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samedi, 14 juin 2014

Mon frère, je contemple ton visage

jean vanier, hamlet, shakespeare, ernst von salomon

J'assiste à des débats. J'entends ces expressions : « Dans nos sociétés occidentales riches et confortables » ; « le français moyen », et d'autres encore, qui reviennent à tous les coins de phrases.

A Beaubourg au cours d'un débat, j'entendis avec ferveur un homme prononcer cette phrase : le Français moyen n'existe pas.

Le Français moyen n'existe pas, pas plus que la fameuse ménagère de moins de cinquante ans à laquelle se réfèrent les programmateurs télévisuels et les chefs de rayon, qui est censée regarder les programmes de télévisions stupides et mettre tel type de produits dans son chariot au supermarché. Non, elle n'existe pas non plus.

Ces expressions visent à nous faire croire que face à un monde exaltant qui n'appartient qu'à quelques uns, nous, nous ne sommes pas de la même étoffe ; nous ne sommes que de misérables individus sans personnalité, des foules abruties par le confort et la facilité de vivre.

L'avilissement des êtres qui constituent l'humanité commence par la définition qu'on en donne : le Français moyen, la ménagère de cinquante ans. Ces êtres, dont le cœur palpite sur cette terre et dont on croit pouvoir reconstituer le portrait d'après des statistiques de l'Insee. Pourtant, « un homme dans un fichier est déjà un homme mort », nous a rappelé Ernst von Salomon. Inutile de parler donc des français moyens et des ménagères de cinquante ans : ce sont des cadavres, puisque vous en avez dressé des portraits robots.

En fait, ils n'ont jamais existé.

De même que chacun d'entre nous a un visage unique, chacun d'entre nous a une histoire unique. Personne n'est « lambda ».

Mon visage, mon histoire, je dois les porter avec panache et les défendre face aux criminels de guerre qui ne font pas couler le sang, mais qui cadavérisent les êtres en les réifiant.

A la manière dont nous traitons les autres animaux, ces êtres dont nous ne reconnaissons pas les visages ni les voix, la pensée administrative, publicitaire, journalistique, réifie les êtres humains pour mieux les utiliser ou les rabaisser.

Ethniciser les uns à outrance (pour le commentateur bavard du monde, il n'y a pas de Masaï lambda, ni d'Inuit lambda, car on regarde un Masaï ou un Inuit comme des spécimens de leur ethnie rare avant tout), généraliser les autres à outrance (la ménagère, le français moyen), participe de la même réification de l'être humain. La tactique consiste à lui ôter tout ce qu'il choisit d'être lui même pour le réduire à ce que l'on veut voir chez lui : un cas rare et très intéressant dans le cas d'un Masaï, une entité reproduite par millions dans le cas du Français.

Il n'y a donc pas de Français lambda ou moyen, qui serait blanc, vivrait dans le confort, ne présenterait aucun intérêt, par millions d'exemplaire en notre contrée. Il n'y en a pas un seul. Cette personne n'existe pas.

Ces expressions (français moyen, ménagère de cinquante ans, nos sociétés occidentales riches et confortables) visent encore à faire du citoyen français - ou européen - un homme sans histoire, qui n'a plus qu'à vivre sa vie fade tandis que le reste du monde souffre et agit dans la grandeur conflictuelle de la guerre et de la lutte pour la liberté. Nés dans la paix, la liberté et le confort, nous ne serions que des spectateurs avilis d'un monde plus courageux que nous.

Ce Français moyen, n'existant pas, ne peut donc pas vivre « dans nos sociétés occidentales riches et confortables ». Je sais que je m'expose au moralisme si je refuse l'idée que je vis dans une société occidentale riche et confortable : on va me mettre sous les yeux les pendus et les lapidées de l'Islam, les victimes d'exaction de toute la planète, les paysans qui cassent la rocaille à coup de pioche traditionnelle dans les hautes montagnes des Andes ou ceux qui portent de lourds sacs sur le dos dans les confins de l'Asie.

Pourtant, ma vérité est la suivante : depuis ma naissance, j'arpente des trottoirs sur lesquels, la nuit, dorment de nombreuses personnes, seules ou en petits groupes, aux portes d'immeubles grands, remplis d'appartements disponibles mais fermés à clef.

Nos prisons sont remplies de prisonniers, dont un certain nombre sont innocents et un grand nombre n'a tué ni violé personne.

Nos écoles détruisent inlassablement les rêves des enfants qui y passent leurs journées et ne leur apportent, en échange de cette effraction cérébrale, que bien peu de savoirs ou de sagesse.

Nous n'avons pas la liberté d'habiter comme nous le voulons, car cela coûte trop cher ; ni de travailler comme nous le voulons, car le monde du travail et du commerce est entièrement régis par des lois liberticides.

Les mieux lotis d'entre nous payent cher le confort assimilé aux « sociétés occidentales riches et confortables ». Mais ils ne sont pas la majorité des gens. La majorité des gens sait que la vie peut sombrer dans le cauchemar d'un jour à l'autre.

Tamponner le front de millions de personnes de l'infamant adjectif « moyen », qui définit leur identité par l'absence d'élément remarquable ou intéressant, qualifier leur vie harassante de « confortable », c'est affirmer tranquillement le sadisme du Salariat qui mange le temps et la liberté intérieure des participants, c'est valider la hiérarchie des trois ordres, certes mouvants (cadres, employés, ouvriers, avec la cour des grands qui domine le tout et la horde des hères qui sert de repoussoir), et c'est, enfin, organiser la guerre entre les masses de gens supposés moyens et baignés de confort contre ceux qu'on caractérise, au contraire, à outrance : l'ethnique, le migrant, qui ont, eux, l'un une identité, l'autre une aventure.

C'est encore imposer l'idée que la vie de citoyen dans un pays dit "occidental" (bien qu'on soit toujours à l'Occident et à l'Orient de quelque chose) se paye par la perte de l'identité. Le Masaï est censé être plus ethnique que le Français ; le Migrant, tout fluctuant qu'il soit, est représenté par sa caractéristique, tandis que le « Moyen » n'a plus d'histoire, plus de langue, plus de nom, il n'est que l'individu appartenant à une masse, parlant une langue de masse, pourvu d'un nom commun, trop commun.

Il n'est pourtant pas d'être humain qui ait plus d'identité ou d'histoire qu'un autre, pas de langue humaine qui reflète une expérience plus intime que les autres langues, et la grande masse des corps n'est qu'une illusion : chaque être humain né sur cette terre est une histoire sacrée, pour reprendre l'expression de Jean Vanier.

Reprendre son pouvoir personnel d'être humain, c'est réapprendre à dévisager, dans le miroir, les reflets uniques de ce que nous sommes. Tous, nous avons des caractéristiques ethniques, linguistiques, corporelles, certes ; mais, et c'est ce qui fait peur aux usagers des expressions impersonnelles et des fichiers taxinomiques, tous, nous un avons un regard à porter sur notre propre visage. C'est ce même regard qui se portera sur le visage de l'autre.

L'être humain capable de se considérer comme un homme, une femme de valeur, ne retirera jamais à autrui une once d'existence. La considération que l'on accorde à son âme est le fondement de la liberté que l'on sera capable de donner aux autres êtres.

La loyauté commence par la reconnaissance de l'existence d'un être. Regarde-toi. Regarde-moi. Et plus tu apprendras à voir en toi un homme libre, un homme-livre contenant une histoire-épopée, et en l'autre, un frère, c'est à dire un autre homme libre, un autre homme-livre, plus tu seras capable de déceler, dans les gueules des animaux, des visages distincts, et dans leurs grognements, une langue proche de celle que tu parles au fond de ton âme.

Il n'est ni masses d'individus baignés dans le confort dans un Nord lambda et démocratique ("Nous détruisons des pays pour leur apporter la démocratie. La démocratie est devenue une religion", dit Tim Willocks), ni pauvres gens infiniment caractéristiques, miséreux et généreux dans un Sud ethnique et barbare. Nous peuplons un monde sauvage que nous ne comprenons pas et nous sommes sûrement une bande bigarrée de salauds et de héros. Mais chaque homme est une histoire sacrée et l'apprentissage de la lecture commence dans la reconnaissance des visages, et de leurs secrets inviolés.

 

à lire sur AlmaSoror : Identité (appartenance)

samedi, 29 novembre 2008

L'humiliation (Chronique mêlée de deux ouvrages)

 

L'humiliation

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Les Papiers de Stresemann (Six années de politique allemande), Editions Plon 1932

Le questionnaire, Ernst von Salomon, Editions Gallimard 1953

 

 

 

 

L'humiliation d'une nation a fait les preuves de son efficacité destructrice. L'humiliation appelle la revanche sinon la vengeance, qui, comme le dit le dicton, est un plat qui se mange froid. Quand elle se trouve conjuguée au sentiment de culpabilité, elle fait des ravages dans le mental de générations. À moins que le temps ne fasse son travail - les atrocités commises dans les combats entre Protestants et Catholiques ne sont presque plus pour nous qu'une horrible vieille histoire.

Je propose la lecture de deux livres qui s'étendent de la fin de la guerre de 1914-1918 à la fin de la guerre de 1940-1945 pour tenter de comprendre - ou plutôt d'éprouver - ce que c'est que cette terrible notion, la "nation" qui soulève les peuples en même temps qu'elle les fait sombrer. Deux livres écrits par des nationalistes.

 

La nation, c'est une terre

"La raison de nos graves inquiétudes, et pour ainsi dire la preuve que la France ne poursuit pas une politique de réparations, ce sont les expulsions inouïes auxquelles elle procède dans le territoire envahi. Je n'insisterai pas sur le sort qui en pleine paix menace des milliers de fonctionnaires, des familles entières. Cela ne révèle-t-il pas une intention politique ? Ne prépare-t-on pas l'annexion en expulsant les chefs intellectuels, économiques et politiques du peuple allemand fréquemment sans motif ? (…) On veut étouffer les voix qui protestent contre cette façon de transformer la Rhénanie en un pays francophile."

Gustav Stresemann a mené une politique acharnée pour sortir son pays de l'ornière dans laquelle il était tombé, après la première guerre mondiale, en particulier avec le problème des réparations, ruineuses pour le peuple, et de l'occupation de la Ruhr par la France. Dans ses "Papiers", il décrit ses efforts pour tenter d'empêcher l'Allemagne de tomber dans les pièges du racisme hitlérien, à droite, et du communisme, à gauche. Il s'est heurté à l'intransigeance de Raymond Poincaré et n'a trouvé un interlocuteur qu'en la personne d'Aristide Briand - ils reçoivent tous les deux le prix Nobel de la Paix en 1926. Sa mort est un drame : c'est un barrage de plus qui s'effondre devant la montée du nazisme.

L'humiliation de l'Allemagne signée lors du Traité de Versailles l'a menée, et l'Europe dans son sillage, à la catastrophe de la deuxième guerre mondiale.

 

La nation, ce sont des êtres humains

Entre 1945 et 1946, l'écrivain allemand Ernst von Salomon est interné dans un camp américain en Allemagne. Nationaliste de droite, il refuse d'adhérer au nazisme, mais défend certain ami qualifié de tel. Dans ce livre, il dénonce les injustices et les mauvais traitements infligés aux Allemands par les Américains. En même temps, il y décrit le sentiment d'une curieuse satisfaction d'être "pour une fois" dans le camp des victimes et non celui des bourreaux. Il met très intelligemment et drôlement en scène l'imbécillité des vainqueurs en faisant un livre énorme de ses "réponses" au "questionnaire", document comprenant 131 questions auxquelles tout citoyen allemand dut répondre pour établir ses éventuels liens avec le régime nazi. On découvre que celle qu'on croit être sa compagne est la fiancée cachée d'un autre homme. Cachée, avec un faux nom parce que juive et sauvée ainsi. Pointe dans ce livre brillant et trouble, l'humiliation.

"8. Couleur des cheveux : voir pièce jointe

ad8 : Aiguiser la conscience, nous dit Hamlet, voilà l'intérêt du pouvoir qui aime, pour sa tranquillité, commander à des lâches. Le meilleur moyen pour y arriver a toujours été la présomption des administrations.

Depuis toujours, aussi, les administrations connaissent la force magique du pouvoir qui, en l'enregistrant, fascine le plus sûrement l'individu. L'enregistrement est la forme parfaite dont découleront toutes les suites du régime de la terreur. Un homme dans un fichier est pour ainsi dire déjà un homme mort.

(…) Rien ne révèle mieux le caractère de signalement de ce questionnaire et sa bassesse que la question concernant la couleur des cheveux".

Ce livre a eu un grand succès à sa parution en Allemagne.

La question reste : comment un Allemand peut-il "supporter" l'immense et humiliante culpabilité qui pèse sur son pays ?

 

La nation, c'est une idée fragile

Il ressort de cette "nation" qu'elle anime les cœurs des humains, les réunit, les soulève. Mais en même temps, elle les enferme. Elle les assimile. Ceux qu'elle englobe de son exigeante sollicitude ne peuvent plus lui échapper. Ses échecs sont leurs échecs. Les générations qui suivent se doivent d'endosser la responsabilité de crimes qu'elles n'ont pas commis, de lâchetés qu'elles n'ont pas eues, de bassesses qu'elles n'ont pu imaginer. L'individuation républicaine de la "faute" n'a pas court. Pendant ce temps, ceux qui appartiennent à une nation "vertueuse" sont auréolés d'une grandeur qui les transporte tous : peu importe à l'individu ses fautes personnelles, ses traîtrises, son crime secret. Il endosse la vertu nationale. Il est vertueux par essence.

Aujourd'hui, les "nations" de "peuples" semblent se diluer dans les régionalismes ou les communautarismes des "peuplades" - qui sont des petits nationalismes sans grand danger encore parce que sans grands crimes encore. La démarche est facile à comprendre. Les individus humains veulent bien s'unir autour de valeurs qui les grandissent personnellement. Ils ne voient pas pourquoi ils devraient s'unir autour de crimes qu'on leur impute et qui les humilie, personnellement.

À moins que, coupable pour coupable, l'idée de "nation" ressurgisse, plus extrême, plus brutale, puisqu'il n'y a plus de vertu à perdre.

Sara

Ces deux ouvrages ne sont pas réédités (toujours pas en 2012) ; on les trouve cependant d'occasion, en cliquant sur ces vignettes.