samedi, 10 février 2018
Ô bourgeois, d'où viens-tu, où vas-tu, est-ce que tu existes encore ?
Ci-suit un texte de Régine Pernoud, tiré de son Histoire de la bourgeoisie en France, datant de 1960 (l'ouverture du premier chapitre en fait).
Mais auparavant, voici la liste des billets de ce blog s'intéressant à cet être insaisissable, envié, haï, qui souvent ne se reconnaît pas lui même, le bourgeois.
Le bourgeois à travers des billets almasororiens :
Puissance et décadence de la bourgeoisie
1007-2007 : La fortune d'un mot
Caste, classe : le théâtre de la distinction sociale
Le monde des lettres françaises au XIXème siècle, décrit par Romain Rolland
Vanité des arts, vides esthétiques, vacuité des audiences
A propos d'Hommes sans mères, de Mingarelli
La triste et tendre vie de Franz Schubert
Ultra-conservateurs et ultra-libérés, vos enfants ne connaissent-ils pas la misère intérieure ?
Fleuve littéraire, tu nous emportes
Apéro-dînatoire chez les voisins
Jules Vallès : saisissant portrait par René Lalou
La recherche de l'absolu et son inversion contemporaine
Ainsi débute le premier chapitre de L'histoire de la bourgeoisie en France, de Régine Pernoud :
« C'est dans une charte de l'an 1007 qu'apparaît pour la première fois le mot : bourgeois, burgensis, promis à une si étonnante fortune. Ce terme qui deviendra typiquement français, au point que ses traductions dans les langues étrangères ne seront jamais qu'approximatives (l'Allemand Sombart dut se résigner à intituler Der Bourgeois sont étude sur le sujet) a une racine germanique. Durant le Haut Moyen Âge, le burg, c'est le lieu fortifié, et de là vient burgensis, celui qui habite un burg, une place forte ; mais déjà au XI°siècle, le burgensis, bourgeois, n'est plus que : l'habitant de la ville, et la ville n'est plus nécessairement un lieu fortifié. Le terme a pris les deux sens qui lui seront conservés dans notre langue : celui de cité fortifiée ou au contraire de groupe d'habitations situées en dehors des remparts, - autant dire qu'il désigne déjà ce que le français bourg devait désigner par la suite : une agglomération urbaine, petite ville ou gros village, un faubourg.
Il est curieux de pouvoir ainsi assigner une date de naissance à un mot dont l'évolution devait être par la suite à la fois si riche et si troublée, au point que ses définitions retiennent aujourd'hui l'attention des sociologues et des historiens et que des études entières lui sont consacrées. Cette date n'est évidemment fixée que de façon très provisoire et selon l'état actuel de la documentation ; la découverte d'actes plus anciens peut la faire reculer. Ce n'en est pas moins, à quelques années près, un jalon dans notre histoire sociale. Elle est contenue dans une charte émanant du comte d'Anjou Foulques Nerra qui, en l'an 1007, établit un « bourg franc » auprès de l'abbaye de Beaulieu, près de Loches ; cela signifie qu'il déclare inviolable un territoire défini aux confins de cette abbaye, qu'il affranchit ses habitants de toute servitude, interdit à l'abbé de les soumettre à une taille, c'est-à-dire à un impôt quelconque, et fixe d'autre part les amendes qu'encourent les habitants de ce bourg s'ils viennent à s'insurger ; c'est dans ce dernier paragraphe qu'il est question des bourgeois : « Si contra monachos burgenses insurrexint..., si les bourgeois s'attaquent aux moines ou à leurs serviteurs et s'emparent de leurs biens, ils paieront une amende de soixante livres ». (Note : cité par Henri Pirenne dans son étude : Villes et Institutions urbaines)
Ainsi, la première fois que le bourgeois fait irruption dans un texte, ce texte est destiné à prendre des garanties contre lui : « « Si contra monachos burgenses insurrexint..., si les bourgeois s'insurgent contre les moines ». Visiblement, on ne le considère pas sans méfiance, et l'on prévient des réactions violentes de sa part. Sans vouloir forcer les conclusions, il faut bien admettre que l'arrivée dans la société féodale d'un être dont le mode de vie tranchait sur ce que l'on connaissait alors ne pouvait que poser des problèmes. L'histoire de la bourgeoisie à son origine est fait précisément des solutions diverses qu'on a données à ces problèmes.
Ceux qui comptaient mettre à profit les bonnes dispositions du comte d'Anjou et devenir « bourgeois » de Beaulieu, qui étaient-ils ? Que voulaient-ils ? Et pourquoi les menaçait-on d'une amende au cas où ils s'insurgeraient ? Nous avons vu le cas d'un Godric quittant la maison et la terre paternelles pour gagner sa vie dans le commerce, celui d'un Lanstier d'Arras, primitivement attaché à l'abbaye de Saint-Vaast, faisant des opérations pour son propre compte ; combien d'autres, à leur exemple, ont cherché en cette époque de forte natalité à gagner leur vie autrement que par le travail de la terre, soit en exerçant un métier, soit en vivant de l'échange et non de la production directe. Tous ces êtres, quels qu'ils fussent, avaient un trait commun : leur place n'était plus, ne pouvait plus être sur le domaine seigneurial où leurs parents avaient vécu, où eux-mêmes étaient nés. C'est à leur intention, par eux, ou en tout cas pour eux que se créaient les « bourgs francs ». Avec eux s'instaurait une économie nouvelle, différente de l'économie domaniale qui caractérise le Haut Moyen Âge et qu'il faut d'abord connaître pour apprécier ce qu'apportait de nouveau l'existence du bourgeois ».
Régine Pernoud, Histoire de la bourgeoisie en France - des origines aux temps modernes. 1960 Editions du Seuil
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mercredi, 19 août 2015
Nos fiefs à venir
photo Sara
« Trait tout à fait remarquable de la société féodale : chacun y est pourvu d'une fonction déterminée, qu'il doit exercer en personne. Chaque état comporte un certain nombre d'obligations, avec des droits correspondants, les uns et les autres fixés par la tradition et la coutume, ce qui laisse peu de place à l'arbitraire. Les trois ordres sociaux – très différents en cela des « classes » sociales de notre époque – représentent, autant et peut-être plus qu'une hiérarchie, une division du travail : le seigneur a la tâche de gouverner et de protéger son domaine, auquel il doit le service de ses armes et parfois de son sang ; le clergé doit prier et instruire ; le paysan et l'artisan doivent assurer les nécessités de la vie matérielle. L'ensemble représente un échange de services, qui tous doivent être fournis personnellement : le seigneur n'a pas le droit d'abandonner sa charge, pas plus que le serf sa terre ; il doit en personne rendre la justice, combattre pour la défense du fief, ou administrer ses vassaux. Il ne possède pas la propriété du domaine au sens où nous l'entendons aujourd'hui, car il n'en est pas le seul maître, et se trouve tenu à la fois par la coutume qui impose des obligations précises vis-à-vis de ses subordonnés, et par l'autorité de son suzerain auquel il doit compte de ses actes. Il n'a pas alors la possibilité, comme cela se passera sous l'Ancien Régime, de se borner à percevoir ses redevances en se reposant sur un fonctionnaire ou un fermier du soin de faire valoir le domaine. Et il en est ainsi de tous les détails de la vie féodale : c'est par l'effort personnel qu'il fournit que chacun peut bénéficier des avantages attachés à sa position, cela, à tous les degrés de l'échelle sociale. Détail significatif : ce que l'on nomme alors « fief » est l'ensemble des droits dont jouit une personne déterminée – droits toujours fixés par la coutume – le terme n'étant pas du tout restreint au domaine seigneurial comme nous l'entendons de nos jours (son « fief » pourra n'être, pour un mendiant, que le morceau de pain ou de fromage qu'il recevra au monastère où il vient quêter). Or de ce mot fief, feodum, représentant le bénéfice, si minime soit-il, attaché à chaque état, la société féodale a pris son nom ».
Régine Pernoud
Les origines de la bourgeoisie. Presses Universitaires de France - 1947
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