samedi, 29 novembre 2008
L'humiliation (Chronique mêlée de deux ouvrages)
L'humiliation
Les Papiers de Stresemann (Six années de politique allemande), Editions Plon 1932
Le questionnaire, Ernst von Salomon, Editions Gallimard 1953
L'humiliation d'une nation a fait les preuves de son efficacité destructrice. L'humiliation appelle la revanche sinon la vengeance, qui, comme le dit le dicton, est un plat qui se mange froid. Quand elle se trouve conjuguée au sentiment de culpabilité, elle fait des ravages dans le mental de générations. À moins que le temps ne fasse son travail - les atrocités commises dans les combats entre Protestants et Catholiques ne sont presque plus pour nous qu'une horrible vieille histoire.
Je propose la lecture de deux livres qui s'étendent de la fin de la guerre de 1914-1918 à la fin de la guerre de 1940-1945 pour tenter de comprendre - ou plutôt d'éprouver - ce que c'est que cette terrible notion, la "nation" qui soulève les peuples en même temps qu'elle les fait sombrer. Deux livres écrits par des nationalistes.
La nation, c'est une terre
"La raison de nos graves inquiétudes, et pour ainsi dire la preuve que la France ne poursuit pas une politique de réparations, ce sont les expulsions inouïes auxquelles elle procède dans le territoire envahi. Je n'insisterai pas sur le sort qui en pleine paix menace des milliers de fonctionnaires, des familles entières. Cela ne révèle-t-il pas une intention politique ? Ne prépare-t-on pas l'annexion en expulsant les chefs intellectuels, économiques et politiques du peuple allemand fréquemment sans motif ? (…) On veut étouffer les voix qui protestent contre cette façon de transformer la Rhénanie en un pays francophile."
Gustav Stresemann a mené une politique acharnée pour sortir son pays de l'ornière dans laquelle il était tombé, après la première guerre mondiale, en particulier avec le problème des réparations, ruineuses pour le peuple, et de l'occupation de la Ruhr par la France. Dans ses "Papiers", il décrit ses efforts pour tenter d'empêcher l'Allemagne de tomber dans les pièges du racisme hitlérien, à droite, et du communisme, à gauche. Il s'est heurté à l'intransigeance de Raymond Poincaré et n'a trouvé un interlocuteur qu'en la personne d'Aristide Briand - ils reçoivent tous les deux le prix Nobel de la Paix en 1926. Sa mort est un drame : c'est un barrage de plus qui s'effondre devant la montée du nazisme.
L'humiliation de l'Allemagne signée lors du Traité de Versailles l'a menée, et l'Europe dans son sillage, à la catastrophe de la deuxième guerre mondiale.
La nation, ce sont des êtres humains
Entre 1945 et 1946, l'écrivain allemand Ernst von Salomon est interné dans un camp américain en Allemagne. Nationaliste de droite, il refuse d'adhérer au nazisme, mais défend certain ami qualifié de tel. Dans ce livre, il dénonce les injustices et les mauvais traitements infligés aux Allemands par les Américains. En même temps, il y décrit le sentiment d'une curieuse satisfaction d'être "pour une fois" dans le camp des victimes et non celui des bourreaux. Il met très intelligemment et drôlement en scène l'imbécillité des vainqueurs en faisant un livre énorme de ses "réponses" au "questionnaire", document comprenant 131 questions auxquelles tout citoyen allemand dut répondre pour établir ses éventuels liens avec le régime nazi. On découvre que celle qu'on croit être sa compagne est la fiancée cachée d'un autre homme. Cachée, avec un faux nom parce que juive et sauvée ainsi. Pointe dans ce livre brillant et trouble, l'humiliation.
"8. Couleur des cheveux : voir pièce jointe
ad8 : Aiguiser la conscience, nous dit Hamlet, voilà l'intérêt du pouvoir qui aime, pour sa tranquillité, commander à des lâches. Le meilleur moyen pour y arriver a toujours été la présomption des administrations.
Depuis toujours, aussi, les administrations connaissent la force magique du pouvoir qui, en l'enregistrant, fascine le plus sûrement l'individu. L'enregistrement est la forme parfaite dont découleront toutes les suites du régime de la terreur. Un homme dans un fichier est pour ainsi dire déjà un homme mort.
(…) Rien ne révèle mieux le caractère de signalement de ce questionnaire et sa bassesse que la question concernant la couleur des cheveux".
Ce livre a eu un grand succès à sa parution en Allemagne.
La question reste : comment un Allemand peut-il "supporter" l'immense et humiliante culpabilité qui pèse sur son pays ?
La nation, c'est une idée fragile
Il ressort de cette "nation" qu'elle anime les cœurs des humains, les réunit, les soulève. Mais en même temps, elle les enferme. Elle les assimile. Ceux qu'elle englobe de son exigeante sollicitude ne peuvent plus lui échapper. Ses échecs sont leurs échecs. Les générations qui suivent se doivent d'endosser la responsabilité de crimes qu'elles n'ont pas commis, de lâchetés qu'elles n'ont pas eues, de bassesses qu'elles n'ont pu imaginer. L'individuation républicaine de la "faute" n'a pas court. Pendant ce temps, ceux qui appartiennent à une nation "vertueuse" sont auréolés d'une grandeur qui les transporte tous : peu importe à l'individu ses fautes personnelles, ses traîtrises, son crime secret. Il endosse la vertu nationale. Il est vertueux par essence.
Aujourd'hui, les "nations" de "peuples" semblent se diluer dans les régionalismes ou les communautarismes des "peuplades" - qui sont des petits nationalismes sans grand danger encore parce que sans grands crimes encore. La démarche est facile à comprendre. Les individus humains veulent bien s'unir autour de valeurs qui les grandissent personnellement. Ils ne voient pas pourquoi ils devraient s'unir autour de crimes qu'on leur impute et qui les humilie, personnellement.
À moins que, coupable pour coupable, l'idée de "nation" ressurgisse, plus extrême, plus brutale, puisqu'il n'y a plus de vertu à perdre.
Ces deux ouvrages ne sont pas réédités (toujours pas en 2012) ; on les trouve cependant d'occasion, en cliquant sur ces vignettes.
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