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mardi, 11 février 2014

Hypervieux

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à L.B., qui sait le sens des devises latines et comment la nuit pardonne.

 

Sur le parking au bout du remblai des Sables, d'où part la jetée qui mène au phare vert, cinq jeunes garçons de quatorze à dix-neuf ans, vêtus de combinaisons noires de plongeurs, se concertaient passionnément au bord d'une camionnette dans laquelle cinq planches de surf semblaient dormir après l'effort. Je n'osai m'approcher d'eux ; pourtant, je les sentais fébriles, presque angoissés, comme en demande de quelque chose. Je ralentis l'allure et leur lançai des regards que j'espérais sympathiques ; ils me les rendirent avec insistance. Je les saluai d'un : « bonjour ! Vous êtes courageux de surfer un premier janvier ! »

- Merci ! Répondirent-ils en chœur.

Je sentais qu'ils désiraient aller plus loin. Je ralentis fortement mon pas, m'arrêtai presque, les yeux perdus à l'horizon. La pluie tombait doucement. La mer n'était ni calme, ni agitée.

- Un homme est mort, entendis-je.

C'était le plus jeune d'entre eux qui venait de parler. Il était un peu gros et d'un visage à la fois triste et jovial. Sa voix n'avait pas fini de muer.

- Qui est mort, demandai-je ? Et comme pour accompagner ma funèbre question, les cloches de l'église Notre-Dame de Bon Port se mirent à sonner, non le glas, mais neuf coups qui annonçaient l'heure en ce début de jour froid et pluvieux.

- Nous ne savons pas qui il est.

- Il s'appelle Naveborde Liénucorr, dit le plus âgé. Connaissez-vous ce nom ?

- Je ne l'ai jamais entendu prononcer, répondis-je.

- Nous surfions depuis avant l'aube, depuis sept-heures et demie, quand nous avons aperçu un homme qui marchait en titubant sur la plage, dit un troisième garçon, qui portait les cheveux longs ; sa barbe de deux jours se terminait en petit bouc sur le menton. C'est Gaël qui l'a vu le premier, il nous a avertis.

Gaël, garçon métis de dix-sept ans dont l'oreille gauche était percée par un anneau en forme de tête de mort, hocha la tête en signe d'approbation :

- Au début, on a cru qu'il était ivre, dit-il.

- Qu'il avait trop fait la fête, ajouta un autre, faisant allusion à la nuit du Nouvel An.

- Et puis, même ivre, ça n'empêche pas d'avoir besoin d'aide. Il tombait tous les trois mètres alors on est revenus sur la plage.

- Il y a longtemps ? Demandai-je.

Ils restèrent évasifs.

- Il faisait déjà bien jour, dit le garçon au petit bouc, qui s'appelait Baptiste. Le plus jeune à la bouille ronde, joviale et triste s'appelait Dylan. Le plus âgé, qui était aussi le plus posé et le conducteur de la camionnette, répondait au surnom de Guilfou. Le cinquième de la bande, charpenté, souriant et boutonneux, s'appelait François.

Lorsque Gaël, François, Guilfou, Baptiste et Dylan s'étaient approchés de l'homme titubant, la thèse de l'alcool s'était évaporée : d'un âge très avancé, l'homme se tenait le ventre par lequel sortaient des flots de sang.

- Il nous a dit son nom, dit Dylan, et nous a dit de retenir une phrase. Je ne me souviens d'aucun des deux.

- Naveborde Liénucorr, dit Guilfou. Et la phrase... Baptiste ?

- Piscis manducat...

- Stellam ! Interrompit François.

- Piscis stellam manducat... manducat stella...

- Sed ! Interrompit François.

Alors pleins d'énergie, Baptiste et Gaël prononcèrent en chœur la phrase qu'ils venaient de recomposer mentalement :

- Piscis stellam manducat sed stella in piscem luceat.

- Il nous l'a fait répété au moins vingt fois, dit Guilfou.

- Mais on n'y comprend rien, ajouta Dylan. On pense que c'est de l'italien.

- C'est du latin, leur dis-je. Répétez...

Ils répétèrent. Je sortis mon téléphone de ma poche ; mes doigts glacés cherchaient sur Internet tandis que la bruine recouvrait l'écran. Peu à peu, je pus proposer une traduction qui demeurait énigmatique et ne nous apprit rien sur le sens du message de cet homme.

- La police est arrivée, finalement ? Demandai-je.

- La police ? Non, dit Dylan.

- Comment, vous n'avez pas appelé la police ou le Samu ?

- Il ne voulait pas, dit Dylan.

- Il nous l'a interdit, dit François. On sentait qu'il fallait lui obéir. Il ne voulait pas qu'on appelle de l'aide, il ne voulait pas nous dire pourquoi son ventre était troué. Il voulait que l'on retienne cette phrase et qu'on l'emporte, lui, très loin dans la mer.

Le jeune garçon éclata en sanglots en prononçant cette phrase.

- Mais qu'avez-vous fait ? Vous n'avez pas appelé les secours ? Insistai-je.

Aux sanglots de François se mêlèrent ceux de Gaël.

- Guilfou l'a emporté, dit Dylan.

Je levai les yeux vers l'aîné de la bande. Ses yeux embués de larmes se tournèrent vers le large.

- J'aurais aimé que mon daron meurt comme ça, plutôt que de crever comme un rat en cage dans un hôpital, murmura-t-il.

Un troisième garçon joignit ses pleurs maladroits à ceux de Gaël et de François. C'était Baptiste. Guilfou restait droit, le regard fixé vers l'horizon où il avait laissé le vieil homme.

- Moi, j'ai suivi Guilfou, dit Dylan. Le vieux lui a demandé de le déposer le plus loin possible et de le laisser là. Laisse-moi me noyer tout seul, mon garçon, il a dit à Guilfou. Pour que la nuit... Pour que la nuit sonne ?

- « Pour que la nuit me pardonne », dit Guilfou. Il voulait se noyer seul au large pour que la nuit lui pardonne.

- Quel âge avait-il ? Demandai-je.

- Il était hyper vieux ! Dit Dylan. Au moins cinquante ans !

Je me pinçais les lèvres. À peine une petite douzaine d'années avant qu'à mon tour je rejoigne le clan des hypervieux.

- Allez-vous nous dénoncer, madame ? Demandait Gaël.

- Vous dénoncer ?

- De l'avoir aidé à se noyer ?

En ce premier matin de l'an 2014, sur le parking qui surplombait la mer, cinq garçons adolescents me regardaient sans haine et sans reproche. Leurs yeux chargés d'inquiétude et de supplication semblaient, non pas me demander de ne pas les trahir, mais quémander une guidance. Ils voulaient que je les extirpe de leur propre stupéfaction. Ils voulaient que je les emmène quelque part.

-N'oubliez jamais cette phrase qu'il a dite, commençai-je d'une voix autoritaire.

Ils buvaient mes paroles.

- Et, de temps en temps, écrivez là sur le sable, afin que des gens puissent la lire. Peut-être qu'elle était destinée à quelqu'un. Et puisque vous n'avez pas appelé les secours, ne racontez plus jamais cette histoire à personne, avant d'être hypervieux.

- Quel âge, demanda Guilfou, plus conscient peut-être que ses copains que le monde hypervieux ne lui serait pas éternellement hermétique.

- Que chacun d'entre vous ne raconte rien de cette histoire avant d'avoir un enfant de l'âge qu'il a aujourd'hui. D'ici là, vous n'avez rien vu, rien entendu. Vous avez surfé tranquillement le matin du premier janvier 2014, et vous êtes ensuite rentrés chez vous pour vous réchauffer.

- Merci madame.

- Bonne journée.

Ils entrèrent dans la camionnette. Ils parlaient ensemble tout bas, mais déjà je sentais qu'ils m'avaient oubliée. J'avais joué mon rôle et je n'avais plus qu'à disparaître de leur vie. Ils ne se souviendraient que de l'hypervieux, de la phrase latine et de la nuit qui pardonne aux noyés.

Fabrice K m'attendait au Flash, pour y boire un café en croquant dans un croissant. À lui non plus je ne dirais rien : trop rationnel, trop administratif, trop sérieux. Je lui dirais juste que la mer était belle bien que froide, et qu'il aurait du traverser la plage avec moi au lieu de conduire sa sempiternelle voiture. Avant de tourner vers le port, je jetai un dernier regard vers le large, où, sans doute, l'hypervieux avait rendu l'âme. Quel que soit son fait ou son méfait, je souhaite que la nuit lui pardonne.

 

Edith de CL

 

mardi, 01 octobre 2013

L’Olonnois

L'olonnois, Sables d'Olonne, polar enfantin, Barbier, ragondin, police, gendarmerie, capitainerie, baroudeur, vengeance, goût de cendre, Sables d'Olonne, piraterie, tank, sous-marins, DDASS, prison, palais de justice, école maternelle, humiliation, carrière, apothéosePhoto de Lau

Le capitaine Barbier se rappela le jour d’anniversaire de ses quatre ans : en trois coups de poing, Joe Ragondin, qui n’avait alors que trois ans et demi, l’avait étalé sur les pavés de la cour de récréation. Il avait saigné et la maîtresse avait grondé Joe. Mais cela ne l’avait pas consolé. Il était rentré chez lui avec une grande tristesse au fond du cœur.

Aujourd’hui, le capitaine Barbier avait cinquante-quatre ans. Il regardait la mer scintiller sous un ciel bleu étincelant. Il ne lui restait plus qu’une seule année pour attraper le vieux filou. Après, il serait mis dans les bureaux. A cinquante cinq ans, l’administration estime que vous êtes trop vieux pour faire le zouave avec un flingue et des bottes. Le capitaine Barbier, il est vrai, se sentait fatigué. Mais il ne voulait pas partir à la retraite sans avoir capturé le hors la loi, que les polices du monde entier surnommaient « l’Olonnois ». Le baroudeur qu’aucune police du monde n’avait pu attraper, lui, il l’aurait. Il le fallait. Ce serait sa vengeance. Cinquante ans plus tard, les trois coups de poing qui le faisaient toujours souffrir lui seraient enfin payés.

La mer des Sables d’Olonne était d’huile. Calme et sage, elle roucoulait doucement sous le scintillement bleu qui la traversait. Seules quelques vaguelettes crachouillaient sur le sable. Le Capitaine Barbier s’avança sur la jetée. Ses gars étaient postés un peu partout autour de lui.

La lutte avait été rude. Mais aujourd’hui, il n’y avait plus aucune chance pour que l’ennemi de toutes les polices du monde échappe au piège. Jugez plutôt : quatre sous marins planqués de chaque côté de la rade.

- Capitaine, vous croyez qu’on va vraiment l’avoir, ce Ragondin ?

- Aussi vrai que je m’appelle Barbier et que je suis capitaine de la gendarmerie maritime des Sables d’Olonne, on l’aura.

- Vous êtes un as, capitaine. Vous n’aimez pas les pirates, vous.

- Tu ne crois pas si bien dire.

Si Joe Ragondin avait trois ans et demi quand il avait dégommé le capitaine Barbier dans la cour de l’école, aujourd’hui, il avait donc cinquante-trois ans et demi. Après avoir terrifié les gendarmeries maritimes de toute l’Europe, il allait finir sa carrière au port où il avait grandi. Le capitaine Barbier tourna le regard vers le Nord ; le Palais de Justice faisait face à la mer. Il se demandait dans quelle prison les juges enverraient son pire ennemi. Il y avait des prisons partout en France, et Barbier au fond s’en fichait. Ce qui lui importait, c’était d’être enfin vengé de la plus grande humiliation de sa vie. « La vengeance est un plat qui se mange froid », se répétait-il. Quelle patience il avait fallu pour en arriver là !

Son second s’approcha de lui.

- Où en est-on ? demanda Barbier.

- Capitaine, le voilier de Ragondin est en vue. Les quatre sous marins sont prêts à ouvrir le feu.

Soudain, le voilier du bandit s'offrit à tous les regards. Il s'approchait à bonne vitesse, ses jolies voiles vertes dansaient dans le vent. Aussitôt, surgirent du fond de l'océan quatre énormes cheminées d'acier : c'étaient les sous-marins qui remontaient lentement à la surface, les armes braqués vers le petit bateau du grand braqueur des mers.

Il n'y eut pas de combat. Face aux tanks marins, Joe Ragondin avait hissé le drapeau blanc pour annoncer qu'il se rendait.

- Je ne vais quand même pas vous suicider, les gars, dit-il à ses deux acolytes, deux jeunes garçons de la DDASS que le hors-la-loi avait pris sous son aile. Vous direz que je vous ai menacé de mort et je ne vous contredirai pas. Ainsi, vous ne ferez pas trop de prison et vous aurez une seconde chance.

Les deux gars n'eurent pas le temps de le remercier. Une centaine de gendarmes prenait le voilier d'abordage. Ils faillirent couler tant ils étaient nombreux sur ce léger bateau.

Lorsque Joe Ragondin mit le pied sur la terre, il était entouré d'une volée de gendarmes qui l'avaient menotté aux poignets et aux chevilles et qui devaient maintenant le soutenir pour le faire avancer.

Le capitaine Barbier souriait de bonheur et de fierté. Sa poitrine se gonflait d'orgueil. Il avait atteint l'apothéose de sa carrière de justicier. Il s'avança lentement vers son ennemi.

- Tu as fini de rire, Ragondin ! S'écria-t-il afin que les journalistes puissent l'entendre.

Mais Joe Ragondin, qui l'avait regardé s'approcher, lui répondit à voix basse :

- Crapule ! Tu m’as eu… Allez… Tu es content, hein… Tu n’as jamais oublié la honte de tes quatre ans, pas vrai ?

Barbier baissa les yeux. Soudain, il eut honte de cette histoire. Vrai, il avait couru derrière le plus grand pirate du monde pour une baston d’enfance ?

Ragondin cracha, puis il sourit.

- Tu veux savoir pourquoi je t’ai asséné ces coups, ce jour là ? C’était, il y a, attends… Je calcule les années qui nous séparent.

- Cinquante ans, prononça Gilles Barbier dans un murmure.

Ragondin siffla d’étonnement.

- Cinquante, déjà. On se fait moins jeunes, dis.

Barbier osait à peine le regarder.

- Tiens, je te le dis. Je t’avais donné ces coups de poing parce que je t’aimais bien. C’est comme ça que je faisais pour me faire remarquer. Parce que je ne savais pas faire autrement. On m’avait appris ça, chez moi. Allez, excuse-moi, vieux. Excuse ces coups.

Barbier avait la tête baissée, toujours. Tout d’un coup, il était écrasé par les années qui avaient passé, par l’amitié qui n’était jamais venue, par la fragilité du grand filou menotté.

- Pardon, je te traite comme un vieil ami. Mais tu es le capitaine Barbier. Pardonnez-moi, Capitaine. Je vous ai tutoyé.

Les gars le tirèrent et le firent monter dans le fourgon. Barbier entendit les sirènes.

- Vous venez, Capitaine ? Lui dit un des gars, lui montrant du doigt la deuxième voiture, prête à partir.

- Un instant, murmura Barbier.

Il voulut regarder la mer un instant. Elle était belle, comme elle avait toujours été et comme elle serait toujours. Et lui, il se sentait le cœur lourd. Cinquante ans pour se rendre compte que la vengeance a un goût de cendre.

- Capitaine ! appelaient ses gars.

Alors le capitaine Barbier inspira un grand coup d’air, se détourna de la mer palpitante et suivit ses gars.

 

 Edith de CL

 

mardi, 19 octobre 2010

état civil, état des personnes

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Photo : Mavra Nicolaievna Vonogrochneïeva

 

Ainsi s’ouvre le livre de Philippe Ariès : L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime :

« Un homme du XVIème ou du XVIIème siècle s’étonnerait des exigences d’état civil auxquelles nous nous soumettons naturellement. Nous apprenons à nos enfants, dès qu’ils commencent à parler, leur nom, celui de leurs parents, et aussi leur âge. On est très fier quand le petit Paul, interrogé sur son âge, répond qu’il a deux ans et demi. Nous sentons en effet qu’il est important que petit Paul ne se trompe pas : que deviendrait-il s’il ne savait plus son âge ? Dans la brousse africaine, c’est encore une notion bien obscure, quelque chose qui n’est pas si important qu’on ne puisse l’oublier. Mais, dans nos civilisations techniciennes, comment oublierait-on la date exacte de sa naissance, alors qu’à chaque déplacement nous devons l’écrire sur la fiche de police à l’hôtel ; à chaque candidature, à chaque démarche, à chaque formule à remplir, et Dieu sait s’il y en a et s’il y en aura de plus en plus, il faut toujours la rappeler. Petit Paul donnera son âge à l’école, il deviendra vite Paul N. de la classe x, et quand il prendra son premier emploi, il recevra avec sa carte de Sécurité sociale un numéro d’inscription qui doublera son propre nom. En même temps, et plutôt que Paul N., il sera un numéro, qui commencera par son sexe, son année de naissance, et le mois de l’année. Un jour viendra où tous les citoyens auront leur numéro matricule : c’est le but des services d’identité. Notre personnalité civile s’exprime désormais avec plus de précision par nos coordonnées de naissance que par notre nom patronymique. Celui-ci pourrait très bien, à la limite, non pas disparaître, mais être réservé à la vie privée, tandis qu’un numéro d’identité le remplacerait pour l’usage civil, dont la date de naissance serait l’un des éléments constitutifs. Le prénom avait été, au Moyen Âge, considéré comme une désignation trop imprécise, il avait fallu le compléter par un nom de famille, souvent un nom de lieu. Et voilà qu’il convient maintenant d’ajouter une nouvelle précision, de caractère numérique, l’âge. Mais le prénom et même le nom appartiennent à un monde de fantaisie – le prénom – ou de tradition – le nom. L’âge, quantité mesurable légalement à quelques heures près, ressort d’un autre monde, celui de l’exactitude et du chiffre. A ce jour nos habitudes d’état civil tiennent à la fois de l’un et l’autre monde ».

 

Philippe Ariès

L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime

1973