jeudi, 21 novembre 2013
tout change, les mœurs, les dieux, la langue, les maîtres
Il signa Khou-Mi ; on croit savoir qu'il s'appelait Jules Boissière. Il mourut à trente-quatre ans, au mois d'août de l'année 1897, à Hanoï.
Ce fragment des Propos d'un intoxiqué nous initie à son style littéraire relevant d'un Parnasse des colonies.
Il nous rappellera peut-être, à nous, AlmaSororiens, les fulgurances de la Noire idole ou encore d'autres expériences psychédéliques. A moins que nous ne préférions les substances des bars de Caracas. Mais quelle fuite ne se termine pas au confessionnal du cœur ?
«Depuis une semaine, je délaisse les bouquins longtemps étudiés : j'évoque les plus étranges souvenirs, à travers les magies de l'opium.
En amont de Hué, un matin, nous allions à travers des cours immenses : sur les murs de pierre, une haute futaie faisait déborder ses frondaisons ; des éléphants de calcaire formaient la haie, alternant avec des Titans hécatonchires et des guerriers. Nous arrivions, par de larges escaliers, à des salles que supportaient des charpentes de teck, tordues en chimères, en dragons, en guivres furieuses ; on eût juré que tout cela allait s'animer, ramper, siffler, et se tordre en d'épouvantables combats.
Mais non, tout était mort ; dans les jardins, des ponts de pierre enjambaient de vastes fossés, d'une seule arche ; et de silencieux bonzes y passaient sans daigner nous voir.
... Sous un dôme de granit se dresse une pyramide de marbre ; des caractères d'or y narrent les exploits de S. M. Minh-mang, l'organisateur génial des provinces reconquises par le demi-dieu Gia-long – Minh-mang, le dur dévot, le vieux maître rageur. Il repose près d'ici, et son orgueil se survit dans ce roc érigé pour l'éternité. Sa gloire, célébrée sur le bronze et sur le granit, s'impose à la Terre, tandis que le Roi mort a sa place, comme haut fonctionnaire, à la cour de l'Empereur céleste Ngoc-Hoang.
L'atmosphère de l'obscure pagode où nous entrons, lourde d'encens, prédispose aux hallucinations étranges ; et voici que dans la nuit profonde où scintillent des points de feu, une main inconnue soulève une tenture de soie jaune : deux formes vagues apparaissent près d'un autel. Des prêtres ? non, des femmes en suaire blanc, quelque fantomatique apparition d'outre-tombe.
Elles psalmodient à mi-voix, et j'entends des paroles, tristes comme un regret.
Oh ! ces femmes ! comme elles sont vieilles, les doigts fluets, le visage émacié ! Leur voix claire et tremblante tinte comme un bris de cristal. Et tandis que je me crois le jouet d'une vision, notre guide me souffle à l'oreille : « Regardez ce que vous ne verrez plus jamais : les dernières épouses de Minh-mang ! »
Pendant cinquante ans et plus, elles ont prié dans leur solitude pour celui qui fut le Maître et qui fut l'Époux ; Thieu-tri et Tu-duc sont passés, et après eux passa le triste défilé des rois fantômes, Duc-duc, Hiep-hoa, Kien-phuoc : immuablement fidèles, elles ont prié, devant cette procession d'ombres vaines, elles ont attesté l'immortalité de Minh-mang. Sur cette terre où depuis quelques années tout change, les mœurs, les dieux, la langue, les maîtres, seules elles n'ont pas changé ; tandis que des millions d'êtres en ce demi-siècle ont multiplié leurs génuflexions devant tant d'idoles, elles ont tout oublié, tout ignoré, pour le mort qui, pour elles, comme en elles, vit toujours.
Quand elles disparaîtront à leur tour, il survivra quelque chose de leur amour et de leur prière, qui planera comme un vague parfum d'encensoir dans la lourde atmosphère, sous la crypte sombre où lampes s'éteindront enfin».
Khou-Mi, IN Propos d'un Intoxiqué
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