mardi, 29 novembre 2011
Un billet sur Mongo Beti ?
Jean Bouchenoire, que nos lecteurs n'apprécient pas tous, mais qi'ils lisent souvent avec fébrilité, nous livre ses réflexions alors qu'il est plongé dans la lecture de l'écrivain franco-camerounais Mongo Béti.
Pour donner un contrepoint passionnant à son nationalisme identitaire militant, nous mettons après son article quelques extraits d'une entrevue d'Edouard Glissant à la fin de sa vie, empruntée au journal Télérama, ainsi qu'une vidéo de l'INA le montrant en 1957.
Un billet sur Mongo Beti ?
Pourquoi ? Parce que j'ai lu, ces dernières semaines, la passion au coeur, un violent enthousiasme au ventre, une exaltation profonde du cerveau, L'histoire de l'Afrique de Joseph KI-Zerbo, et ensuite une bonne partie de l'oeuvre protéïforme mais unifiée sous le drapeau de l'intelligence combattante et de la liberté bien-comprise, de Mongo Béti le bien-nommé.
Un extrait de l'hommage de Bernadette Ngono, sur le site d'Aircrige:
"En 1939, alors qu'il a 7 ans, son père est assassiné à Mbalmayo, son corps jeté dans le fleuve. Qui a commis ce meurtre? On ne l'a jamais su. Sûrement un homme décidé à briser l'élan de ce nègre entreprenant. C'est donc en orphelin qui s'attache à respecter les voeux de son père qu'Alexandre entre en 6ème au petit séminaire d'Akono, dans la lointaine banlieue de Yaoundé. Il y est pensionnaire, apprécie l'enseignement général qu'il y reçoit des pères blancs, mais manifeste déjà une insoumission aux obligations religieuses. Car l'adolescent est conscient de ce que son peuple est entrain de perdre bien plus qu'il ne reçoit: les valeurs culturelles sont déniées, les rites ancestraux sont interdits, les foyers à destination des jeunes fiancées, appelés "sixas", sont plutôt des pourvoyeurs en main d'oeuvre gratuite pour les missions. On connaît ce conflit qui a déchiré des générations d'Africains: "ce qu'on apprend vaut-il ce qu'on oublie?", or ici, on est forcé à l'oubli tout en souhaitant apprendre. Les pères blancs géreront ce conflit à sa place en l'excluant de leur établissement dès la fin de la classe de 5ème".
De Mongo Beti on peut lire la Ville cruelle (publié sous le nom d'Eza Boto) et le Pauvre Christ de Bomba.
Sans haine et sans amour : Mongo Béti donne le coup d'envoi à son oeuvre aux titres qui éblouissent, aux personnages qui savent être à la fois charnels et emblématiques.
Ville cruelle est un premier roman, c'est à la naissance d'un écrivain qu'on assiste.
Le pauvre Christ de Bomba c'est la prolongation d'un style qui s'éveille, d'une langue qui s'approfondit, d'une pensée qui se cache derrière les belles histoires pour mieux illuminer de sa clarté tranchante les cerveaux endormis des lecteurs télévissés. Le pauvre Christ de Bomba fait scandale. Et nous, si nous disions ce que nous vivions au quotidien, sans ambages, nos haines recuites, nos humiliations, notre stupéfaction d'être vendus par nos gouvernants, notre ahurissement devant l'arrogance de ceux qui viennent manger dans notre assiette et nous cracher ensuite à la figure, nous ferions bien scandale, nous aussi.
Quant à son livre Main basse sur le Cameroun, il lui a valu de nombreuses persécutions par les élites camerounaises et françaises.
Ce qui m'amuse aujourd'hui, mes amis, c'est que les Français nationalistes, qui veulent défendre leur pays et rester fidèles à leur propre histoire, faite d'errances et de lumières, subissent l'acharnement qu'ont subi les écrivains et militants africains au cours du XX° siècle, un acharnement de la part de leurs propres élites, et un mépris haineux de la part de ceux qui veulent les remplacer, les convertir, les coloniser en prenant leur place sur leur terre.
Les identitaires français d'aujourd'hui n'ont plus qu'à lire avidement les grandes oeuvres des écrivains d'Afrique noire qui, avec des idées différentes, des théories contradictoires, des visions opposées les unes aux autres, ont posé leur pierre littéraire, souvent accompagnée d'un paiement en nature, via de minutieuses et incessantes persécutions, à la libération de leur peuple.
Etrange ironie de l'histoire, que ceux pour qui ils écrivaient, pour les libérer de l'Europe, s'agglutinent en Europe quand leur pays est libéré politiquement. Etrange ironie de l'histoire que les identitaires français d'aujourd'hui s'insurgent contre les impérialistes et immigrationnistes de tous les temps pour mieux affirmer le droit à se sentir en France en pleine Île de France.
Car ce que l'élite française a fait dans ses colonies, elle le fait aujourd'hui sur le sol hexagonal. Détruire les maisons pour fourguer tout le monde dans des barres d'immeubles d'une laideur auparavant inégalée, dresser les uns contre les autres, favoriser l'explosion des familles, détruire les liens qui tiennent les gens entre eux, casser toute tradition, toute idée susceptible de constituer un barrage contre la grande soupe qu'ils veulent faire de la France, interdire via le Centre National du Cinéma, qui autorise et sanctionne toute la production cinématographique du pays, toute expression populaire digne, et surtout, culpabiliser à outrance ceux qui s'opposent à la nouvelle France multiculturelle, en les présentant comme l'incarnation du Mal Absolu : le fascisme. (En quoi donc, mes dieux ! la lutte pour rester soi-même face aux bulldozers financiers et aux mammouths politiques se rapprocherait du "fascisme"?)
Et je sais que vous ne serez pas d'accord avec moi, million d'amis, milliard de frères, nuage déployé d'humains. Mais je chante sur le blog d'AlmaSoror tant que sa tenancière m'y autorise, et je vous ai dit ce que je pense en profondeur des invasions barbares, qu'il s'agisse de celle des légions romaines en Gaule, de celle des administrations européennes en Afrique et de celle des hordes d'immigrés en France.
Jean Bouchenoire, qui vous salue.
Photos de Jean Bouchenoire par Mavra Nicolaievna Vonogrochneïeva
En guise de réponse à Jean Bouchenoire, des extraits d'une entrevue donnée par Edouard Glissant avant sa mort (2011), et une vidéo de lui datant de 1957
Extrait de l'interview téléramesque qu'on peut lire ICI
Dans ces moments-là, on devient un homme révolté ?
Quand on est militant, on n’est pas révolté. Le révolté est impuissant. Le militant, lui, sait quoi faire, ou du moins il le croit. En tout cas, il a de quoi faire.
(...)
Votre engagement militant, vécu très librement, hors des partis, n’a jamais éteint votre création. Vous avez toujours lié poétique et politique, certain que la première précédait en général la seconde. Mais avez-vous craint, un moment, que le combattant anticolonialiste prenne le pas sur le poète ?
Le militant peut devenir féroce, cruel. Il peut devenir aveugle et se briser intérieurement. J’ai fait attention à cela. De telles déformations proviennent de l’obligation pour un militant d’adopter sans réserves son dogme, de bâtir son idéologie. Les nécessités de sa lutte ne lui laissent pas le temps d’envisager des problématiques. J’ai connu des militants qui souffraient de cet état.
(...)
Poétique et politique ont parfois du mal à s’accorder. Votre ami Patrick Chamoiseau, prix Goncourt 1992 pour Texaco, a dit combien il pouvait être dur d' « écrire en pays dominé » : « Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes ? » (Ecrire en pays dominé, éd. Gallimard, 1997.) Avez-vous eu le sentiment – l’avez-vous encore ? – d’« écrire en pays dominé » ?
Je ne suis pas d’accord avec Chamoiseau. Comme l’a remarqué Frantz Fanon, on peut être dominé de plusieurs manières. Si on est dominé par une détérioration intérieure, c’est-à-dire si l’être lui-même est déconstruit en profondeur, et s’il accepte ou subit passivement cette déconstruction, alors, effectivement, on ne peut pas écrire. Ecrire, c’est souffrir sa liberté. Un être dominé, assimilé, ne produira qu'une longue plainte aliénée.
Si on est dominé dans la vie sociale et quotidienne, mais en gardant toute sa puissance d’imaginaire, c’est autre chose. Quand le Martiniquais ne peut s’imaginer autrement que comme français, c’est son imagination qui est détruite ou déroutée. Mais même dans cet état d’aliénation, son imaginaire persiste, s’embusque, et peut à tout moment lui faire voir le monde à nouveau. Et moi, je lui dis: « Agis dans ton lieu, pense avec le monde. »
Ce que vous reprochez à la France, c’est sa propension à faire la morale à la terre entière ?
Je ne reproche rien à la France. Mais voyez l’expression « la-France-patrie-des-droits-de-l’homme ». Cela n’enlève rien à la grandeur de ce pays, mais cette expression, à mes yeux, n’a pas de sens. Les droits de l’homme, de la femme, de l’enfant, ont des variantes tellement relatives sur la surface de la Terre. Dans certaines tribus précolombiennes, on organisait le suicide rituel des vieilles personnes qui ne pouvaient plus suivre le groupe dans son nomadisme. Le vieux qui ne pouvait plus ni bouger ni travailler et qui menaçait l’équilibre et la vie de la communauté finissait sa vie dans un suicide rituel, au cours d’une grande cérémonie festive. C’était le dernier service qu’il rendait et c’était la dernière joie qu’il partageait. Au nom des droits de l’homme, un Occidental dira que cette pratique était profondément inhumaine, et de son point de vue, il aura raison, sans voir cependant que, chez lui, dans les rues des grandes villes, des centaines de gens meurent sur les trottoirs dans des conditions infiniment plus inhumaines et dégradantes, parce qu’ils ne peuvent plus ni bouger ni travailler.
Comment définir les droits de l’homme de manière réellement « universelle » ? Mettre en apposition les diverses conceptions des humanités – ce que j’appelle une « poétique de la relation » – serait beaucoup plus profitable à tous. En France, la colonisation a été justifiée, au départ, au nom de telles idées « universelles ». Au nom d’une mission civilisatrice à laquelle Jules Ferry et beaucoup d’hommes de gauche ont sincèrement cru. Il s’agissait de répandre sur le monde les idées des philosophes des Lumières du XVIIIe siècle, mais l’exploitation des matières premières et des produits manufacturés restait la seule nécessité.
Edouard Glissant
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lundi, 29 mars 2010
Lettre d'amour de gauche
Un amour de gauche, par un homme qui fut de gauche avant de se disloquer dans l'alcool et le dédoublement de personnalité.
Merci Axel Randers, pour ce que tu fus.
Et merci pour cette lettre d'amour de gauche que tu nous avais offerte, il y a longtemps, alors qu'Esther Mar nous avait proposé une lettre d'amour de droite.
Chansons, luttes et baisers d’extrême gauche. Une lettre-requiem
Zurich, Octobre 2007
Mon amour,
Cela fait dix ans que je ne t’ai écrit.
Je viens de tomber malade, et cette idée sans cesse ressassée, puis reportée à plus tard, écrire à Julie, écrire à Julie – s’impose désormais comme une urgence.
Ecrire à Julie. Lui redire des choses… Lui raconter quelques uns des événements importants de ces dix dernières années.
Depuis notre rupture, vois-tu, j’ai continué à vivre comme je vivais, mais le rire intérieur qui rendait belle la lumière sur la Terre est mort.
J’ai su par Marc N que ton frère est devenu aveugle. Une rixe à la fin d’une manifestation, c’est bien cela ? Pourquoi voulait-il toujours se castagner ? Nous nous disputions souvent à ce sujet. J’espère qu’il va bien aujourd’hui. Je pense que ton père est mort et que cela a dû être difficile. J’aurais aimé être là, près de toi, pour toi.
Savais-tu Julie que la plupart des lettres écrites marquent leurs destinataires plus qu’aucune forme de communication ? Quand elles sont lues… Je voudrais que la mienne trouve le chemin de Julie et que sa lecture fasse rejaillir le souvenir des étreintes dans la chambre sale. Ce matin je fredonnais la chanson que nous apprenions aux enfants quand nous animions les dimanches du peuple.
Que tu as de belles filles, Giroflé, Girofla. Savais-tu que c’est un air traditionnel ? Rosa Holt écrivit les paroles en 1935, au moment de l’arrivée de Hitler au pouvoir.
Je te les reproduis. La mélodie résonnera à tes oreilles et un pan entier de ton existence ressurgira du passé.
Que tu as la maison douce
Giroflée Girofla
L'herbe y croît, les fleurs y poussent
Le printemps est là.
Dans la nuit qui devient rousse
Giroflée Girofla
L'avion la brûlera.
Que tu as de beaux champs d'orge
Giroflée Girofla
Ton grenier de fruits regorge
L'abondance est là.
Entends-tu souffler la forge
Giroflée Girofla
L' canon les fauchera.
Que tu as de belles filles
Giroflée Girofla
Dans leurs yeux où la joie brille
L'amour descendra.
Dans la plaine on se fusille
Giroflée Girofla
L' soldat les violera.
Que tes fils sont forts et tendres
Giroflée Girofla
Ca fait plaisir d' les entendre
A qui chantera.
Dans huit jours on va t' les prendre
Giroflée Girofla
L' corbeau les mangera.
Tant qu'y aura des militaires
Soit ton fils soit le mien
Y n' pourra y avoir sur terre
Pas grand-chose de bien.
On te tuera pour te faire taire
Par derrière comme un chien
Et tout ça pour rien.
Et je pense à une autre chanson, une italienne, celle que nous entonnions lors des manifestations pour les prisonniers de GFKL et de SINERTA. Bella ciao… Une chanson populaire, elle aussi. Je n’ai jamais pu l’entendre depuis sans sentir à nouveau tes boucles rousses sous mes lèvres et sans voir tes yeux verts noyés de larmes, de belles larmes de la révolte et de la jeunesse. Je sais que ni la révolte, ni la vraie jeunesse ne t’ont abandonée.
E questo é il fiore del partigiano
O bella ciao, o bella ciao, o bella ciao ciao ciao
E questo é il fiore del partigiano
Morto per la libertà
Qu’es tu devenue ? Question abyssale. Je voudrais être certain que quelqu’un te réchauffe et te protège.
Moi, j’ai combattu pour mes frères humains, et depuis que j’ai compris que les animaux n’étaient pas moins conscients que nous de leur vie propre, j’ai combattu pour eux aussi. Au sein de plusieurs groupuscules anarchistes et antispécistes j’ai pu réaliser à quel point aucune lutte humaniste n’atteindra ses buts si elle ne s’étend pas à toute la conscience du monde, c'est-à-dire à l’animalité. L’animalisme est un humanisme.
J’ai tenté la liberté et la fraternité. Depuis mon lit d’hôpital, je souffre et je ne regrette rien. J’ai vécu une vie d’homme.
Nos amitiés sont mortes. Elles ont rejoint la prison, la mort ou la bourgeoisie. J’ai revu Jean-Scholastique l’année dernière. Que faisait-il à Zurich ? Je l’ignore. Nous parlâmes dans la rue, quelque quart d’heure. Il ne citait plus Malcolm X (tu aimais cette phrase, Julie : «Vous ne pouvez pas parler de paix à quelqu’un qui ne comprend pas la paix. Vous ne pouvez pas parler d’amour à quelqu’un qui ne comprend pas l’amour. Et vous ne pouvez pas parler de non-violence à quelqu’un qui ne comprend pas la non-violence. Vous perdez votre temps ».) ; il ne citait plus Frantz Fanon ("Je n'ai pas le droit, moi homme de couleur, de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d'une culpabilité envers le passé de ma race. Vais-je demander à l'homme blanc d'aujourd'hui d'être responsable des négriers du XVIIe siècle ? Je ne suis pas esclave de l'esclavage qui déshumanisa mes pères.")– il était fier d’être député de Guyane et me parla de sa lutte pour la discrimination positive. Les temps changent et les hommes en vieillissant ne ressemblent plus à leur rêve.
Homme sans courage, homme sans douceur, homme sans souplesse, je suis pourtant l’homme d’un seul amour, Julie. Je t’aime, comme je t’aimais il y a vingt ans lors de notre rencontre, comme je t’aimais il y a dix ans lors de notre déchirure. Personne n’a remplacé ma Julie et dans quelques mois quand je mourrai – les médecins me prédisent cela – c’est l’image de ton visage qui m’accompagnera. Tu as été la lumière de ma vie, je retournerai au Néant dont nous venons tous guidé encore par ces yeux verts et ce sourire si vivant.
Je t’ai fait mal, quelquefois. J’en ai eu honte. J’ai compris mes coups de sang dans un bistrot de gare - la radio du bar passait « like a bird » de Leonard Cohen – et je me suis pardonné.
Like a bird on a wire… Comme un oiseau sur un fil
Like a drunk in a midnight choir... Comme un homme ivre dans un choeur de minuit
I have tries in my way to be free... J’ai tenté à ma façon d’être libre
Like a baby still born Comme un bébé mort né
Like a beast with his horn Comme une bête encornée
I have torn everyone who reached out for me... J’ai déchiré toute personne qui m’a tendu la main
Sois heureuse. Continue d’être belle, belle de révoltes, d’enfances et de rires.
Je ne te dis pas Adieu, je n’y crois pas. Je te dis à nous, mon amour. A nous et à ce que nous avons partagé.
Ton Axel.
Nota Bene : nous avons décidé (Axel et Edith) de reproduire la conversation que nous eûmes au moyen de divers outils de communication, principalement les messages écrits envoyés par téléphone portable et les mails.
- Puisque l’amour n’existe pas mais que tout le monde y pense, je propose une nouvelle série au sein d’AlmaSoror. Veux-tu faire partie des auteurs qui écriront une lettre d’amour allégorique, une lettre d’amour cliché qui relatera l’expérience d’une vie à travers le prisme de ce que tout le monde semble vouloir et qui n’existe pas : l’amour amoureux.
- Comment peux-tu dire que l’amour n’existe pas ?
- L’amour entre les êtres existe, bien sûr. Le sentiment amoureux est une illusion, un leurre, c’est ce que je voulais dire.
- Je ne suis pas d’accord avec toi.
- C’est une sorte de fanatisme plus ou moins agréable, plus ou moins partagé, qui puise à la fois dans notre besoin de nous fondre avec autrui et dans la publicité de la société.
- Je ne conçois pas comment tu peux dire une chose pareille. N’as-tu jamais aimé ?
- J’aime des êtres. J’ai aimé – et j’aime toujours, au-delà de sa mort - ma chienne. J’aime des gens, mais cet amour est une fraternité déclinée.
- Tu n’as jamais été amoureuse de quelqu’un ? A part ces fanatismes dont tu parles, très adolescents.
- Je ne crois pas.
Elle m’assura que non et me donna des exemples qu’elle ne veut pas que je reproduise ici.
- Permets-moi de te dire que j’accepte d’écrire une lettre d’amour pour AlmaSoror, mais ce sera une lettre dans laquelle je croirai profondément. Pas une allégorie.
- Bon.
- Cela ne te dérange pas ?
- Non, pas du tout. Tu crois à ton expérience amoureuse ?
- Oui, j’y crois ! Sache que ma seule vraie histoire d’amour – je t’en ai déjà parlé – est intimement liée à mes luttes politiques. En cela je te rejoins, l’amour amoureux rejoint l’amour fraternel que l’on ressent pour d’autres êtres.
- Julie ?
- Oui, ce sera une lettre à Julie.
Cette fois c’est moi qui censure et coupe un passage de notre conversation qui ne concerne personne. Nous échangeâmes quelques mots sur Julie, dont je ne parle plus beaucoup bien que son visage flotte constamment autour de moi, où que j’aille, quoi que je fasse, depuis notre séparation.
- Ce sera donc, repris-je, une lettre à Julie, une lettre profondément amoureuse et profondément de gauche.
Elle ne répondait pas. Je sais dans ce cas qu’elle est en train de réfléchir.
Elle eut ainsi l’idée de demander à des auteurs ayant eu une vie politique engagée de leur écrire une lettre d’amour ayant trait à leur engagement.
Elle appela Esther ensuite. Esther est mon amie de cœur et d’esprit, et mon ennemie en idées. Je la respecte, l’admire et suis catastrophé par tout ce qu’elle pense. Jamais je n’aurais cru que je pourrais un jour avoir une amie qui pense des choses pareilles. Elle écrira donc la seconde lettre d’amour engagé d’AlmaSoror : une lettre d’amour de droite. La droite d’Esther est encore plus épouvantable que toutes les droites que je connais. La droite d’Esther est latiniste et catholique, contre-révolutionnaire, infiniment conservatrice et antiprogressiste. Mais j’aime profondément Esther. C’est en grande partie grâce à elle qu’en plus de croire à l’amour, je crois à l’amitié.
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