dimanche, 21 janvier 2018
Ilyès
L’orgue et la mathématique, mes deux mains, les deux pôles de mon cerveau. Oui, et pourtant, depuis une semaine, que sont ces passe-temps devenus ? Je ne pense plus qu’à toi, Ilyès, à ce lit rempli de sang sur lequel tu gisais, mort déjà, quand Clarisse t’a trouvé. Et personne ne comprend. Une rupture récente, oui, un problème de travail, oui, des parents lointains, oui, mais rien d’original à tout cela et tant d’amis autour de toi ! Le grand écart entre l’islam de ton père et le catholicisme de ta mère, oui, mais il y avait les semaines de printemps à Taizé et les sourates que tu récitais à table. La langue turque, la langue arabe, la langue française, Balzac et Marceline Desbordes-Valmore, la musique baroque de Lully et celle, électronique, de ton ami Fazil, toute la beauté des couleurs de ton appartement petit mais charmant de la porte d’Orléans… Depuis ton affreux acte, je ne dors pas beaucoup, je ne monte plus les marches qui mènent à l’orgue de la cathédrale de Senlis, je n’ouvre plus le livre de Pierre Lochak, Mathématique et finitude. Je pense à moi, je pense à Clarisse, je pense à la mort. Ilyès, je pense à toi.
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mercredi, 30 décembre 2009
Deux lettres de dépit
Ainsi toujours aimante et déçue, ou trahie,
Mes plus doux sentiments se fanent tour à tour ;
Et l’amitié coûte à la vie
Autant de larmes que l’amour.
Marceline Desbordes-Valmore
Elles étaient dépitées. Elles l'écrivaient dans leurs lettres. Ce dépit épistolaire témoigne de l'ancienneté de la dépression nerveuse, qui porta des noms plus jolis que celui-ci.
Madame de Sévigné à sa fille, le 16 mars 1672
Vous me demandez, ma chère enfant, si j’aime toujours bien la vie. Je vous avoue que j’y trouve des chagrins cuisans ; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort ; je me trouve si malheureuse d’avoir à finir tout ceci par elle, que si je pouvois retourner en arrière, je ne demanderois pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m’embarrasse : je suis embarquée dans la vie sans mon consentement ; il faut que j’en sorte, cela m’assomme et comment en sortirai-je ? Par où ? Par quelle porte ? quand sera-ce ? en quelle disposition ? souffrirai-je mille et mille douleurs, qui me feront mourir désespérée ? aurai-je un transport au cerveau ? mourrai-je d’un accident ? comment serai-je avec Dieu ? qu’aurai-je à lui présenter ? la crainte, la nécessité feront-elles mon retour vers lui ? n’aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur ? que puis-je espérer ? suis-je digne du paradis ? suis-je digne de l’enfer ? quelle alternative ! quel embarras ! Rien n’est si fou que de mettre son salut dans l’incertitude ; mais rien n’est si naturel, et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre. Je m’abîme dans ces pensées et je trouve la mort si terrible que je hais plus la vie parce qu’elle m’y mène, que par les épines qui s’y rencontrent. Vous me direz que je veux vivre éternellement. Point du tout, mais si on m’avoit demandé mon avis, j’aurois bien aimé mourir entre les bras de ma nourrice : cela m’auroit ôté bien des ennuis et m’auroit donné le ciel bien sûrement et bien aisément.
Marquise du Deffand, lundi 20 octobre 1766
à monsieur Horace Walpole
J’admirais hier soir la nombreuse compagnie qui était chez moi ; hommes et femmes me paraissaient des machine à ressort, qui allaient, venaient, parlaient, riaient sans penser, sans réfléchir, sans sentir : chacun jouait son rôle par habitude : Madame la duchesse d’Aiguillon crevait de rire, Madame de Forcalquier dédaignait tout, Madame de La Vallière jabotait sur tout. Les hommes ne jouaient pas de meilleur rôle, et moi j’étais abîmée dans les réflexions les plus noires : je pensais que j’avas passé ma vie dans les illusions, que je m’étais creusé moi-même tous les abîmes dans lesquels j’étais tombée ; que mes jugemens avaient été faux et téméraires, et toujours trop précipités, et qu’enfin je n’avais parfaitement bien connu personne ; que je n’en avais pas été connue non plus, et que peut-être je ne me connaissais pas moi-même. On désire un appui, on se laisse charmer par l’espérance de l’avoir trouvé : c’est un songe que les circonstances dissipent et qui font l’effet du réveil. (…)
Les deux photos (la dépitée à la cerise, la dépitée souriante) sont extraits de la série de Sara "La dépitée"
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samedi, 01 août 2009
Dans l'avenue Desbordes-Valmore
La rencontre irréelle, mais vraie, de Claire Carmen Elisabeth Soledad Dos Santos Brazil Caravalhes et Joan Clark, des années après…
Sur Los Angeles II, en 2115, dans la fraîcheur inattendue des arbres, deux femmes marchent et discutent. Elles attendent de croiser un chevalier et son enfant. Il s’agit du demi-frère de celle qui a les cheveux blonds, François II, et de son fils Neptune.
Joan a les cheveux roux mais ses yeux sont verts comme les étangs. Le vert des yeux de Claire tire vers les feuilles des arbres quand l’été bat son plein. Leurs voix éclatent, se taisent. Leurs voix éclatent, se taisent. Les cours de récréation sont loin dans le passé.
Elles se souviennent leurs 13 ans, de leur rencontre, de leurs amours adolescentes et de leur séparation… Après un an d’amour passionné, caché à tous, elles s’étaient tirées les cheveux, donné des gifles, haletantes de colère, mais ne peuvent se souvenir pourquoi. Elles ne s’étaient plus parlées jusqu’au dernier jour de la classe. L’année suivante, leurs parents les avaient inscrites dans des écoles différentes, dans des pays éloignés. Elles ne s’étaient plus revues. Et chacune dit ce qui a suivi. Pour Claire, des années de révolte et de découverte de la vie, par les sentiers que prennent ceux que la grande porte du monde refoule.
Pour Joan, de brillantes études scellées par un diplôme de droit lui donnant accès aux professions les plus prestigieuses de la voie lactée.
Elles viennent de se retrouver et sont calmes et émues. Le fantôme d’un amour mort hésite à revenir. Il s’en va. L’amitié naissante sur l’avenue Desbordes-Valmore (renommée l’année dernière Desbordes-Valmore Street) peut éclore. L’avenue est belle, les arbres, des cornouillers importés du Jardin des Plantes de Nantes, sont verts ; un peuple de nénuphars endormis embaume dans la rivière qui coule au milieu de l’avenue. Quelques scooters, rares, volent dans les airs parmi les deltaplanes. Cela fait du bien de parler latin dans cette ville où l’anglais domine depuis peu, après des années d’interdiction. Mais voici qu’elles passent devant la statue d’Armande de Polignac. La coiffure de la compositrice de marbre scintille dans la lumière blanche de Desbordes-Valmore Street.
- Je n’arrive pas à croire que je suis en train de parler avec toi.
Claire vient de parler. Joan sourit. Incrédule, elle aussi, elles font cependant face à ce miracle : elles viennent de se retrouver et marchent l’une à côté de l’autre depuis au moins sept minutes.
Une fresque décore la façade murale droite de l’avenue. Dans des couleurs bleues, or, ocre, s’étale en plusieurs épisodes le combat opposa Montherlant et Yourcenar. Un immense hommage à Turing scinde la fresque… Claire et Joan passent devant la cathédrale Saintes Edith et Edith Stein, déserte à cette heure… Un jardin suspendu de bonzaï raconte en taillis d’arbre un roman de Françoise de Grafigny. Les scènes du roman, découpées dans les arbres, rappellent les lectures d'école.
Sur le marbre rose du jardin suspendu, un voyou comme il en erre dans cette partie du Ciel Ouest a gravé un hymne à deux hommes de deux siècles passés : Pic de la Mirandole et James Douglas Morrison. Claire et Joan reconnaissent en riant l’habitude ciel-ouestienne de graver les choses interdites dans le marbre rose. Et elles échangent un regard lourd de souvenir. Qu’elles en gravèrent, des poèmes, sur les incrustations de marbre des rues qui entouraient le pensionnat !
Mais voilà que Desbordes-Valmore Street donne, sur la gauche, sur un parc fleuri, verdoyant. Un panneau indique que la stèle d’Enheduanna se trouve dans Ogoun Ferraille Park. Joan propose du regard ; Claire accepte et pousse le portail du parc d’Ogoun Ferraille. Les statues de Caïn Grovesnore, Venexiana Stevenson et Morgana Bantam Dos Santos trônent, sur lesquels volent des canards, descendants de l’arche de 2080, derniers importés de la terre et déjà bien adaptés.
La conversation continue, au rythme lent des pas qui avancent au milieu des feuilles jonchant les allées laissées à un abandon relatif et heureux.
Le frère aîné de Claire, François I Dos Santos Brazil Caravalhes, est en train de devenir riche sur Terre, au Brésil, où il a repris des exploitations agricoles tombées en abandon.
- François I a des enfants ?
- Oui.
- Et François II ?
- Oui, aussi. Tu vas le voir, son fils. Il s’appelle Neptune.
- Quel âge a-t-il ?
- Sept ans.
Joan hume l’air. Comme elle est sérieuse ! Elle ressemble aux avocats, elle est riche et belle et diplômée et elle marche d’une sûre démarche, où la confiance se mêle à la souplesse. Claire l’admire et se souvient de Joan qui frappait à la porte de sa chambre au pensionnat mal-aimé.
(Cela eut lieu tous les soirs pendant un an, au collège nahuatl-latin de Mexico, collège recréé en 2050, alors qu’il n’existait plus depuis plusieurs siècles).
Le hasard de leurs retrouvailles paraît fabuleux. Claire et son demi-frère ont pris rendez-vous avec une avocate pour discuter du vaisseau spatial qu’ils possèdent ensemble, et qui se trouve depuis plusieurs jours radié de la carte routière officielle du ciel Ouest. De l’avocate, envoyée par l’Institut Ciel Ouest, on ne savait pas le nom et la reconnaissance fut une surprise… Un regard… Une hésitation ; des gestes maladroits, et les deux prénoms, sur un ton d’interrogation incrédule :
- Claire ?!
- Joan ?!
Et l’immense stupeur qui dura quelques secondes, puis les rires et les étreintes.
Leur affaire amoureuse avait commencé dans la chambre de Joan, un soir de veille avant un contrôle sur les mémoires de Joinville.
Joan rit.
- c’est drôle de se retrouver à Los Angeles II. On rêvait de ce lieu ensemble.
- Il te va bien.
- Il nous va bien.
François II et Neptune seront certainement sur la place, au bout de l’avenue. Le rendez-vous imprécis disait « Desbordes-Valmore Street, vers neuf heures du matin ». Il est à peu près neuf heures, l’avenue est longue, mais la place qu’elle dessert est un lieu connu et fréquenté.
Est-ce qu’il va se passer quelque chose ? Oh, stupide question. Il se passe justement quelque chose. Ce n’est rien, mais c’est beaucoup. Une retrouvaille, une marche partagée, un filet d’émotion qui se dévide sur l’avenue presque vide.
En passant devant la Villa Carson, le haut parleur passe un chœur d’adolescents chantant les phrases mystérieuses et profondes de la Ballade du café triste, de Carson McCullers. L’amour y est dévoilé dans sa vérité miroitante : «It is for this reason that most of us would rather love than be loved. Almost everyone wants to be the lover. And the curt truth is that, in a deep secret way, the state of being beloved is intolerable to many. The beloved fears and hates the lover, and with the best of reasons. For the lover is for ever trying to strip bare his beloved. The lover craves any possible relation with the beloved, even if this experience can cause him only pain».
La fin de la solitude partagée pointe son nez. Desbordes-Valmore Street va bientôt s’ouvrir sur la grande place des Premiers Astronautes. Au loin, sous le rayon de soleil blanc-vert qui frissonne dans le matin, un homme et son petit garçon se donnent la main. Leurs habits verts flottent dans le léger vent. Ils attendent. Malgré la distance, on voit sur leurs visages familiers le beau dessin de leurs sourires.
28 juillet 2009
Tiédeur de la chambre, odeurs du bois et des vieilles feuilles.
Édith de Cornulier Lucinière
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