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Ce zinc blogal est tenu par Edith de Cornulier-Lucinière et Kévin Mozloviet. Cocktails sans salamandre (légaux ou illégaux, frelatés à l'indicible ou à l'aménité parfois). Distillation des eaux de vie dans le garage.
« Celui que rien n'enrôle et qu'une impulsive nature guide seule, le passionnel complexe, le hors-la-loi, le hors-d'école, l'isolé chercheur d'au-delà. » Zo d'Axa
"En tout esclave consentant à sa servitude est un maître qui sommeille. Qui obéit volontiers à plus fort que soi est prêt à imposer à plus faible sa volonté" Manuel Devaldès
Il y a quelques années, David Hamilton, dont les photographies sont très belles, s'est suicidé suite à des accusations publiques et au désormais traditionnel tribunal médiatique. Je reconnais toute l'immonde salacité des vieux dégueulasses, qui n'étaient d'ailleurs pas si vieux lorsqu'ils sévissaient, mais pourquoi soudainement vouer aux gémonies des idoles qu'on a encensées exactement pour la même raison, c'est à dire pour une sulfureuse licence sexuelle ? Adulation et surtolérance ne sont que l'autre face de la détestation et de l'intolérance : l'expression de la lâcheté et d'une absence absolue de discernement.
Le monde entier est devenu une grande ligue de vertu. Mais il ne s'y trouve pas plus de morale et de Bien qu'hier...
Une photo d'Hamilton :
(La sieste, de David Hamilton)
Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible, Dont le doigt nous menace et nous dit : » Souviens-toi ! Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroi Se planteront bientôt comme dans une cible,
Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ; Chaque instant te dévore un morceau du délice A chaque homme accordé pour toute sa saison.
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde Chuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois, Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor ! (Mon gosier de métal parle toutes les langues.) Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !
Souviens-toi que le Temps est un joueur avide Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi. Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi ! Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.
Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard, Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge, Où le repentir même (oh ! la dernière auberge !), Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »
Ballade, ballade, Que vas-tu nous chanter Quand la nuit descend dans la moiteur d'été ?
Insomniapolis, La ville où les amants avides du sommeil Passent leur exil - Arthurs Rimbauds dégénérés, violeurs d’Éthiopies !
Quelle est cette danse qui tient mon corps en transe ?
Je suis solitaire et vous ne me connaissez pas. Voici que vient l'heure de la douceur et des grillons, Mais mes pas, même lents, trébuchent sur la pierre Et j'ai le vague à mon âme isolée, Île de désolation à la lagune en cœur brisé.
Exode, exil, j'ai laissé ma vie, ma ville grouillante, la plus riche cité. Dans son amplitude, ma solitude avale l'espérance et la charité. Je suis trop près de la mer pour la foi du charbonnier Et les marins partis ne prient plus pour mon cœur. Paris c'était la vie, la vile, la ville Je ne sais pas lui pardonner de m'avoir laissée la quitter.
Parade, parade, Que vas-tu nous danser Quand le zénith descend le long du jour brûlé ?
La nécropolis, Cité célibataire où le buveur d'amour Abreuve son joug - Baudelairien désespéré, charmeur d'aliénées !
Tiens, d'où vient ce chant qui altère mon ouïe ?
Moi, velléitaire, et vous qui ne me voyez pas, Voici l'air qui sonorise un bateau d'oxygène. N'est-ce pas, même lent, le chant de la sirène, Au fond du flot, sa voix immaculée Pousse la complainte tendre au cœur brisé dans ses lacunes.
Exsangue exil, j'ai lassé la vie, la ville bruyante, la folle magnanime, Dans ses turpitudes, d'habitude, j'arborais la chance et la probité. Je suis trop loin : l'autoroute a nargué ma péninsule Et mes amis enfuis méprisent ma pendule. La baie de Cayola, c'est l'aune, c'est là ! Je ne peux pas lui pardonner de m'avoir laissée la rejoindre.
Voici la synthèse de la conférence que j'ai donnée ce matin à mes étudiants - la première de l'année. Elle s'intitule L'invitation au voyage, parce que j'aime ce poème de Charles Baudelaire et parce c'est le jour où j'ouvre les portes sur les salles que nous arpenterons ensemble, plus en profondeur, au cours des conférences à venir.
C'est la troisième année que j'avance ainsi, face à ces étudiants étrangers, de toutes origines, et dont l'accès au subtil français est inégal encore.
Quant au blog de mon cours, encore en construction, il se consulte à cette adresse...
L'esprit de ces conférences
Je voudrais vous inviter à voyager dans le monde littéraire enfantin de France. Je ne ferai pas une histoire exhaustive de la littérature enfantine, ni de l'édition à destination de la jeunesse. Ce n'est pas, non plus, une conférence historique ni sociologique, ni d'histoire de l'art, même si nous voyagerons dans l'histoire et dans la société française, même si nous découvrirons de grands artistes – peintres, musiciens, écrivains, graveurs, cinéastes...
Mon projet est de vous ouvrir des portes sur l'univers littéraire enfantin, de vous faire découvrir quelques œuvres emblématiques, quelques auteurs intéressants, quelques personnages bien-aimés des enfants.
C'est souvent le plus difficile pour un adulte qui arrive dans un pays étranger : il peut vite apprendre la culture adulte, mais que sait-il des aspects enfantins ? Et pourtant, quel univers mieux que celui de l'enfance peut refléter, irradier, nourrir une société ? Voici une initiation... Elle a vocation à lever le rideau sur un monde fourmillant d’œuvres. Celui qui s'intéresse à ce monde devra poursuivre le voyage seul, ou en d'autres compagnies...
Comme le sujet de notre séminaire nous y invite, nous verrons ensemble beaucoup d'images, de films. Nous aurons aussi l'occasion d'écouter des compositions musicales, des chansons, et de lire des extraits de textes.
Le Moyen-Âge
Le moyen-âge, qu'est-ce que c'est ? Un chapelet de siècles qui se ressemblent si peu les uns aux autres. Quelle obscurité d'esprit ont eu ceux qui ont inventé cette expression, pour parler d'un monde qui naît lorsque meurt l'empire romain d'Occident, en 476, et meurt avec la fin de la douloureuse et meurtrière guerre de 100 ans, alors que Gutemberg invente l'imprimerie, que les Espagnols se libèrent du joug musulman, et que l'Europe affrète ses vaisseaux vers un Nouveau-Monde qui ne l'attend pas. Si le mot de moyen-âge paraît faible ou faux, l'adjectif médiéval ne manque pas de charme. Il évoque les cathédrales, les jongleurs et les troubadours, le temps où la France était en train d'éclore. La « langue française » n'existait pas mais elle se créait peu à peu.
La littérature enfantine française prend sa source dans ce moyen-âge. La littérature enfantine, vraiment ? Existait-elle déjà ?
Dans les sociétés traditionnelles, les adultes et les enfants écoutent ensemble les mêmes histoires : chacun comprend l'histoire selon son âge. Ainsi la Bible, le Roman de Renart, les contes d'Europe comme d'ailleurs ne visaient pas un public restreint, mais toute la société, les adultes et les enfants. La littérature spécialisée pour les enfants est tardive.
Mais si les romans et les contes de jadis n'étaient pas spécifiquement destinés aux enfants, ces derniers y avaient accès au même titre que les adultes. Ainsi, contrairement à la « littérature générale » d'aujourd'hui, qui s'adresse exclusivement aux adultes, ces œuvres se voulaient universelles.
Au VIII° siècle...
Au VIII° siècle, Alcuin, moine anglais, sort de son monastère pour un voyage européen. Il rencontre l'empereur Charlemagne, devient l'un de ses conseillers. Il est l'auteur des premiers livres diffusés en direction des élèves de tout l'empire, dont la Gaule formait une grande partie.
Charlemagne, subjugué par sa culture, lui demande en effet de réformer et d'organiser l'instruction dans le royaume carolingien. Alcuin se rend à la cour d'Aix la Chapelle (aujourd'hui en Allemagne), instruit le roi, les jeunes aristocrates de la cour, mais rédige également des manuels scolaires à l'usage de tout l'Occident. Ces élèves pouvaient être des adultes, mais étaient le plus souvent de jeunes enfants confiés aux monastères, lieux d'enseignement et de culture.
Ce sont les premiers "manuels scolaires" rédigés à l'intention des enfants qui ont circulé dans ce qu'on appelle aujourd'hui la France. Ils sont en langue latine.
Il s'est efforcé de plaire aux jeunes, comme on le voit dans cet exercice de mathématique :
"Un escargot est invité à un repas par un roseau qui est situé à une lieue. Toutefois, en un jour, il ne peut parcourir qu’une seule once de pied.
Dis-moi, qui le désire, combien de temps sera nécessaire à l’escargot avant de prendre un repas".
Si vous voulez persévérez dans ce cours de mathématique qui circulait dans l'Europe des VIII et IX°siècle, allez donc voir sur ce site.
Aux XII et XIII°siècles...
Au XII et XIII°siècles, de nombreux auteurs, la plupart anonymes, composent Le Roman de Renart, premier vrai roman en langue française (écrit en ancien français). Ce corpus d'histoires était raconté par des jongleurs, des trouvères, des ménestrels, à un public des villes, des campagnes et des châteaux qui ne savait pas lire. Plusieurs auteurs l'ont écrit, sur deux siècles environ, dans l'ancêtre de notre langue, qu'il faut étudier aujourd'hui telle une langue étrangère pour être en mesure de lire ce roman dans le texte.
Le mot ROMAN vient de langue romane, synonyme de langue française. Le Roman de Renart est un des premiers textes écrits en français. Mais ce français nous est moins accessible aujourd'hui que l'espagnol ou l'italien ! Le roman, encore appelé ancien français, ancêtre de notre langue, reste une langue étrangère pour le locuteur francophone de l'époque des ordinateurs et des drones.
On peut voir le texte originel et sa traduction en français moderne sur ce site. Le Roman n’a pas été écrit pour les enfants : la littérature spécialisée pour les enfants est apparue tardivement. Mais aujourd’hui les éditions sont réservées soit aux érudits, soit aux enfants. En effet, l'homme moderne a estimé que la présence de personnage appartenant à d'autres espèces animales que la nôtre ne saurait intéresser que de jeunes humains, pas encore au faîte de leur éminence dans toute la création.
Pourtant, le Roman constitue véritablement une satire sociale, pleine de violence et d'amour, de séduction et de tromperie, destinée à décrire les tares des êtres et des institutions de l'époque.
Au début du XX ème siècle, en 1909, l'illustrateur Benjamin Rabier a réalisé une adaptation connue. Vous connaissez tous au moins une image de Benjamin Rabier, celle de la vache qui rit. Et n'est-ce pas intéressant de savoir que parmi les premiers grands succès de "l'album illustré" figurait une interprétation de notre plus vieux roman national ? Quand au premier long métrage d'animation français, c'est encore une adaptation de ce vieux Roman rusé comme un renard, qui sait hanter les esprits créateurs aux grands tournants de l'histoire artistique. Ladislas Starewitch, russe d'origine polonaise immigré en France, assisté de sa fille Irène réalisèrent ce film, dans leur pavillon de banlieue parisienne, pendant les premières années de la seconde guerre mondiale (1939-45). Ils avaient confectionné eux mêmes les marionnettes et les décors.
Le Grand Siècle et le Siècle des Lumières
Ce long moyen-âge, obscur surtout par notre ignorance de ces lumières, nous l'avons traversé en quelques minutes, nous arrêtant sur un grand clerc de Charlemagne, vers l'an 800, puis sautant ensuite jusqu'au XII°siècle pour rencontrer Maître Renart et ses compagnons, le loup Ysengrin et son épouse, la louve Hersant, le coq Chantecler, le lion Noble, le chat Tibert...
Détournons-nous de ces médiéveries qui nous rappellent douloureusement, nostalgiquement, que nous ne sommes pas tous jeunes. Traversons les siècles à la vitesse de l'éclair, pour atterrir dans le plus glorieux que nous ayons connu, notre Grand Siècle : celui du Roi-Soleil, Louis XIV, et de sa fastueuse cour de Versailles. C'est le siècle de la fondation de l'Académie française, celui de la querelle des Anciens et des Modernes.
C'est le siècle de Fénelon, qui enseignait au petit-fils du roi. Pour son auguste élève, il rédigea Les aventures de Télémaque. Inspiré par le personnage de l'Odyssée d'Homère, Télémaque fils d'Ulysse le roi d'Ithaque, Fénelon en profite pour glisser dans la morale de ces aventures palpitantes quelques idées sur la modération dont devraient faire preuve les monarques dans l'exercice de leur toute-puissance. Dès lors, le manuel scolaire princier valut à son auteur la disgrâce. Le Roi-Soleil trouva que le précepteur du petit allait trop loin.
Cette époque de haute dictature fut d'une prodigieuse fécondité artistique. La querelle des Anciens et des Modernes battait son plein.
Tous s'accordent sur l'importance de l'édification d'une littérature nationale, en langue française. Richelieu créée l'Académie. Mais cette éminente littérature française, d'où la tirer ? Comment la créer ?
Les Anciens veulent imiter la littérature grecque et latine. Nos modèles sont les écrivains de l'Antiquité : il faut donc les imiter pour avoir des chances d'atteindre un niveau littéraire équivalent. Mais les modernes ne sont pas d'accord : les Anciens vivaient en Grèce et à Rome, au sein de peuples qui parlaient grec et romain ; comment des Français du XVII°siècle pourraient créer une littérature nationale en imitant des gens éloignés dans le temps et dans l'espace ? Il faut bien, plutôt, puiser aux sources populaires de la langue, dans les campagnes, une essence brute et authentique que les écrivains poliront à leur guise ensuite.
Deux auteurs participent à la querelle. Vous connaissez déjà leurs noms ? Jean de La Fontaine et Charles Perrault. Le premier, un Ancien, verse dans l'imitation du poète grec Ésope. A la manière des fables d'Esope, il écrit les fables de La Fontaine. Le second, résolument moderne, parcourt la France, écoutant les histoires auprès du foyer, dans les humbles chaumières. Il récolte une série d'histoires populaire qu'on se raconte d'âge en âge, et les met par écrit, dans un style soigné : voilà les contes de Perrault.
Comme il est intéressant de noter que, d'une telle querelle, deux hommes des clans ennemis restent comme deux emblèmes, comme deux soleils, égaux dans les cœurs de ceux qui apprirent par cœur, sur l'estrade Le Corbeau et le Renard de Jean de La Fontaine et tremblèrent, avant de s'endormir, en écoutant l'adulte faire sa voix caverneuse pour imiter l’ogre du petit poucet de Charles Perrault.
Notons pour clore ce chapitre du Grand Siècles, qu'à l'instar du roman de Renart, ni les contes de Perrault, ni les Fables de La Fontaine n'étaient dévolus à un public enfantin. L'homme moderne, ne voyant dans tous ces écrits, qu'animaux et bons enfants, s'est dit qu'il devait s'agit de choses pour les enfants. A l'époque, pourtant, c'était bien l'usage de tous que La Fontaine et Perrault travaillaient, comme en témoignent les sujets des contes comme des fables, qui traitent de toute la vie humaine dans sa complexité infinie, si trouble.
On appelle Siècle des Lumières, le XVIII°siècle : Les penseurs, appelés « encyclopédistes », militent pour la liberté de penser, la primauté de la raison, la délivrance vis-à-vis d'un pouvoir religieux qui interdit certaines idées. Le XVIII° siècle commence sous l'absolutisme de Louis XIV et finit après la Révolution française...
L'importance de l'enfance dans la constitution d'une personnalité, est soulignée par le philosophe Jean-Jacques Rousseau. Son influence va bouleverser l'éducation que l'on donne aux enfants, et donc influencer la littérature enfantine. En particulier, Rousseau dans son autobiographie consacre de longs passages à son enfance, aux émotions et découvertes de l'enfance.C'est une grande première dans l'histoire de la littérature française moderne. (Au XIII°siècle, le moine Guibert de Nogent avait longuement écrit sur son enfance, pour se plaindre de la dureté de celle-ci et demander à la société de réfléchir à l'éducation des enfants).
Pourtant, hors Jean-Jacques Rousseau, les penseurs axés sur la raison toute-puissante, ne s'intéressent pas trop à l'enfance, en ceci qu'elle n'a pas encore développé toute sa raison. Aussi c'est une femme, une enseignante, qui nous lègue, de cette époque, la principale œuvre enfantine.
Elle s'appelle Jeanne-Marie Leprince de Beaumont. Elle n'invente rien : elle reprend un roman datant de 1704, d'une autre femme, Madame de Villeneuve, qui connut un grand succès avant de sombrer dans l'oubli. Du roman compliqué, à rebondissements, de madame de Villeneuve, Leprince de Beaumont cueille la rose odorante et écrit un conte ramassé, intense : La belle et la bête.
Ah, la Belle et la Bête... Leurs amours ont inspiré le musicien Maurice Ravel, qui a composé des Entretiens sur la Belle et la Bête...
Leurs amours ont encore inspiré Jean Cocteau, qui a inventé pour les servir, des dialogues d'une beauté époustouflante pour son film La belle et la bête (1946).
La bête dit à la belle :
« Si j’étais un homme, sans doute je ferais ce que vous me dites, mais les pauvres bêtes qui veulent prouver leur amour, ne savent que se coucher par terre et mourir ».
Je conseille à tous de voir le film de Cocteau et celui de Walt Disney, un dessin animé de 1991. Regardez et comparez ces deux mêmes scènes, celle où la belle sauve la bête par un baiser et où la bête aussitôt se métamorphose en un jeune homme magnifique : vous aurez l'essence de Cocteau, l'essence de Walt Disney, la folie du gouffre qui sépare ces deux visions. La même scène, deux univers qui se dissemblent jusqu'à la moelle.
C'était la première partie de la conférence du 24 octobre. La suite se lit par ici.
Voici l'ouverture de Métrodore, un roman en suspension entre l'enfance et le monde adulte, entre hier et aujourd'hui.
J’ai seize ans et je ne mange plus. Il paraît que ça n’arrive qu’aux filles qui ont des problèmes avec leur mère. Je suis un garçon et je n’ai pas de problèmes. Je suis seulement fatigué de vivre. La nourriture me dégoûte. Les gens me dépitent. Les professeurs me répugnent. Le lycée m’insupporte. Les magasins criards, la grisaille des rues, les ordinateurs me désespèrent. Je hais la société. Je m’appelle Jude Parizet et je vous hais.
Alors, vous m’avez amené ici, dans cet hôpital blanc. Les infirmiers me sourient : j’ai envie de leur cracher à la gueule. Les médecins me parlent d’un ton gentil : je les devine fiers de leur diplôme de médecine, fiers de s’occuper des jeunes en difficulté. Je les terrasse de mon mépris, mais ils s’en fichent : ils croient par-dessus tout qu’ils ont raison.
L’hôpital est blanc comme la mort, noir comme la peur, gris comme l’hiver. Le pavillon Michel-Foucault accueille des garçons et des filles entre treize et dix-sept ans. Nous errons dans les couloirs, nous marchons sur le carrelage des toilettes et le linoléum des pièces lugubres. Des néons jaunes éclairent l’escalier ; des néons blancs éclairent les murs blêmes. De nombreuses affiches empirent la laideur des murs. Une immense photographie du philosophe Michel Foucault orne le mur du vestibule. L’homme a l’air sadique et arrogant. Sur les murs des couloirs et de la salle de jour, de grotesques affiches montrent des jeunes en train de s’embrasser, de parler, de jouer au ballon. Sous les photos sont inscrits des slogans affligeants : « Moi, je dis non à la violence », « Moi, je dis non à la drogue », « La lecture est le plus beau voyage du monde ». Ils nous prennent pour des idiots.
D’autres jeunes sont là. Une petite dizaine. Certains n’ont pas le droit de venir dans la salle de jour ; nous les apercevons se faufiler comme des ombres, accompagnés par des infirmiers qui les mènent comme des enfants.
Nous, qui avons le droit de passer du temps dans la salle de jour, nous sommes libres de nos mouvements à l’intérieur du pavillon Michel-Foucault. Beaucoup sont des filles, encore plus maigres que moi. J’ai peur d’en voir une mourir. Ce serait triste à voir, une mort dans un hôpital. Quelle horreur d’agoniser dans un couloir de plastique et de béton. Si mourir, c’est quitter à jamais le monde où nous avons aimé et souffert, une mort au bout d’une plage, une mort en haut d’une montagne, c’est une mort bien plus belle.
Pourquoi sommes-nous ici ? On nous a enlevés de la vie normale pour nous enfermer dans cet hôpital parce que nous avons un problème avec l’idée de devenir adulte.
Les adultes se sont habitués à leur vie dans la ville, loin du ciel bleu, des arbres, des grandes forêts, des animaux sauvages, des océans. Ils se sont habitués à leurs habits étriqués, qui leur donnent l’air de petits pions. Ils se sont habitués à se lever au bruit strident du réveil, à se laver dans leur petite salle de bains, à utiliser des produits conformes aux normes pour se laver, pour manger, pour nettoyer leur maison…
Ils se sont habitués à se lever matin après matin.
Les adultes se sont habitués à remplir des papiers, à suivre des milliers de règles administratives, juridiques. Jour après jour, chaque fois qu’ils achètent, qu’ils vendent, qu’ils se marient, qu’ils divorcent, qu’ils ont des enfants, qu’ils en perdent, qu’ils partent en vacances, ils remplissent des papiers administratifs. Machinalement, ils écrivent dans les petites cases leur numéro de Sécurité sociale (un numéro d’au moins dix chiffres), leur sexe (masculin ou féminin, tant pis pour les anges), leur âge (comme si c’était important), leur lieu de naissance (pourquoi ?), leur statut social et leur statut familial. Ils ont des comptes en banque, des contrats d’assurances, des cartes d’assuré, des cartes d’électeur, des cartes bancaires. Sur tous ces papiers, des chiffres et des mots sans poésie.
Les adultes peuvent rester assis au bureau toute la journée alors que dehors brille un soleil magnifique. Ils peuvent parler des heures de l’actualité politique alors que Charles Baudelaire a écrit des poèmes qui traversent le temps. Ils peuvent prendre le métro tous les jours, dans de longs couloirs souterrains, pour se rendre de leur maison au travail et de leur travail à la maison. Ils peuvent subir cette vie pendant quarante ans sans jamais se révolter plus de deux jours.
La vie est une nuit. Nous attendons tous l'aube, qui nous délivrera du poids des ténèbres, ténèbres de nos entrailles, ténèbres de nos douleurs, de nos tentatives et de nos échecs, de nos tentations et de nos âmes piégées.
"La vie est un songe", disait Pédro Calderon de la Barca.
"La vie n'est qu'une nuit à passer dans une mauvaise auberge", disait Sainte Thérèse d'Avila.
"La vie est un voyage", disait Ernst von Kleist.
"La vie est un sommeil", disait Alfred de Musset.
"Cette vie est un hôpital", disait Charles Baudelaire.
La vie est une nuit, où la lune brille trop faiblement pour guider nos pas. Nous nous cognons les uns contre les autres, et pour nous venger de notre condition, de nos espoirs déçus, nous bridons l'enfance et malmenons les bêtes.
La vie est une nuit et nous attendons la fin du noir, la venue de l'aube, l'avenue du jour qui se déploie sous nos yeux jusqu'à l'horizon. Alors, que ferons-nous ?
Nous verrons. Pour l'instant, nous geignons et nous prions.
Ivo Kranzfelder, dans son livre Hopper, parle du tableau d'Edward Hopper intitulé Soir bleu.
Editions Taschen, traduction française d'Annie Berthold.
Hopper prétend qu'il lui fallut dix ans pour arriver à surmonter l'influence européenne, et par "européenne", il faut entendre bien sûr "française". La meilleure preuve en est le tableau Soir bleu daté de 1914. Ce tableau occupe une place plutôt à part dans l'oeuvre de Hopper, du fait déjà que la scène est peuplée et dominée par des figures humaines. L'espace dans lequel elles se trouvent n'est que vaguement esquissé. Il s'agit sans doute de la terrasse d'un café close par une balustrade. L'arrière plan est indéfini, une ligne ondulée le partage entre une surface bleu clair et une surface bleu foncé. La balustrade de pierre accentue la division de l'espace en un extérieur et un intérieur. A gauche, un tiers du tableau est séparé du reste par une bande verticale de couleur, probablement un poteau servant de support à un toit imaginaire où sont suspendues des lanternes.
Cette mise en scène correspond parfaitement aux personnages. Sur la gauche, un proxénète est assis en solitaire à une table ; un dessin préparatoire du personnage (Un maquereau, étude préliminaire à Soir bleu) permet de l'identifier comme tel. A la table voisine se trouve un homme vu de profil et dont les yeux disparaissent sous un large béret basque ; il porte la barbe, une cigarette au coin des lèvres et une ombre très marquée sous la pommette. La cigarette est un point commun entre lui et le clown qui est assis ostensiblement au centre de l'espace à droite, le regard fixe. Entre ces deux personnages se trouve un militaire, certainement un officier en tenue de sortie, assis lui aussi à la table, le dos tourné vers le spectateur. Vu la position de la tête, il semble regarder une femme très maquillée, de toute évidence une prostituée, qui se tient debout de l'autre côté de la balustrade. Enfin, plus à droite, à la table voisine, un couple de grands bourgeois en habit, les cheveux et la barbe très soignés, observe la scène. Presque tous les personnages empiètent les uns sur les autres, ce couple, lui, se situe clairement à l'écart.
Trois figures, au caractère typologique marqué et sans individualité, sont liées par de fortes affinités : le maquereau, le barbu au béret basque et le clown. Tous trois ont une cigarette tombante au coin des lèvres mais elle ne dégage pas de fumée. La cigarette doit être vue plutôt comme un attribut, un signe d'appartenance à une couche sociale bien déterminée, qui est, en l'occurrence, cette fameuse bohème parisienne, ce demi-monde où se côtoient le génie artistique et les criminels. Lloyd Goodrich rapporte que Hopper s'est toujours tenu à l'écart de ce milieu. Au café se rencontrent aussi les membres de la bonne société, représentés par les trois autres personnages ; ils viennent ici comme la bohème mais se tiennent à l'écart d'elle.
Edouard Manet appartenait à ces deux mondes : membre de la haute société, il savait "se comporter avec l'élite aisée et cultivée mais évoluait tout aussi facilement au milieu des asociaux de la grande ville, qui lui servaient aussi souvent de modèles". C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre le personnage assis à moitié dans l'espace réservé au proxénète. Deux figures présentent de grandes affinités, si ce n'est déjà par le maquillage : la prostituée, sûre d'elle, qui reste en dehors et domine de toute sa hauteur les autres personnages, et le clown. Difficile de savoir dans quelle direction elle regarde vraiment, elle a probablement repéré un client potentiel, le militaire.
Soir bleu évoque aussi la place de l'artiste dans la société - un thème rare chez Hopper - et plus précisément, il faut le supposer, celle de l'artiste qu'il est. Son tout dernier tableau Deux comédiens (1956) sera encore une variation sur ce thème. Hopper identifie assurément le clown avec l'artiste. La comparaison entre l'artiste et le bouffon et le saltimbanque, voire le magicien, est un thème traditionnel que l'on retrouve aussi dans les biographies d'artistes. Gail Levin raconte l'anecdote selon laquelle Hopper aurait mis des punaises peintes sur l'oreiller de son condisciple Walter Tittle. C'est un thème très prisé depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours en passant par la Renaissance : Pline ne raconte-t-il pas que Xeuxis a peint des raisins que les moineaux auraient cherché à picorer ? Giorgio Vasari que l'élève a dessiné un insecte sur le tableau du maître et que celui-ci aurait essayé de le chasser ? Outre ce thème traditionnel, Hopper a intégré dans Soir bleu quelques références personnelles. Ainsi la prostitution est à rapprocher de son activité commerciale d'illustrateur, de même que le personnage de l'artiste accepté, reconnu, qui se rengorge comme il se doit, suggère l'insuccès de Hopper à l'époque (n'avait-il pas vendu jusque là en tout et pour tout un tableau au "Armory Show"?) On peut voir aussi dans l'expression de stupeur du personnage à droite, posant un regard peu amène sur les autres personnes du tableau, le fait de ne pas être encore reconnu et apprécié.
Hopper présente Soir bleu en 1915 à une exposition du groupe "MacDowell Club". C'est sa première oeuvre dont parlent les critiques. Leur compte rendu est une critique en règle de ce tableau présenté comme un ambitieux produit de l'imagination dénué d'intensité expressive. Il est décrit comme un portrait de buveurs d'absinthe parisiens pas particulièrement réussi. En revanche, l'autre toile de Hopper présentée à cette exposition, Coin de rues new-yorkais (1913), est bien reçu par la critique. Hopper n'exposera plus jamais Soir bleu. Gail Levin prétend que cette toile fut inspirée d'un vers d'Arthur Rimbaud, et en cite pour preuve le début : "Par les soirs bleus d'été..." La concordance fortuite (sic, note d'AlmaSoror) des mots "soir bleu" ne signifie pas forcément qu'il s'agit ici d'une connexion sciemment établie par l'artiste.
Cependant, ces considérations nous amènent à nous poser une question non négligeable : quels étaient les goûts et les connaissances de Hopper en littérature, en art, etc. ? Selon Levin, Hopper était doté d'un niveau intellectuel élevé. Il avait lu les classiques français et russes traduits, parmi lesquels Molière, Victor Hugo, Marcel Proust, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine et Charles Baudelaire. On raconte toujours que Hopper appréciait au plus haut point le poème de Goethe "Wanderers Nachtlied" ("über allen Gipfeln ist Ruh..."), qu'il pouvait réciter en allemand. Il prétendait d'ailleurs que le poème de Goethe avait une force visuelle extraordinaire. Hopper aimait le nouveau roman réaliste américain, celui de Theodor Dreiser par exemple, ou le théâtre moderne d'Eugene O'Neill, de Maxwell Anderson, d'Elmer Rice ou de Thornton Wilder, de la même génération que Hopper, et plus tard celui de Tennessee Williams".