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jeudi, 24 juillet 2014

Esprit, qui peut t'enchaîner ?

« Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres »
Étienne de La Boétie

«The most potent weapon in the hands of the oppressor is the mind of the oppressed »
Steve
Bantu Biko

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Voici trois extraits du très intelligent texte de Ngugi wa Thiong'o, Décoloniser l'esprit, traduit de l'anglais kenyan par Sylvain Prudhomme et publié en France par La Fabrique éditions.

Page 30 :

Il y avait de bons et de mauvais conteurs. Les bons pouvaient dire et redire la même histoire sans jamais nous lasser. Il arrivait qu'ils reprennent une histoire racontée par un autre : elle semblait aussitôt plus vivante et plus haletante. La différence tenait au choix des mots et des images, aux inflexions de la voix, aux brusques changements de ton. Nous apprenions de cette façon le prix du vocabulaire et des nuances. La langue ne se réduisait pas à une suite de mots. Elle avait un pouvoir de suggestion qui excédait largement sa signification immédiate. Ce goût pour la magie du verbe étaient encouragé par des jeux, des devinettes, des calembours, des proverbes, des allitérations sans queue ni tête que nous débitions pour le plaisir des sonorités. Nous n'apprenions pas seulement le sens de notre langue, nous savourions sa musique. Le foyer et les champs étaient notre seule école maternelle, mais la langue de nos veillées nocturnes, la langue de notre communauté et la langue de nos travaux aux champs ne faisaient qu'un, c'est ce qui importe ici.

Par la suite j'allais à l'école, une école coloniale, et cette harmonie fut rompue.

Page 63 :

Les compradors au pouvoir ne redoutent rien autant qu'un soulèvement ouvrier et paysan. Pour peu qu'un écrivain propage l'espérance révolutionnaire au sein du peuple, il devient subversif. Ses écrits sont une menace, il risque la prison, l'exil ou même la mort. Trêve pour lui d'accolades nationales, d'honneurs, de vœux pour la nouvelle année ; il n'a plus droit qu'aux calomnies, aux diffamations, aux mensonges innombrables répandus sur son compte par la bouche de la minorité armée au pouvoir (c'est-à-dire à la botte de l'impérialisme) qui regarde la démocratie comme une menace. La participation démocratique du peuple à la conduite de sa propre existence, ou ne serait-ce qu'au débat concernant la conduite de sa propre existence, a toujours été considérée comme nuisible au bon gouvernement d'un pays et de ses institutions ; dans la mesure où elles sont celles du peuple, les langues africaines ne peuvent qu'être ennemies de l’État néocolonial.

Page 104 :

Un de mes livres, Détenu, porte le sous-titre "journal d'un écrivain en prison". Pourquoi "d'un écrivain" ? Parce que ma principale occupation sous les verrous fut l'écriture d'un roman. Caitaani Mutharabaini (Le Diable sur la croix) parut en 1980 chez Heinemann. C'était le premier roman écrit en kikuyu.

Au moment de mon arrestation, le 31 décembre 1977, outre mon engagement dans les activités du centre Kamiriithu, j'étais professeur et directeur du département de littérature de l'université de Nairobi. Je me souviens de mon dernier cours. C'était avec mes étudiants de troisième année. Au moment de nous séparer, je leur annonçai mon intention de reprendre l'année suivante une étude de l’œuvre romanesque de Chinua Achebe. Je voulais analyser, des premiers livres aux plus récents, l'évolution de la représentation de la petite-bourgeoisie, professeurs, soldats, policiers, catéchistes, contremaîtres, depuis le début du colonialisme jusqu'à leur accès au pouvoir et à leur responsabilité dans le naufrage du pays. En prévision de ce travail, je demandai aux étudiants de lire deux livres sans lesquels on ne peut à mon avis comprendre la littérature africaine : Les Damnés de la terre, de Frantz Fanon, et L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, de Lénine.

Cinq jours plus tard - exactement six semaines après l'interdiction de Ngaakika Ndeenda (Je me marierai quand je voudrai), j'étais enfermé comme prisonnier politique dans la cellule 16 de la prison de haute sécurité de Kamiti. La cellule du 16 allait devenir pour moi ce que Virginia Woolf appelait "une chambre à soi" et qu'elle considérait comme indispensable à l'écrivain. La mienne m'était fournie gratis par le gouvernement kenyan.

 

Décoloniser l'esprit, de Ngugi wa Thiong'o. Traduit de l'anglais kenyan par Sylvain Prudhomme. La Fabrique édition.

mardi, 29 novembre 2011

Un billet sur Mongo Beti ?

Jean Bouchenoire, que nos lecteurs n'apprécient pas tous, mais qi'ils lisent souvent avec fébrilité, nous livre ses réflexions alors qu'il est plongé dans la lecture de l'écrivain franco-camerounais Mongo Béti.

Pour donner un contrepoint passionnant à son nationalisme identitaire militant, nous mettons après son article quelques extraits d'une entrevue d'Edouard Glissant à la fin de sa vie, empruntée au journal Télérama, ainsi qu'une vidéo de l'INA le montrant en 1957.

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Un billet sur Mongo Beti ?

Pourquoi ? Parce que j'ai lu, ces dernières semaines, la passion au coeur, un violent enthousiasme au ventre, une exaltation profonde du cerveau, L'histoire de l'Afrique de Joseph KI-Zerbo, et ensuite une bonne partie de l'oeuvre protéïforme mais unifiée sous le drapeau de l'intelligence combattante et de la liberté bien-comprise, de Mongo Béti le bien-nommé.

Un extrait de l'hommage de Bernadette Ngono, sur le site d'Aircrige:

"En 1939, alors qu'il a 7 ans, son père est assassiné à Mbalmayo, son corps jeté dans le fleuve. Qui a commis ce meurtre? On ne l'a jamais su. Sûrement un homme décidé à briser l'élan de ce nègre entreprenant. C'est donc en orphelin qui s'attache à respecter les voeux de son père qu'Alexandre entre en 6ème au petit séminaire d'Akono, dans la lointaine banlieue de Yaoundé. Il y est pensionnaire, apprécie l'enseignement général qu'il y reçoit des pères blancs, mais manifeste déjà une insoumission aux obligations religieuses. Car l'adolescent est conscient de ce que son peuple est entrain de perdre bien plus qu'il ne reçoit: les valeurs culturelles sont déniées, les rites ancestraux sont interdits, les foyers à destination des jeunes fiancées, appelés "sixas", sont plutôt des pourvoyeurs en main d'oeuvre gratuite pour les missions. On connaît ce conflit qui a déchiré des générations d'Africains: "ce qu'on apprend vaut-il ce qu'on oublie?", or ici, on est forcé à l'oubli tout en souhaitant apprendre. Les pères blancs géreront ce conflit à sa place en l'excluant de leur établissement dès la fin de la classe de 5ème".

De Mongo Beti on peut lire la Ville cruelle (publié sous le nom d'Eza Boto) et le Pauvre Christ de Bomba.

Sans haine et sans amour : Mongo Béti donne le coup d'envoi à son oeuvre aux titres qui éblouissent, aux personnages qui savent être à la fois charnels et emblématiques.

Ville cruelle est un premier roman, c'est à la naissance d'un écrivain qu'on assiste.

Le pauvre Christ de Bomba c'est la prolongation d'un style qui s'éveille, d'une langue qui s'approfondit, d'une pensée qui se cache derrière les belles histoires pour mieux illuminer de sa clarté tranchante les cerveaux endormis des lecteurs télévissés. Le pauvre Christ de Bomba fait scandale. Et nous, si nous disions ce que nous vivions au quotidien, sans ambages, nos haines recuites, nos humiliations, notre stupéfaction d'être vendus par nos gouvernants, notre ahurissement devant l'arrogance de ceux qui viennent manger dans notre assiette et nous cracher ensuite à la figure, nous ferions bien scandale, nous aussi.

Quant à son livre Main basse sur le Cameroun, il lui a valu de nombreuses persécutions par les élites camerounaises et françaises.

Ce qui m'amuse aujourd'hui, mes amis, c'est que les Français nationalistes, qui veulent défendre leur pays et rester fidèles à leur propre histoire, faite d'errances et de lumières, subissent l'acharnement qu'ont subi les écrivains et militants africains au cours du XX° siècle, un acharnement de la part de leurs propres élites, et un mépris haineux de la part de ceux qui veulent les remplacer, les convertir, les coloniser en prenant leur place sur leur terre.

Les identitaires français d'aujourd'hui n'ont plus qu'à lire avidement les grandes oeuvres des écrivains d'Afrique noire qui, avec des idées différentes, des théories contradictoires, des visions opposées les unes aux autres, ont posé leur pierre littéraire, souvent accompagnée d'un paiement en nature, via de minutieuses et incessantes persécutions, à la libération de leur peuple.

Etrange ironie de l'histoire, que ceux pour qui ils écrivaient, pour les libérer de l'Europe, s'agglutinent en Europe quand leur pays est libéré politiquement. Etrange ironie de l'histoire que les identitaires français d'aujourd'hui s'insurgent contre les impérialistes et immigrationnistes de tous les temps pour mieux affirmer le droit à se sentir en France en pleine Île de France.

Car ce que l'élite française a fait dans ses colonies, elle le fait aujourd'hui sur le sol hexagonal. Détruire les maisons pour fourguer tout le monde dans des barres d'immeubles d'une laideur auparavant inégalée, dresser les uns contre les autres, favoriser l'explosion des familles, détruire les liens qui tiennent les gens entre eux, casser toute tradition, toute idée susceptible de constituer un barrage contre la grande soupe qu'ils veulent faire de la France, interdire via le Centre National du Cinéma, qui autorise et sanctionne toute la production cinématographique du pays, toute expression populaire digne, et surtout, culpabiliser à outrance ceux qui s'opposent à la nouvelle France multiculturelle, en les présentant comme l'incarnation du Mal Absolu : le fascisme. (En quoi donc, mes dieux ! la lutte pour rester soi-même face aux bulldozers financiers et aux mammouths politiques se rapprocherait du "fascisme"?)

Et je sais que vous ne serez pas d'accord avec moi, million d'amis, milliard de frères, nuage déployé d'humains. Mais je chante sur le blog d'AlmaSoror tant que sa tenancière m'y autorise, et je vous ai dit ce que je pense en profondeur des invasions barbares, qu'il s'agisse de celle des légions romaines en Gaule, de celle des administrations européennes en Afrique et de celle des hordes d'immigrés en France.

Jean Bouchenoire, qui vous salue.

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Photos de Jean Bouchenoire par Mavra Nicolaievna Vonogrochneïeva


En guise de réponse à Jean Bouchenoire, des extraits d'une entrevue donnée par Edouard Glissant avant sa mort (2011), et une vidéo de lui datant de 1957

 

Extrait de l'interview téléramesque qu'on peut lire ICI

Dans ces moments-là, on devient un homme révolté ?


Quand on est militant, on n’est pas révolté. Le révolté est impuissant. Le militant, lui, sait quoi faire, ou du moins il le croit. En tout cas, il a de quoi faire.

 

(...)

 

Votre engagement militant, vécu très librement, hors des partis, n’a jamais éteint votre création. Vous avez toujours lié poétique et politique, certain que la première précédait en général la seconde. Mais avez-vous craint, un moment, que le combattant anticolonialiste prenne le pas sur le poète ?


Le militant peut devenir féroce, cruel. Il peut devenir aveugle et se briser intérieurement. J’ai fait attention à cela. De telles déformations proviennent de l’obligation pour un militant d’adopter sans réserves son dogme, de bâtir son idéologie. Les nécessités de sa lutte ne lui laissent pas le temps d’envisager des problématiques. J’ai connu des militants qui souffraient de cet état.

(...)


Poétique et politique ont parfois du mal à s’accorder. Votre ami Patrick Chamoiseau, prix Goncourt 1992 pour Texaco, a dit combien il pouvait être dur d' « écrire en pays dominé » : « Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes ? » (Ecrire en pays dominé, éd. Gallimard, 1997.) Avez-vous eu le sentiment – l’avez-vous encore ? – d’« écrire en pays dominé » ?


Je ne suis pas d’accord avec Chamoiseau. Comme l’a remarqué Frantz Fanon, on peut être dominé de plusieurs manières. Si on est dominé par une détérioration intérieure, c’est-à-dire si l’être lui-même est déconstruit en profondeur, et s’il accepte ou subit passivement cette déconstruction, alors, effectivement, on ne peut pas écrire. Ecrire, c’est souffrir sa liberté. Un être dominé, assimilé, ne produira qu'une longue plainte aliénée.
Si on est dominé dans la vie sociale et quotidienne, mais en gardant toute sa puissance d’imaginaire, c’est autre chose. Quand le Martiniquais ne peut s’imaginer autrement que comme français, c’est son imagination qui est détruite ou déroutée. Mais même dans cet état d’aliénation, son imaginaire persiste, s’embusque, et peut à tout moment lui faire voir le monde à nouveau. Et moi, je lui dis: « Agis dans ton lieu, pense avec le monde. »

 

Ce que vous reprochez à la France, c’est sa propension à faire la morale à la terre entière ?
Je ne reproche rien à la France. Mais voyez l’expression « la-France-patrie-des-droits-de-l’homme ». Cela n’enlève rien à la grandeur de ce pays, mais cette expression, à mes yeux, n’a pas de sens. Les droits de l’homme, de la femme, de l’enfant, ont des variantes tellement relatives sur la surface de la Terre. Dans certaines tribus précolombiennes, on organisait le suicide rituel des vieilles personnes qui ne pouvaient plus suivre le groupe dans son nomadisme. Le vieux qui ne pouvait plus ni bouger ni travailler et qui menaçait l’équilibre et la vie de la communauté finissait sa vie dans un suicide rituel, au cours d’une grande cérémonie festive. C’était le dernier service qu’il rendait et c’était la dernière joie qu’il partageait. Au nom des droits de l’homme, un Occidental dira que cette pratique était profondément inhumaine, et de son point de vue, il aura raison, sans voir cependant que, chez lui, dans les rues des grandes villes, des centaines de gens meurent sur les trottoirs dans des conditions infiniment plus inhumaines et dégradantes, parce qu’ils ne peuvent plus ni bouger ni travailler.
Comment définir les droits de l’homme de manière réellement « universelle » ? Mettre en apposition les diverses conceptions des humanités – ce que j’appelle une « poétique de la relation » – serait beaucoup plus profitable à tous. En France, la colonisation a été justifiée, au départ, au nom de telles idées « universelles ». Au nom d’une mission civilisatrice à laquelle Jules Ferry et beaucoup d’hommes de gauche ont sincèrement cru. Il s’agissait de répandre sur le monde les idées des philosophes des Lumières du XVIIIe siècle, mais l’exploitation des matières premières et des produits manufacturés restait la seule nécessité.

Edouard Glissant