mercredi, 30 octobre 2013
Une enfance littéraire française : Invitation au voyage II
Gustave Doré - gravure pour Le petit poucet.
Voici la deuxième partie de la synthèse de la conférence, intitulée Une enfance littéraire française, que je donne aux étudiants du Cours de Civilisation Française de la Sorbonne.
La première partie, qui aborde le Moyen-Âge, le Grand Siècle et le Siècle des Lumières, est lisible à cet endroit.
J'avais déjà, sur AlmaSoror, donné l'essence de celle de mes conférences intitulée L'enfance, la civilisation et le monde sauvage.
Quant au blog de mon cours, encore en construction, il se consulte à cette adresse...
Le XIX°siècle
Gravroche : l'enfance fait une entrée fracassante en littérature.
Au XIXème siècle, l'enfance entre en littérature par deux portes à la fois. Par la première, les personnages d'enfants surgissent dans les romans ; par la seconde, des écrivains s’attellent à confectionner des romans spécialement pour les enfants.
Victor Hugo, dans son roman Les Misérables, créée les personnages enfantins de Gavroche et Cosette. C'est en découvrant le tableau de son contemporain, le peintre Eugène Delacroix, La liberté guidant le peuple, qu'il est absorbé par la figure du garçon révolté ; il médite ce personnage, qui deviendra Gavroche. On peut donc voir aujourd'hui, au Musée du Louvre, l'enfant peint qui inspira le premier héros enfantin de la littérature « adulte » française.
Gavroche, jeune révolutionnaire, participe aux fameuses barricades qui égrènent le XIX°siècle, jusqu'à l'écrasement total de la Commune de Paris. Celle, précisément, à laquelle il participe, a lieu en 1832. Gavroche, âgé de 12 ans, représente la fleur de Paris : son gamin des rues, fils de la ville et du peuple, gouailleur, courageux, parfois menteur et voleur, qui possède plus d'honneur que les rois et moins de biens que les gueux.
« Paris a un enfant et la forêt a un oiseau ; l'oiseau s'appelle le moineau ; l'enfant s'appelle le gamin.» Ce gamin peint par l'immense fresquiste littéraire du XIX°siècle,Gavroche, a pris son indépendance : il est sorti du roman de Victor Hugo pour devenir un personnage de la mythologie populaire.
La mort héroïque de l'enfant Gavroche est l'un des passages les plus célèbres de la littérature universelle. Il a douze ans ; on est en 1832. A l’emplacement actuel de la rue Rambuteau, l'armée et le peuple de Paris s'affrontent autour d'une barricade. Il n'y a plus de balles dans le clan des insurgés. Qu'à cela ne tienne ! Le polisson Gavroche brave les balles des militaires pour aller ramasser les balles perdus qui traînent sur les pavés. En chantant.
Et sa chanson a fait le tour du monde, elle est chantée aujourd'hui par les chorales des écoles, elle rappelle le bon vieux temps où Voltaire et Rousseau se disputaient, l'un préférant la liberté, l'autre l'égalité, l'un vantant la culture, l'autre la nature.
On est laid à Nanterre,
C'est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau,
C'est la faute à Rousseau.
Je ne suis pas notaire,
C'est la faute à Voltaire,
Je suis petit oiseau,
C'est la faute à Rousseau.
Joie est mon caractère,
C'est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau,
C'est la faute à Rousseau.
Je suis tombé par terre,
C'est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C'est la faute à...
Gavroche ne finit pas la chanson, en dépit d'efforts démesurés pour donner une dernière fois de la voix. En effet, une balle vient de l'atteindre en plein cœur. Il dit adieu à la vie, et entre dans la mythologie populaire où il restera vénéré pour toujours comme un petit dieu facétieux et vivificateur.
Naissance des romans pour enfants : la comtesse de Ségur
En même temps que les enfants font irruption dans la littérature, naissent les premiers romans composés exprès pour eux.
La comtesse de Ségur connaît un grand succès, lorsqu'elle publie les livres qu'elle s'est mise à écrire pour les enfants de ses enfants. La grand-mère de Camille, Madeleine, Jacques, et tous les personnages présents dans ses romans, devient la grand-mère symbolique de milliers, de millions de petits lecteurs français. Elle est rapidement imitée, notamment par d'autres femmes, mais aucune n'atteint sa gloire et surtout, sa longévité. Peut-être est-ce dû au paradoxe de cette femme, qui parvient à être à la fois éminemment moraliste et totalement déjantée. Ainsi, elle ne manque pas de répéter, livre après livre, les poncifs moraux de l'époque, mais, pour les illustrer, elle se plonge avec délice dans la description d'enfants pas sages : nous suivons leurs états d'âme funestes, leurs bêtises inqualifiables, avec une gourmandise insatiable. La comtesse de Ségur nous entraîne sur la route du péché en faisant semblant de prôner le bien. De ce paradoxe, elle tire son universalité. Car, à lire les ouvrages de ses imitatrices, chapelet de contes dans lesquels le noir est très noir et le blanc, très blanc, on ne peut que s'ennuyer ; ce qui charmait l'air du temps laisse de marbre nos cœurs post-chrétiens, nos âmes mortelles, nos esprits citoyens égalitaristes, nos corps que nous faisons durer le plus longtemps possible.
Mais si nous plongeons dans les romans de la comtesse de Ségur, derrière la façade de ses leçons de morale, nous glissons dans la pratique fascinante et très profonde des 7 péchés capitaux. La violence, le trouble, l'hypocrisie, la déception et la tendresse, la mortification et les grands espoirs, y sont peints avec beaucoup d'amour, de tolérance et de vérité. La comtesse de Ségur est une grande psychanalyste, une alchimiste, une anarchiste déguisée en grand-mère conservatrice.
Elle est tellement intense que les éditeurs d'aujourd'hui ne manquent pas de la censurer. Ainsi, les éditions de La Martinière ont cru bon, dans l'édition de 2011, passer à la trappe les chapitres de Pauvre Blaise traitant de sa première communion.
Car, pour nos anciens moralistes, ce qui n'était pas très catholique allait au diable... Mais pour les nouveaux, ce qui est catholique est voué aux gémonies. Censure, censure, nous te modifions, nous t'inversons, nous te renversons, nous faisons semblant de te détester, mais qui peut se passer de toi ? Ni les blancs, ni les bleus, ni les rouges ; aucun monarchiste, aucun républicain, aucun communiste n'échappe à la tentation que tu leur tends, de reconfigurer le monde en fonction de nos esprits trop petits pour être honnêtes.
Née dans une famille de la haute aristocratie russe (c'est son père, le comte Rostopchine, que l'on soupçonne d'avoir incendié Moscou, pour que la mère des villes de la sainte Russie ne tombe pas entre les gros bras du parvenu Napoléon), élevée par une mère aux passions sadomasochistes bizarres, elle est devenue française (et catholique romaine) en épousant Eugène de Ségur, qu'elle n'aima point (« Si j'avais su à quel point vous aviez les yeux jaunes, Eugène, jamais je ne vous aurais épousé »). Mais elle aima les enfants qu'il lui donna, et encore les petits-enfants que ceux-ci lui donnèrent, et qui firent d'elle une des plus grandes écrivains françaises et la pionnière de la littérature enfantine.
C'est un peu triste, d'ailleurs, l'histoire des fameuses petites filles, Camille et Madeleine, héroïnes du roman Les petites filles modèles. Car ces jeunes filles sages comme des images, devenues grandes, connurent l'amertume de la vraie vie. Camille épousa un gougnafier, un sale mec, vraiment, qui dépensa son fric (pour lequel il l'avait trompée et épousée), la violait, baisait avec des femmes devant elle, et elle mourut rapidement d'humiliation et de chagrin. Elle laissait un pauvre garçon, Paul, de santé fragile et très malheureux, qui mourut à la fin de l'adolescence. Quant à Madeleine, effarée par l'histoire de sa sœur, elle demeura célibataire. Les deux sœurs, aujourd'hui, sont enterrées côte à côte, pleurant ensemble, peut-être, la mort de l'enfance, la déception de grandir et la folie des éducations qui rendent bébête - et vulnérable.
On doit à la comtesse de Ségur la première autobiographie écrite en français par un animal : les Mémoires d'un âne, dans laquelle Cadichon expose aux humains (et aux autres ânes, peut-être), les grandeurs et les misères de sa condition. Ce célèbre âne-écrivain possède aujourd'hui sa rue, à Aube, village proche du château normand où la comtesse écrivait ; sur la place de la mairie, il a en outre une statue, qui le représente portant l'une des petites filles modèles sur son joli dos.
La comtesse a rendu hommage à sa patrie russe, dans deux beaux ouvrages, L'auberge de l'ange gardien et Le général Dourakine. Un hommage aussi mitigé et paradoxal que tous les messages qu'elle tenta de faire passer.
Sans famille : chef d’œuvre romanesque
Mais le premier écrivain qui use du code romanesque de la littérature générale pour composer une œuvre enfantine peine de grâce et de rebondissements, dans un style littéraire qui n'a rien à envier aux romans que l'époque donne aux grandes personnes, c'est Hector Malot.
Père d'une petite fille nommée Lucille, à laquelle il dédie son chef d’œuvre, Malot créée, avec Sans famille, une œuvre romanesque à la fois ancrée dans son époque et capable de défier le temps.
Ce roman, très littéraire, raconte l'histoire d'un enfant trouvé, Rémi. Rémi est vendu à un musicien ambulant italien, nommé Vitalis. Ils parcourent les routes de France avec leurs animaux, en faisant des spectacles dans les villages ; après de nombreuses péripéties, Rémi finit par retrouver sa vraie famille.
Paru en 1878, ce roman, lu par des générations de francophones, fit l'objet d'une adaptation par le cinéaste de dessin animé Osamu Dezaki, sous la forme d'une série pour la télévision, dans les années 1977-78, soit cent ans après sa publication.
Entrez dans ce roman et vous n'en sortirez pas avant d'avoir laissé chaque phrase adoucir votre cœur :
Je suis un enfant trouvé.
Mais jusqu’à huit ans j’ai cru que, comme tous les autres enfants, j’avais une mère, car lorsque je pleurais, il y avait une femme qui me serrait si doucement dans ses bras, en me berçant, que mes larmes s’arrêtaient de couler.
Jamais je ne me couchais dans mon lit, sans qu’une femme vînt m’embrasser, et, quand le vent de décembre collait la neige contre les vitres blanchies, elle me prenait les pieds entre ses deux mains et elle restait à me les réchauffer en me chantant une chanson, dont je retrouve encore dans ma mémoire l’air, et quelques paroles.
Quand je gardais notre vache le long des chemins herbus ou dans les brandes, et que j’étais surpris par une pluie d’orage, elle accourait au-devant de moi et me forçait à m’abriter sous son jupon de laine relevé qu’elle me ramenait sur la tête et sur les épaules.
Enfin quand j’avais une querelle avec un de mes camarades, elle me faisait conter mes chagrins, et presque toujours elle trouvait de bonnes paroles pour me consoler ou me donner raison.
Par tout cela et par bien d’autres choses encore, par la façon dont elle me parlait, par la façon dont elle me regardait, par ses caresses, par la douceur qu’elle mettait dans ses gronderies, je croyais qu’elle était ma mère.
Gustave Doré, l'illustrateur
Parallèlement à cette double apparition de l'enfance dans les romans pour grandes personnes, et des livres pour enfants dans les librairies, le XIX°siècle voit la naissance de l'illustration à destination de la jeunesse.
Ici, il faut saluer le suprême artiste que fut Gustave Doré.
Né à Strasbourg en 1832 et mort à Paris, rue Saint-Dominique, il était graveur. Son père polyechnicien, brillant ingénieur, voulait qu'il fasse des hautes études, mais sa mère admirait ses beaux dessins d'enfant.
En effet, à 5 ans il dessine tout ce qui se passe autour de lui et dès l'âge de 8 ans il compose ses premières histoires dessinées, ce qui est très original pour son époque où les livres illustrés sont rares.
Il étudie la gravure et devient vite célèbre dans le monde. Il travaille entre Paris et Londres, où il possède une galerie qui a pignon sur vue.
En 1881, il est un dessinateur très célèbre et sa galerie londonienne a vu passer plus de 2 millions de visiteurs en 24 ans ! Mais sa mère meurt ; il ne le supporte pas. Il invite ses amis à dîner, se lève à la fin du repas, prononce une oraison funèbre en l'honneur de sa mère. Quelques jours plus tard, il meurt d'une crise cardiaque.
Honneur à ce fils aimant, qui nous offrit les plus belles illustrations de la Bible, des Fables de La Fontaine et des Contes de Perrault réalisées à ce jour.
C'était la deuxième partie de ma conférence du 24 octobre. La première partie est disponible ici.
Un épisode ultérieur du cours se situe par là bas.
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mercredi, 30 janvier 2013
Roule ta bille, Gaston le roux ! (Mais qui aime Ivana ?)
Gaston Leroux
(1868-1927)
Normand, il fit ses études dans la ville d'Eu... qui voudrait aujourd'hui changer de nom pour avoir une visibilité web plus grande ! Les .eu en effet pullulent en Europe. Eu veut donc devenir Ville d'Eu.
Le château d'Eu - Photo trouvée ici
Comme son contemporain Paul d'Ivoi, Gaston Leroux mena une double carrière de journaliste et d'écrivain.
N'est-il pas véritablement le pionnier du polar français ? Il créa le personnage de Rouletabille, qui évolue à travers plusieurs romans.
Il créa également la série des Chéri Bibi.
Enfin, il est le père du célèbre Fantôme de l'opéra.
La série Rouletabille est souvent donnée à lire aux adolescents à l'école (au collège). Chéri-Bibi et Le fantôme de l'opéra sont trop proches de l'horreur. On les lit seuls, lors des longs mois d'été, pour oublier la déception des vacances tant attendues.
AUTOUR DE ROULETABILLE
Le personnage de Rouletabille possède la particularité d'être émouvant, mais pas sympathique. C'est un cas assez rare dans la littérature. On ne peut vraiment l'aimer parce qu'il est trop parfait et trop fermé, peut-être en veut-il un peu à la société, y compris à la société des lecteurs. Peut-être est-il trop fier de son intelligence.
Derrière cette intelligence froide et ce petit sentiment de supériorité, des failles affectives très grandes (Rouletabille n'a pas été élevé par sa mère, ce qu'on découvre au fil de ses enquetes) et l'excuse d'une enfance pauvre et malaimée, nourrissent l'émotion que procure un personnage au physique un peu ridicule, avec une grosse tête toute ronde et des yeux d'enfant seul.
Génial, Rouletabille n'en est pas moins laid, timide, renfrogné. Ce paradoxe du héros imparfait, qui n'est pas non plus un antihéros, existe dans le monde réel depuis toujours, mais cela ne fait pas si longtemps qu'il est entré en littérature. De ce point de vue, Leroux est très réaliste même s'il est par ailleurs un maître du fantastique !
Le génie de Rouletabille ne le rend pas heureux. S'il débrouille toutes les énigmes, c'est pour mieux comprendre qu'il est le fils d'un grand criminel et que sa mère n'a pas voulu de lui.
Les deux meilleurs épisodes de la série, sont les premiers : Le mystère de la chambre jaune et La parfum de la dame en noir. Dans les épisodes suivants, Joseph Rouletabille se marie avec Ivana. Et je n'aime pas Ivana. (Qui aime Ivana ?)
AUTOUR DE CHERI-BIBI
Chéri-Bibi met en scène un forçat innocent.
Un forçat, c'est un prisonnier que l'on envoie au bagne, en Guyane, à Cayenne, après l'avoir embarqué à l'île de Ré, enchaîné avec ses compagnons de grand malheur, sous les rires et les pleurs des foules mêlées. Les derniers bagnards sont rentrés en France métropolitaine en 1953... (mais depuis la France s'est dotée de la plus grande prison d'Europe : Fleury Mérogis !)
Outre Chéri Bibi, un autre forçat de la littérature est resté célèbre : Jean Valjean, l'ami de Gavroche et de Cosette.
Le poème «au forçat innocent», de Jules Supervielle.
Solitude au grand coeur encombré par des glaces,
Comment me pourrais-tu donner cette chaleur
Qui te manque et dont le regret nous embarrasse
Et vient nous faire peur?
Va-t'en, nous ne saurions rien faire l'un de l'autre,
Nous pourrions tout au plus échanger nos glaçons
Et rester un moment à les regarder fondre
Sous la sombre chaleur qui consume nos fronts.
Jules Supervielle, 1930
AUTOUR DU FANTÔME DE L'OPERA
Insipré de faits réels, Le fantôme de l'opéra met en scène le bel opéra Garnier de Paris. Des événements extraordinaires et effrayants y ont lieu.
Avez-vous vu toutes les adaptations cinématographiques du Fantôme de l'opéra ?
On en trouve, sur Internet, des extraits, gentiment mis à disposition par les internautes vidéomanes :
La première adaptation, c'est celle de 1925, par Rupert Julian.
1925 - Le fantome de l'Opera - Rupert Julian par Altanisetta
La seconde adaptation date 1943. Elle est due à Arthur Lubin
Bande-annonce Le Fantome de l'opéra - Arthur Lubin par Altanisetta
La troisième adaptation : 1962, Terence Fisher
Adaptation de 1989 : Dwight H Little
Il y a aussi la version de 1989, de Dario Argento. Je n'ai pas trouvé, sur les plateformes vidéotes d'échanges, d'extrait où il n'y a pas de scène d'horreur ou de sexe. Mes lecteurs iront s'abreuver tout seuls à ces sources obscures.
Quant à la version de 2004, de Joel Schumacher, on peut en voir le clip à cette e-adresse.
(c'est la version cinéma de la comédie musicale écrite par Andrew Lloyd Weber).
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dimanche, 24 janvier 2010
René Lalou : les témoignages sur la Guerre
J'ai trouvé le tome I de ce livre dans les affaires de mon grand-père. Publiée en 1946, L'histoire de la littérature française et contemporaine (1870 à nos jours) , de René Lalou, comporte d'assez beaux passages.
En voici un, que je recopie à l'usage de ceux qui trouvent amusant de lire un critique du milieu du XXème siècle sur la littérature "contemporaine".
Le chapitre « les témoignages sur la guerre » est émouvant, guirlande des traumatisés de 14-18 (cette guerre votée par des députés qui ne la firent point, mais continuèrent leur tranquille vie tandis que la jeunesse masculine française était envoyée à la boucherie).
Des soldats revenants, beaucoup écrirent, sans espoir.
La guerre de 14-18 a brisé beaucoup d’œuvres de jeunes écrivains qui commençaient, comme Alain-Fournier et son Grand Meaulnes ; elle a ensuite donné des raisons d’écrire à ceux qui n’en auraient pas eu l’idée sans elle.
phot Sara
I Le Feu, d’Henri Barbusse.
(NOTE d'AlmaSoror : Comment un homme traumatisé par les millions de morts de 14-18 peut militer pour une cause qui fera des millions de morts, le Communisme ? Mystère, mystère…)
« …des choses épouvantables faites par 30 millions d’hommes qui ne les veulent pas ».
L’œuvre « militariste » de Péguy et de Psichari n’était point inhumaine mais évoquait avec gravité des problèmes urgents. De même, le roman de guerre ne fut point, dans l’ensemble, belliqueux. Il aurait fallu être aveugle à la durée et à l’immensité du carnage pour oser s’en réjouir. Les livres qui, de 1914 à 1918, connurent la faveur du public montrent assez bien les fluctuations de l’opinion durant cette période : aucun d’eux n’est coupable de sacrilège envers l’humanité.
Gaspard ne dépasse pas la facilité superficielle qui caractérise toutes les autres productions de René Benjamin : tout y est conventionnel : la guerre et ses à-côtés, les combattants et leurs infirmières. Mais le caractère de Gaspard, marchand d’escargots rue de la Gaïté, Parigot blagueur et héroïque, est de ceux auxquels, depuis Gavroche toutes les sympathies sont acquises. En 1915, on réclamait une détente : on la trouva dans ce journalisme sans prétention.
En 1916 parut le livre qui fut le plus grand succès de librairie de notre temps : le Feu, d’Henri Barbusse. Vingt ans avant, Barbusse avait débuté avec un recueil de poèmes, les Pleureuses, où se manifestait une sensibilité prompte à s’émouvoir devant les nuances les plus fugitives de la réalité moderne, mais qui ne parvenait point à les traduire sous une forme définitive. Le poème La Lettre, si proche encore d’Henry Bataille :
Je t’écris et la lampe écoute.
L’horloge attend à petits coups
Je vais fermer les yeux sans doute
Et je vais m’endormir de nous…
montre assez clairement les bornes de ce lyrisme familier. Dans L’Enfer, Barbusse se posait en successeur de Zola, et ce roman renfermait de vigoureuses descriptions. Mais l’écrivain avait en même temps cédé au désir d’y dresser une espèce de somme philosophique de son époque. C’était là de sa part un contre-sens sur son propre talent : s’il existe des esprits pour qui les idées ne comptent que selon leur valeur abstraite, Barbusse représentait l’autre extrême. Il appréhende des idées leur rayonnement sentimental ; en face d’une notion intellectuelle, il déploiera toutes les notions d’un cœur généreux, jamais il ne la peindra dans son impartiale nudité. La pensée de l’auteur de l’Enfer égalait en simplicité celle de la Couturière qu’il a chantée :
Elle croit à la beauté,
Elle croit à l’harmonie,
Elle se sent infinie,
Les lèvres dans la clarté.
Nous avons rappelé l’énorme succès du Feu : peut-être le dut-il d’abord à son extraordinaire accent de sincérité ; pour la première fois un écrivain apportait à ses lecteurs, sans aucune interposition littéraire, la vérité, une description exacte de la vie dans les tranchées. Mais cette popularité ne fut point un triomphe de surprise : le Feu réunit en effet toutes les qualités du réalisme humanitaire de Barbusse. Dans ce « journal d’une escouade », il s’est presque toujours interdit de dépasser son expérience personnelle et le point de vue du simple soldat ; de là, l’intensité des pages où, racontant une journée sans incident, une corvée ou une attaque, il évoque avec le relief de leur précision concrète la durée, la boue, les instincts élémentaires. Son émotion, assez vibrante pour dédaigner tout artifice, ressuscite, avec une sympathie virile ou un humour attendri, ses compagnons de combat qui ne furent point des héros, mais, plus glorieusement, des hommes. Même l’âpre satire qui stigmatise la division de la patrie en « deux pays étrangers, l’avant et l’arrière », n’est point une opposition factice : elle naît de cent petits faits qui gardent leur force. Surtout elle est dominée par le sentiment poignant que, si les civils oublieront vite ce qu’on souffert pour eux les combattants, ces derniers eux-mêmes n’en garderont point une mémoire intacte : « on est plein de l’émotion de la réalité au moment, et on a raison. Mais tout ça s’use dans vous. »
Le Feu représentait la guerre dans toute son horreur, plus haïssable encore d’être peinte avec cette tragique sobriété. Barbusse eût failli à l’honnêteté en ne cherchant point quel remède éviterait le retour « des choses épouvantables faites par 30 millions d’hommes qui ne les veulent pas ». Quelques pages du Feu indiquaient nettement sa volonté de pacifisme : une aube d’espoir se levait sur ce champ de bataille sinistre. Il était donc inévitable que Barbusse apparusse à beaucoup d’anciens combattants comme un guide et qu’il lui fût impossible de se soustraire à cet honneur. Persuadé par l’exemple de Zola que le roman peut devenir un instrument d’apostolat politique, il écrivit Clarté où l’affabulation romanesque voile mal son dessein de démontrer que, selon la conclusion des Paroles d’un combattant, « la seule voix humaine qui s’harmonise avec la nature elle-même, la musique pensante de l’aube et du soleil, c’est le chant de l’Internationale ». Tout jugement sur la portée d’ouvrages comme Élévation ou sa biographie de Staline dépend de l’opinion que l’on professe envers l’activité de militant à laquelle il a tout subordonné ; mais ses plus violents adversaires ont dû reconnaître la générosité avec laquelle Henri Barbusse a servi jusqu’à sa mort la cause du progrès humain qu’il prenait déjà l’engagement de défendre dans les admirables Lettres à sa femme (1914-1917).
René Lalou
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