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jeudi, 12 février 2015

Le fils de Dieu, l'horloge et l'église

Il paraît que Mara a demandé à sa mère ce matin, sur le chemin de l'école maternelle : "Maman le fils de Dieu, il a fait quoi, lui, dans la vie ?"

Bonne question, ma petite chérie.

Il a commencé à apprendre le métier de charpentier avec son père, mais très vite il s'est rendu compte qu'il préférait traîner dans les rues et sur les routes avec ses potes.

Il chicanait souvent face aux remontrances des autorités religieuses et civiles, tentant de contredire leur autorité et d'affirmer son point de vue.

Cela s'est mal terminé.

Moralité : si tu veux rester vivant au-delà de trente-trois ans, te tenir à l'écart de la prison et de la torture, et connaître l'estime de tes contemporains et la prospérité, étudie et travaille comme on te le demande.

Cette question matinale et charmante d'une fillette arrive à point nommé dans ma vie. Avant-hier en effet (mardi), je suis entrée dans l'église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle à Paris pour prier ce fameux fils de Dieu à l'écart des bruits de la ville.

Une messe était célébrée. J'arrivais au commencement du sermon. Je m'agenouillai, me joignis à l'Assemblée, qui comptait deux personnes : je fus la troisième. Le prêtre disait qu'en amour, il fallait se donner sans se reprendre.

Je chantai les réponses, assistai avec recueillement à la consécration, échangeai le baiser de paix avec les deux autres ouailles et le prêtre.

Celui-ci me dit à voix basse : "je ne vous donne pas la communion car vous êtes arrivée en retard".

Pendant qu'il retournait à l'autel, je m'enfuis, le laissant avec son assemblée arrivée à l'heure, comprenant deux personnes d'un certain âge.

Dehors, la morsure du froid me secoua. J'imaginais que le Christ revienne et passe par là, voit une église, entre, écoute le sermon sur l'amour inconditionnel et s'approche de la table où l'on offre son propre corps. J'imaginais que le prêtre lui refuse une parcelle de lui-même au motif d'un retard et j'éclatais de rire dans la rue de la Lune.

 

 

dimanche, 28 avril 2013

Lorenzo

 Bouloi.jpg

 J'avais peur, très peur en montant l'escalier de la rue du Bouloi.

J'avais traversé la ville, apparemment en sweatshirt, jean et basket ; en réalité enveloppée d'un long manteau de peur, dans une matière noire comme la mort, aux boutons rouges sang qui oppressaient ma poitrine, aux vastes pans qui enserraient mes jambes, interrogeant sans cesse ma mère qui se lassait de répondre à mes questions et m'intimait l'ordre, l'ordre étrange et impossible, de l'embrasser comme si de rien n'était.

À ma droite, ma petite sœur et ses longs cheveux blonds, son sourire désolé d'avoir quitté ses poupées, sa joie devant les scènes de rue du dimanche. Qui pouvait savoir qu'elle filerait un jour dans le Thalys, vers la Bruxelles européenne, un téléphone de femme d'affaire entre les mains ? Entre nous deux, le gros bébé aux boucles craquantes, aux joues rebondies entourant une grosse tétine que suçait sa bouche angélique, ne laissait pas deviner le lionceau facétieux qui couvait, encore moins le jeune lion impérieux et incontrôlable qui hanterait les nuits parisiennes de ses coups fourrés quelques années plus tard.

- Mais si ça se voit sur son visage ?

- Embrasse-le comme si de rien n'était.

Comme si de rien n'était. Je ne me souviens plus de l'étage auquel se trouvait l'appartement, combien de marches j'ai gravi. Mon cœur et mon pas ne faisaient qu'un. En haut, m'attendait un homme condamné à mort qui partait pour toujours.

Dans l'appartement où je suis née, et dont mon père était parti depuis déjà longtemps, je les entendais prononcer le mot effrayant, tous les amis de ma mère.

Cousins de l'Ouest, pleurant un suicide fraternel, une maison d'ancêtres vendue, cousins sous-diplômés traînant leurs noms à rallonge, leurs douceur malheureuse dans les rues du centre de Paris, les poches trop vides, des poches aux yeux.

Amis issus d'un monde ouvrier montés un peu dans l’implacable hiérarchie sociale ; trop peu habitués au ski à Mégève et aux brunchs de la rue Montorgueil, il préféraient venir frotter leurs tailleurs et costards trop récemment coupés aux vieux meubles en ruines du 13 boulevard du M., que de tenir la dragée haute chez les fringants bourgeois.

Fringants bourgeois aussi venaient jusqu'à nous, charmants, heureux, loufoques pendant les fêtes et sages au travail, trop beaux pour être honnêtes, trop honnêtes pour être beaux, trop sensibles pour être bourgeois, trop bourgeois pour dérailler, sympathiques par dessus tout et chaleureux à leurs heures, capables de vannes impitoyables et de rires merveilleux, mais toujours rattrapés par les exigences sociales au moment de franchir le Rubicon.

Cousins déchus, amis timides, idoles fringantes, toute cette faune passant et repassant à la maison, faisant des efforts pour ne pas succomber à cette panique d'avant les campagnes de sensibilisation.

J'avais entendu des gens en parler à l'école ; le journal Okapi que lisaient de jeunes voisins de mon âge, avait publié dans son courrier des lecteurs quelques lettres désespérés d'enfants hémophiles et « atteints », renvoyés de l'école ou interdits de s'asseoir à côté des autres enfants. La France d'avant les campagnes de sensibilisation se montrait parfois – souvent - sous ce jour cruel.

Le Sida, donc.

Le mystère de l'homme très brun se dévoilait. Celui qui demandait, candide, à ma mère intriguée : « Mais pourquoi, vous, femmes perdez-vous toute personnalité dès lors que vous vivez avec un homme ? » ; l'ami de l'oncle pas marié ; le peintre basané qui ne nous traitait jamais comme des enfants, mais comme de jeunes chats qu'on laisse passer entre les meubles et qu'on caresse de temps en temps. Le secret de celui dont nous mesurions l'étrange étrangeté nous était révélé. Il était homosexuel. Il avait le sida. Il retournerait mourir en Colombie.

Et nous allions le voir pour la dernière fois.

- Et si on voit vraiment qu'il est malade ?

- Embrasse-le comme si de rien n'était.

- Mais qu'est-ce qu'il va dire ?

- Il ne dira rien.

Les deux petits se disputèrent pour frapper à la porte en haut de l'escalier.

L'oncle ouvrit. Nous entrâmes.

Terne et morne à force d'être concentrée, j'embrassai quelques personnes oubliées depuis – dont une femme aux longs cheveux bouclés qui portait un bracelet afghan - et me plantai devant Lorenzo.

Il était archangélique et comme avant, il flottait dans de larges pantalons de soie beiges, bruns, tachetés de rouge carmin. Sa voix douce, dans laquelle flottait l'accent du castillan de Colombie, me salua et son regard plongea dans le mien.

- Il sait que je sais, pensai-je, les yeux plantés dans ses yeux, fixement.

En tendant mes joues et mes lèvres, j'embrassai à la fois la beauté et la mort.

Fière de ma victoire, je me tournai vers ma mère qui ne me regardait plus. Elle avait confiance en moi. Quelques minutes plus tard, dans une zone indistincte entre la cuisine et la salle à manger, je chuchotais à l'oreille de la dame au bracelet que j'avais déjà vue et dont je ne sais plus le nom : « Je l'ai embrassé comme si de rien n'était !» Elle me sourit et me pressa l'épaule.

Au moment de passer à table, Lorenzo s'asseyait là-bas, à côté du mur. Je fus prise d'un vertige. Je me précipitai pour me mettre à côté de lui avant qu'un autre prenne la place.

Je vérifiai s'il n'était pas agacé par mon audace. Ce vague sourire lointain et ses yeux d'étranger, il les inclina vers moi.

Le Christ a vaincu le monde et ceux qui ont touché sa plaie n'ont-ils pas leur part de gloire mystique ? Lorenzo le mourant planait au-dessus du monde et je siégeais à sa droite. Il me passait les plats et je frôlais sa main. Aucune parole ne fut échangée entre nous durant ce repas, juste des plats, des regards et des sourires.

Les adultes parlèrent longtemps après le déjeuner. Nous, les trois enfants, nous sombrions dans l'ennui. Je ne me souviens plus de l'au-revoir, du départ.

Il repartit dans son pays des Andes sauvages et des bidonvilles baignés de soleil, et ne revint jamais.

On nous appris sa mort lointaine, sa mort exotique, une mort impalpable. Il était devenu aveugle, un film avait été tourné sur sa vie.

Depuis ma mère et l'oncle ont cessé de se voir. Mais j'ai remonté l'escalier de la rue du Bouloi.

En entrant dans la chambre d'hôpital où l'amie (ne) pleurait (pas) son pied happé par un train, je savais que je montais l'escalier de la rue du Bouloi, et mon cœur et mon pas ne faisaient qu'un. En passant la frontière bolivienne, le dossier judiciaire d'un chef du Sentier lumineux de la région de Cuzco sous le bras, que parcoururent d'yeux soupçonneux des douaniers manifestement analphabètes, quand l'image des prisons boliviennes m'apparut à l'esprit et que je compris la folie que j'avais entreprise, je montais à nouveau l'escalier de la rue du Bouloi. À mes côtés, une compagne de voyage innocente babillait sur les produits détaxés sans savoir...

Aux côtés de C. agonisante, reconnaissant dans ses râles et au creux de ses yeux les signes de l'agonie finale que j'avais lus le matin même sur wikipédia, je tenais sa main déjà froide et je voyais l'escalier de la rue du Bouloi.

À d'autres moments encore, j'ai monté cet escalier et mon cœur et mon pas ne faisaient qu'un.

Quand j'ai rencontré sur ma route la beauté stupéfiante du monde, la profondeur abyssale de la solitude, la terreur panique de l'amour ou l'angoisse captivante de la mort, j'ai senti que ma main frôlait Lorenzo. La mort comme l'amour est un baiser. Comme la mort, l'amour est un brasier. Nous les attendons comme des enfants avides et nous les fuyons comme la peste.

La splendeur de la mort m'a été offerte par Lorenzo ; depuis, j'ai entrevu d'autres beautés vénéneuses. Il est des escaliers en haut desquels m'attendaient des initiations et que je n'ai pas gravis. Il est des caresses que j'ai fuies, de peur qu'elles laissent mon corps en ruines. Toutes les morts m'attendent, de l'autre côté desquelles les renaissances font si peur. Toutes les morts m'attendent encore.

 

28.4.13, Edith

 

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