, pendant les premières années de la seconde guerre mondiale (1939-45). Ils avaient confectionné eux mêmes les marionnettes et les décors.

 

 

Le Grand Siècle et le Siècle des Lumières

Ce long moyen-âge, obscur surtout par notre ignorance de ces lumières, nous l'avons traversé en quelques minutes, nous arrêtant sur un grand clerc de Charlemagne, vers l'an 800, puis sautant ensuite jusqu'au XII°siècle pour rencontrer Maître Renart et ses compagnons, le loup Ysengrin et son épouse, la louve Hersant, le coq Chantecler, le lion Noble, le chat Tibert...

Détournons-nous de ces médiéveries qui nous rappellent douloureusement, nostalgiquement, que nous ne sommes pas tous jeunes. Traversons les siècles à la vitesse de l'éclair, pour atterrir dans le plus glorieux que nous ayons connu, notre Grand Siècle : celui du Roi-Soleil, Louis XIV, et de sa fastueuse cour de Versailles. C'est le siècle de la fondation de l'Académie française, celui de la querelle des Anciens et des Modernes.

C'est le siècle de Fénelon, qui enseignait au petit-fils du roi. Pour son auguste élève, il rédigea Les aventures de Télémaque. Inspiré par le personnage de l'Odyssée d'Homère, Télémaque fils d'Ulysse le roi d'Ithaque, Fénelon en profite pour glisser dans la morale de ces aventures palpitantes quelques idées sur la modération dont devraient faire preuve les monarques dans l'exercice de leur toute-puissance. Dès lors, le manuel scolaire princier valut à son auteur la disgrâce. Le Roi-Soleil trouva que le précepteur du petit allait trop loin.

Cette époque de haute dictature fut d'une prodigieuse fécondité artistique. La querelle des Anciens et des Modernes battait son plein.

Tous s'accordent sur l'importance de l'édification d'une littérature nationale, en langue française. Richelieu créée l'Académie. Mais cette éminente littérature française, d'où la tirer ? Comment la créer ?

Les Anciens veulent imiter la littérature grecque et latine. Nos modèles sont les écrivains de l'Antiquité : il faut donc les imiter pour avoir des chances d'atteindre un niveau littéraire équivalent. Mais les modernes ne sont pas d'accord : les Anciens vivaient en Grèce et à Rome, au sein de peuples qui parlaient grec et romain ; comment des Français du XVII°siècle pourraient créer une littérature nationale en imitant des gens éloignés dans le temps et dans l'espace ? Il faut bien, plutôt, puiser aux sources populaires de la langue, dans les campagnes, une essence brute et authentique que les écrivains poliront à leur guise ensuite.

Deux auteurs participent à la querelle. Vous connaissez déjà leurs noms ? Jean de La Fontaine et Charles Perrault. Le premier, un Ancien, verse dans l'imitation du poète grec Ésope. A la manière des fables d'Esope, il écrit les fables de La Fontaine. Le second, résolument moderne, parcourt la France, écoutant les histoires auprès du foyer, dans les humbles chaumières. Il récolte une série d'histoires populaire qu'on se raconte d'âge en âge, et les met par écrit, dans un style soigné : voilà les contes de Perrault.

Comme il est intéressant de noter que, d'une telle querelle, deux hommes des clans ennemis restent comme deux emblèmes, comme deux soleils, égaux dans les cœurs de ceux qui apprirent par cœur, sur l'estrade Le Corbeau et le Renard de Jean de La Fontaine et tremblèrent, avant de s'endormir, en écoutant l'adulte faire sa voix caverneuse pour imiter l’ogre du petit poucet de Charles Perrault.

Notons pour clore ce chapitre du Grand Siècles, qu'à l'instar du roman de Renart, ni les contes de Perrault, ni les Fables de La Fontaine n'étaient dévolus à un public enfantin. L'homme moderne, ne voyant dans tous ces écrits, qu'animaux et bons enfants, s'est dit qu'il devait s'agit de choses pour les enfants. A l'époque, pourtant, c'était bien  l'usage de tous que La Fontaine et Perrault travaillaient, comme en témoignent les sujets des contes comme des fables, qui traitent de toute la vie humaine dans sa complexité infinie, si trouble.

 

On appelle Siècle des Lumières, le XVIII°siècle : Les penseurs, appelés « encyclopédistes », militent pour la liberté de penser, la primauté de la raison, la délivrance vis-à-vis d'un pouvoir religieux qui interdit certaines idées. Le XVIII° siècle commence sous l'absolutisme de Louis XIV et finit après la Révolution française...

L'importance de l'enfance dans la constitution d'une personnalité, est soulignée par le philosophe Jean-Jacques Rousseau.
Son influence va bouleverser l'éducation que l'on donne aux enfants, et donc influencer la littérature enfantine. En particulier, Rousseau dans son autobiographie consacre de longs passages à son enfance, aux émotions et découvertes de l'enfance.C'est une grande première dans l'histoire de la littérature française moderne.
(Au XIII°siècle, le moine Guibert de Nogent avait longuement écrit sur son enfance, pour se plaindre de la dureté de celle-ci et demander à la société de réfléchir à l'éducation des enfants).

Pourtant, hors Jean-Jacques Rousseau, les penseurs axés sur la raison toute-puissante, ne s'intéressent pas trop à l'enfance, en ceci qu'elle n'a pas encore développé toute sa raison. Aussi c'est une femme, une enseignante, qui nous lègue, de cette époque, la principale œuvre enfantine.

Elle s'appelle Jeanne-Marie Leprince de Beaumont. Elle n'invente rien : elle reprend un roman datant de 1704, d'une autre femme, Madame de Villeneuve, qui connut un grand succès avant de sombrer dans l'oubli. Du roman compliqué, à rebondissements, de madame de Villeneuve, Leprince de Beaumont cueille la rose odorante et écrit un conte ramassé, intense : La belle et la bête.

Ah, la Belle et la Bête... Leurs amours ont inspiré le musicien Maurice Ravel, qui a composé des Entretiens sur la Belle et la Bête...

Leurs amours ont encore inspiré Jean Cocteau, qui a inventé pour les servir, des dialogues d'une beauté époustouflante pour son film La belle et la bête (1946).

La bête dit à la belle :

« Si j’étais un homme, sans doute je ferais ce que vous me dites, mais les pauvres bêtes qui veulent prouver leur amour, ne savent que se coucher par terre et mourir ».

Je conseille à tous de voir le film de Cocteau et celui de Walt Disney, un dessin animé de 1991. Regardez et comparez ces deux mêmes scènes, celle où la belle sauve la bête par un baiser et où la bête aussitôt se métamorphose en un jeune homme magnifique : vous aurez l'essence de Cocteau, l'essence de Walt Disney, la folie du gouffre qui sépare ces deux visions. La même scène, deux univers qui se dissemblent jusqu'à la moelle.

 

C'était la première partie de la conférence du 24 octobre. La suite se lit par ici.

mercredi, 22 mai 2013

Adieu ma concubine

 Celui qui se perd dans sa passion est moins perdu que celui qui perd sa passion
Saint Augustin

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Par V.A.

Et si l'indicible était inexprimable ? En fait j'ai peur de te faire peur avec mes mots. Quelquefois mon langage s'emballe comme un cheval fou, qui n'en peut plus d'être bridé et voudrait enfin courir comme il le sent, n'est-il pas né pour cela ?

Il faut pourtant que tu saches, que tu comprennes ce léger tremblement de la paupière qui parfois t'étonne, entre deux portes.

Tu sauras – et peut-être, tu t'en iras en courant.

 

J'ai l'impression d'avoir été, comme tant d'enfants, conscients ou inconscients, programmée par des êtres morbides pour une vie dont mon âme ne voulait pas. Comme tant d'enfants, souffrants et désolés, scandalisés au sens où il est dit dans l'évangile de Saint Matthieu, « Mais si quelqu'un scandalise un de ces petits qui croient en Moi, il vaudrait mieux pour lui qu'on suspendit à son cou une de ces meules qu'un âne tourne, et qu'on le plongeât au fond de la mer ».

Alors, grandie dans la souillure et la laideur, comment reprendre ma liberté ? En changeant le Mal par le mal. Satan m'offrait la Dépravation dorée ; je me détournais de lui et choisissais la dépression marronnasse. Le Diable me proposait des tombereaux d'espèces sonnantes et trébuchantes ; je me détournais de lui et plongeait dans l'indigence. Lucifer m'attirait vers les hautes sphères du pouvoir ; je me détournais de lui et sombrais dans les zones dénuées de puissance et de liberté. Belzébuth me tendait les diplômes qui m'ouvraient les trônes où des domestiques servent ; je m'en allais les poings dans mes poches crevées.

Sur cette route sans joie du détournement majeur de mon détournement de mineur, je m'arrachais lentement aux susurrements des Crimes et des Dominations.

Un risque me guettait pourtant : celui de vêtir l'habit mesquin, râpeux, grisâtre de l'amertume.

Abstinence, abstention, voie étroite, jeûne, ce carême illimité auquel je me soumettais défaisait les fils avec lesquels des êtres malfaisants m'avaient attachée et qui m'auraient entraînée au fond des bouges, là où les adultes se défont de toute leur dignité pour sombrer dans l'horreur crue des passions sordides. Je me débarrassais des scories et des leurres, des troubles et des distorsions qui m'auraient perdue, qui m'auraient emportée jusqu'au crime un soir de beuverie, jusqu'à l'humiliation volontaire un soir d'ennui ou jusqu'au suicide un soir de conscience. Je me délivrais du mal.

 

Mais j'endossais la bure aride du pénitent. Je remplaçais la tentation par l'aigreur.

Je buvais du vinaigre pour ne pas tremper mes lèvres au nectar sensuel de la perdition. Dans ce combat contre l'ange du vice, je gagnais la vertu, mais je perdais mon cœur.

Je me disais : « on m'a arraché l'innocence et je suis perdue à jamais pour la découverte charmante et fraîche des arbres autorisés. Même les fruits permis se détournent de moi, parce que j'ai perdu le goût de tous les jus en m'éloignant du Serpent ».

Amertume, tu me recouvrais comme une vague. Mes lèvres, nées jolies comme celles des petites filles naïves, avaient failli connaître la moue mouillée des luxures. Elles se serraient maintenant comme de petits fils secs qui ne veulent ni sourire ni partager. Oui, mes lèvres s'asséchaient pour ne plus jamais désirer des bouches.

Car la bouche attire la langue ; puis la langue éveille les feux des enfers du cerveau ; et le cerveau allume les ventres insatiables.

 

Voilà : je n'ai jamais été attachée dans la salle arrière d'une luxueuse boite de nuit, au milieu d'êtres funestes et sans intelligence. Cela m'a coûté très cher : des bouteilles d'amertume, des années de dépression, des échecs choisis au dernier moment, juste avant d'approcher la réussite. Des pans de vie à l'ombre des plénitudes, à cause d'un ver qu'on m'avait mis. Pour se sauver, il faut parfois accepter de mourir à tout ce qu'il y a d'attirant dans le monde.

Mais après ? Tant que l'on vit, le salut n'est jamais acquis ; l'amertume, si fade, si vide, si pète-sec, comporte ses pentes douces qui raidissent et ne se remontent plus. Alors il a fallu éclore à nouveau. Comme un enfant s'éveille au monde sous les mains protectrices d'êtres emplis de bienveillance, il a fallu accepter de renaître et accueillir les gestes de l'échange sans serrer les dents. Il a fallu plonger dans les fontaines aux eaux trop froides et recevoir les coups involontaires des nageurs sympathiques. Il a fallu rire et partager, sans trop juger, sans trop penser. Il a fallu surtout briser le cercle de loyauté. Trahir encore, trahir celle qui s'était trop protégée. Il a fallu trahir cette héroïne traquée qui s'était sauvée.

 

Toi, toi qui a jeûné, qui t'es abstenue, qui a creusé de tes doigts la voie étroite dans la pierraille, qui a prié et lutté dans les ténèbres sans saveur et sans repos, je te trahis. Je laisse ta dépouille sur le chemin marron des forçats solitaires pour rejoindre la route de lumière. Je te demande pardon, je te dis merci et je t'abandonne pour toujours.

 

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dimanche, 14 avril 2013

Ethel dans la ville

 Ethel, vie monacale, amharique, chroniques éthiopiennes, hébreu biblique, genèse, grec biblique, évangile, dictionnaire, grammaire, ancien français, arabe, poèmes

 

Éthel à neuf heures s'installe à sa table de travail, devant la fenêtre derrière laquelle les toits de Paris se déploient jusqu'à la lointaine banlieue où de hautes cheminées fument loin au-dessus des arbres. Le ciel est traversé de pigeons et d'avions à réaction. Elle ouvre son évangile grec, son dictionnaire du grec biblique, sa grammaire.

 

Lundi, elle travaille ainsi à mieux comprendre l'évangile dans le texte.

 

Mardi, à la même heure, elle s'attelle aux chroniques éthiopiennes écrites en langue amharique.

 

Mercredi, elle étudie de vieux poèmes arabes et des manuscrits de Tombouctou.

 

Jeudi, elle déchiffre la genèse en hébreu.

 

Vendredi est consacré à l'ancien français.

 

Samedi, assise à la même table, elle déchiffre des partitions musicales mentalement.

 

A onze heures, elle ferme ses livres et se met au piano ou à la guitare, à l'oud arménien ou à la flûte et elle laisse ses doigts rêver sur l'instrument, une heure durant. Lorsque les dernières notes meurent sur les rives de la Faim, Éthel s'en va dans habiter sa joyeuse petite cuisine. Elle y prépare un déjeuner, pour elle seule ou pour l'invité du jour.

 

A 14h, elle prend un café seule, sur son hamac, en écoutant de la musique, ce qu'elle préfère. Certains jours elle choisit de se balancer dans le silence.

 

Une promenade suit souvent ce moment de détente. Puis Éthel rentre et se met à son ordinateur, où elle écrit deux heures. En ce moment, elle travaille sur une série de dessin animé consacrée à l'histoire des rois de la Bretagne. Lorsque ces deux heures de travail sont terminées, elle s'offre une nouvelle promenade, fait des courses ou prépare un plat long et compliqué.

 

Le soir, seule ou avec quelques proches, elle dîne aux chandelles. Dans la pénombre où flottent quelques lueurs de feu, la cire fond lentement, les conversations se succèdent, calmes ou agitées, on met un disque ou on fait quelques pas sur la terrasse pour apercevoir la lune à travers les nuages de pollution et les lumières artificielles.

 

Autrui part tôt car la solitude est chère à Éthel. Quand elle n'est pas subie, mais choisie, elle lui ouvre les portes de la prière et de la pensée. Éthel prie dans la pénombre, de longs moments, que son cœur soit sec ou spirituel elle prie.

 

Si elle entre dans son lit avant onze heures, elle lit quelques temps avant d'éteindre et de chercher le sommeil. S'il est onze heures ou plus tard, pas de lecture.

 

Au bout de la nuit, elle s'éveille vers sept heures et peu à peu émerge d'un lointain monde nocturne. Après la douche, le petit-déjeuner, elle prie.

 

Puis elle attend dans son lit ou fait une promenade avant de se mettre, à neuf heures, à sa table de travail, sous la fenêtre par laquelle Paris se dévoile, toujours plus beau, saison après saison.

 

Elle ouvre son dictionnaire d'amharique, ses grammaires et ses chroniques, car on est mardi.

 

De temps en temps, dans la semaine, elle se rend à une réunion dans une institution, un déjeuner d'affaire ou un dîner en ville. Mais cela ne trouble pas longtemps le rythme de sa vie, né de l'habitude, de l'expérience et de l'inspiration.

 

Sébastien Ithiopia, 10 avril 2013, près d'une fenêtre sombre l'après-midi

jeudi, 27 novembre 2008

Il était une fois l'animal

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I Genèse

 

La présence de l'animal dans l'histoire de la création du monde...

 

« Il était un royaume où volait le Corbeau. De temps à autre, l'Oiseau suspendait son vol pour fienter. Quand la matière était dure, elle se changeait en terre ferme ; quand elle était liquide, elle donnait naissance à des rivières et à des lacs, puis à de minuscules flaques et ruisseaux. (...) Mais une fois créé par la matière contenue dans le jabot et la vessie du Premier Volatile, le monde continua de baigner dans une obscurité profonde. » La Bible tchouktche, Youri Rythkéou

 

Les mythes fondateurs racontent l'origine du monde et des hommes.

Dans la Bible, la Genèse du monde est ainsi racontée : Dieu créa le monde, puis l'homme, puis la femme. Il créa les animaux, et celui qui joua dès le début un rôle important est le serpent, qui corrompit l'homme.

Pour les Tchouktches de Sibérie, le monde a été créé par un corbeau, le Premier Volatile, qui volait au-dessus de son royaume désert en laissant tomber sa fiente, fiente qui donnait naissance à des rivières, des montagnes...

Les Inuit ont encore une autre histoire : une jeune femme et un chien furent le premier couple. Leurs cinq enfants sont les ancêtres des habitants des cinq continents.

 

Dans les sociétés traditionnelles, les contes et mythes s'adressent à tous, enfants et adultes. Chaque événement dramatique de la vie permet une relecture de ces histoires, auxquels l'homme donne un sens plus profond à mesure qu'il vieillit. La littérature expressément réservée aux enfants est un événement moderne, né du rationalisme.

Dès lors, plus encore en Occident qu'ailleurs, le temps des animaux est le temps de l'enfance. Il y a une séparation radicale entre l'animal de l'enfance, enchanté, proche, et l'animal des adultes, rationalisé, utile, sans valeur sacrée.

 

II Initiation et symbole

 

Dans la littérature enfantine, les animaux servent à expliquer les relations humaines

 

«  Il était une fois un paysan qui avait de l'argent et des biens en suffisance (...) Mais sa femme et lui n'avaient pas d'enfants. (...) Un jour, il revint chez lui, s'emporta et dit :

- je veux un enfant ! J'en veux un, même si ce doit être un hérisson !

Par la suite, sa femme mit au monde un enfant qui était mi-hérisson, mi-homme : le haut de son corps en hérisson, le bas constitué normalement. Sa mère en fut épouvantée quand elle le vit et s'exclama :

- Là, tu vois ! Tu nous as jeté un mauvais sort !» Hans mon-hérisson, Grimm

 

L'anthropologue russe Propp a analysé des contes de façon structurelle et en a tiré des fonctions invariablement présentes (le héros, le donateur, l'agresseur, l'auxiliaire)... L'animal est toujours autrui. Il est très rarement le héros, il est celui que l'on rencontre sur sa route et qui nous révèle à nous-mêmes.

 

Les deux thèmes principaux de la plupart des histoires : comment trouver de la nourriture, comment se marier. L'animal permet de dissoudre l'enseignement en le rendant sibyllin. La petite fille apprend à la fois qu'elle doit éviter de se faire violer dans le bois par le loup, à la fois qu'elle devra vivre cela un jour, d'une autre façon. Ce trouble n'appartient qu'au langage symbolique et les rapports sociaux paraîtraient trop crus sans les masques animaux.

 

La littérature à destination des enfants utilise la proximité entre l’enfant et l’animal pour préparer au monde adulte ; mais la figure animalisée permet de dissocier le monde imaginaire du monde réel pour brouiller les pistes. La transmission s'effectue à un niveau inconscient.

Par ailleurs, dans ce mélange des mondes humains et animaux se trouve une reconnaissance de la très grande proximité qui les unit. Nous sommes animaux comme les autres animaux, nous souffrons, nous aimons et nous luttons comme eux.

 

III Paradoxes

 

Dans les histoires pour enfants, l'animal interprète les rôles enchanteurs, troubles ou mauvais. Mais ces rôles sont atténués par la censure pédagogique, qui ne reconnaît de conscience qu’humaine et qui déviolentise les contes. Que devient alors l'animal ?

 

Violence, magie, trouble, désir, crime : ces éléments hantent les rapports entre les hommes et les bêtes dans la littérature traditionnelle. L'animal permet donc de parler de crime et de sexe.

Pourtant, les modernes (Perrault, Disney) ont escamoté la cruauté des histoires. Cette déviolentisation a lieu partout. Par exemple, au Pérou, où l'on reprend les contes quechuas pour les manuels d'éducation des enfants indiens, on les lisse et les modifie car ils sont vus comme trop violents.

 

Cet escamotage littéraire est parallèle à l'évolution de la société. Le garçonnet d'il y a 100 ans voyait tuer les cochons régulièrement. Celui d'aujourd'hui refuse de manger lorsqu'il comprend avec horreur que les trois gentils petits cochons du conte sont découpés dans son assiette. Ces deux garçons à cent ans de distance n'entendent pas la même histoire à travers le même conte. L'interprétation et l'identification ne peuvent être semblables.

 

La modernité escamote la violence et elle brouille les rôles traditionnels. De ce fait l'animal n'est plus trouble ni mauvais, il devient gentil. Par ailleurs, le principe narratologique selon lequel l'animal était autrui et jamais le héros n'a plus lieu. L'animal est donc humanisé (héros au visage défini, doué de bonté) au moment même où les bêtes ont presque disparu de notre vie quotidienne. Il représente même parfois la gentillesse dans un monde de brutes humaines, un rôle tout aussi faux que celui de séducteur ou de tueur qu'il tenait dans les histoires traditionnelles. La bête est devenue ange. La cruauté et la tendresse sont souvent l'apanage réel ou supposé des enfants et des bêtes. Mais en éliminant la cruauté on élimine aussi la tendresse réelle, émergée du fond des êtres.

 

Si l'animal effrayant et enchanteur des contes a disparu de la littérature moderne, que reste-t-il de lui ? Dans la vraie vie, les animaux magiques des contes ont disparus : leurs inspirateurs sont confinés dans les zoos ou les élevages.

 

« Pan ! Le coup partit. La balle vint frapper le cygne en plein milieu de la tête, et le long cou blanc s'effondra sur le côté du nid.

- Je l'ai eu !cria Ernie.

- Joli coup, s'exclama Raymond.

Ernie se tourna vers Peter, le petit Peter qui était absolument pétrifié sur place, le regard blême.

(...)

Peter ramena le cygne mort au bord du lac et le posa par terre. (...) Ses yeux toujours mouillés de larmes étincelaient de fureur.

-Quelle chose infecte ! hurla-t-il ! (...) C'est vous qui devriez être morts, à la place du cygne ! Vous n'êtes pas dignes de vivre ! »

Le cygne de Roald Dahl

 

Qu’avons-nous fait de nos corps, de nos âmes ? De nos haines et de nos désirs ? Nous les avons nettoyé comme nous nettoyons les histoires que nous racontons aux enfants. Nous les avons enfermés dans des laboratoires, dans des ménageries, dans des bâtiments protégés aux abords des grandes villes.

Nous n’avons voulu garder que la raison, mais voici qu’elle hante un monde vide.

 

Que pourrons-nous faire pour retrouver l’animal, ce frère ennemi qui nous dégoûte et à qui nous voudrions ressembler ? Quand toutes les portes de la raison sont fermées et qu’il revient dans nos cauchemars, faudrait-il oser nous laisser entraîner dans son poème vital ?

 

Katharina Flunch-Barrows et Edith de Cornulier-Lucinière