vendredi, 05 décembre 2008
Hommage à Dinu Lipatti
Hommage à Dinu Lipatti,
pianiste divin
Qu’est-ce qu’un musicien ?
Constantin Dinu Lipatti. Une grande sensibilité, qui avec ses dix doigts dansant sur les quatre-vingt-huit touches, aura bouleversé des millions d’auditeurs passionnés de piano.
Entre des milliers de pianistes, tous doués, tous sensibles, tous travailleurs, pourquoi l’un d’entre eux semble une étoile inoubliable ?
Une éducation musicale
Un beau livre vient de sortir : This is your brain on music.
Le scientifique, rocker et musicologue américain Daniel J. Levitin émet l’idée qu’il faut souffler sur la frontière que l’on érige pour distinguer les musiciens des néophytes.
Car, selon Levitin, la différence tient surtout dans l’éducation. Le fait qu’un mélomane non averti soit capable de reproduire sans erreur musicale sa chanson préférée démontre que l’oreille absolue n’est pas la marque du génie, mais celle d’une éducation où sensibilité et pratique musicale s’épousent sans que l’une n’écrase l’autre.
Or, la mère de Dinu Lipatti était excellente pianiste. Son père, un excellent joueur (amateur) de violon. Ils vivaient dans un monde de mélomanes avertis, connaissaient les grands musiciens de Roumanie.
A quatre ans, le petit Dinu donnait des concerts et composait des piécettes.
Mentors illustres
A Bucarest, les professeurs de Dinu Lipatti avaient été Flora Musicescu et Georges Enesco.
Ses brillantes études musicales le menèrent à Vienne.
A Vienne, Alfred Cortot le rencontra, le remarqua, l’invita à Paris (Alfred Cortot avait démissionné du jury dont il faisait partie parce que celui-ci n’attribua que le second prix à Lipatti).
A Paris, Dinu Lipatti étudia auprès de Charles Munch, Paul Dukas et Nadia Boulanger (il épousa Madeleine, une pianiste française).
Il composa quelques pièces, mais c’est l’interprète en lui qui flamboyait et qui stupéfia ses auditeurs.
Le concert et l’enregistrement
« Je ne veux plus faire de concerts, sauf peut-être des concerts dévolus à l’enregistrement d’un disque », avait-il dit à ses amis.
Il était un grand concertiste. Mais son intérêt pour l’enregistrement le décidait à ne plus se consacrer qu’à cette activité.
Il est étrange que Dinu Lipatti, dont la présence en concert était fulgurance, n’ait pas eu le temps d’accomplir ce grand projet d’enregistrements.
Est-ce que sa magie aurait perdu avec le temps et les nombreux enregistrements ? Peut-être cette question est-elle idiote, et ne vient que de ce qu’on cherche toujours des explications quand la Faucheuse fauche trop vite.
Pourquoi meurt-on jeune ?
Une leucémie emporta Dinu Lipatti, alors qu’il avait trente-trois ans. Après de longs mois de souffrances, comme on s’en doute.
Le jeu de Lipatti a ceci de particulier qu’il est d’un niveau technique fulgurant mais que la vraie musique, qui parle à la sensibilité pure, coule dans chaque note.
Le dernier concert
Il était prévu qu’il joue, ce soir-là, 14 valses de Chopin. Il n’acheva pas la treizième. C’était en automne, au festival de Besançon.
Il mourut dans les mois qui suivirent, le 2 décembre 1950.
Hommage réalisé le 20 décembre 2007
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de Paris à Lille au XVIIIème siècle
En écho à « Mélanges de Littérature » par Sara paru dans la livraison d’Almasoror de janvier 2007
Par Bruno Echalier
Sara nous a raconté comment nos anciens romantiques courraient le monde et nous ont livré des récits de voyage épuisants.
On dit que Léonard de Vinci mit 72 jours pour faire le voyage d’Italie en Anjou et qu’il savait qu’il ne pourrait plus repartir tant sa fatigue était grande.
On ne comprend pas toujours pourquoi, au milieu du XVIIIeme, une telle importance est accordée à l’épuisement des femmes qui arrivant de Marseille à Paris devaient garder le lit huit jours avant de retrouver les belles joues roses.
Ignorant des circonstances, habitués aux voyages modernes, on prend aujourd’hui ces hommes et ces femmes épuisés pour des figures faibles auquels les récits prêtent des langueurs de circonstance.
Mais sait-on quelles étaient les difficultés de voyage à cette époque ?
J’ai choisi, pour illustrer la pénibilité des voyages en 1775, un extrait de l’Indicateur Fidèle, sorte d’horaire officiel des Transport de l’époque. Ce qui se faisait de mieux en quelque sorte sauf à posséder fortune et chevaux.
Pour nous rappeler notre cher contributeur mathématicien belge, Laurent Moonens, étudions le voyage de Paris à Bruxelles (petit voyage de rien du tout comparé à Amsterdam Marseille ou Paris Bayonne).
GRANDES ROUTES DES Provces
de Picardie, de Tiérache, d’Artois,
de Hainaut, de la Flandre
et Pays Bas.
Route de Paris à Lille en Flandres,
De deux en deux jours à minuit part de Paris une dili-
gence pour Lille et pafse
Mat soir lieües
à Louvres 2 ½ 5
à Senlis 4 4 ½
à Pont 5 2 ¼
Dine à Gournay 10 4 ¾
à Roye 4 5 ¾
Couche à Peronne 9 5 ¼
Repart à 1h du matin et passe
Dine à Cambray 9 8
à Douay 3 5 ½
Arrive à Lille 8 7
48 lieues de Paris
…/…
Route de Paris à Valenciennes
De deux en deux jours ‘a minuit part de Paris une diligence pour Valenciennes et suit le même ordre que la diligence jusqu’a Cambray où elle dine et arrive le même jour à Valenciennes.
De Paris à Cambray 35 ½
De Cambray à Valenciennes 6 ¾
42 ¼ lieues de Paris
Route de Paris à Bruxelles
De deux en deux jours à minuit part de Paris une diligence pour Bruxelles et suit le même ordre que celle de Valencieñes. Le lendemain repart de Valencieñes ‘a 1h du matin et pafse
Mat soir lieües
à Quievrain 4 3¼
Dine à Mons 7 3
à Braine le Comte 2 5
Arrive à Bruxelles 10 8
De Paris à Valenciennes 42 ¼
De Paris à Bruxelles 61 ½
RESUME
Vous êtes en 1775 et vous voulez aller à Bruxelles ……..
L’interprétation de la date de départ est relative : de deux en deux jours ? Mais quel est le premier jour ? Imaginons que le jour du départ est le lundi 2 avril (mais à 0h du matin…)
Départ de Paris le lundi matin 2 avril à 0 h du matin.
On peut enfin sortir de la diligence à 9 h du soir (lundi)
Nuit à Péronne le lundi soir 2 avril
Départ le 3 avril (mardi) dès 1h du matin. Les nuits sont très brèves!
Déjeuner à Cambray et changement de diligence vers 9 h du matin
Arrivée à Valenciennes en fin de matinée du mardi.
On attend ici le reste de la journée du mardi.
Nuit à Valenciennes le mardi soir 3 avril
Le lendemain à 1h du matin (4 avril) on repart de Valenciennes (qui change alors d’orthographe: Valencieñes).
Arrivée le mercredi 4 avril à Bruxelles à 10 du soir.
Durée totale du trajet année 1775 = départ le dimanche minuit, arrivée le mercredi 22 h = 70 heures de voyage dont environ 10 h dans un lit.
Aujourd’hui…
TGV Paris Bruxelles 2007 = 1 train toutes les demies heures.
Trajet = 1heure 22 minutes
Indemnités si retard…
Bruno Echalier
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Le Caravage
"C'est la beauté qui sauvera le monde"
Dostoïevski
Mythes
Comme Liszt (filmé comme un rocker fou) ou Marie-Antoinette (racontée et filmée comme une fashion victim incomprise), Michelangelo Merisi dit Le Caravage ressemble à ces artistes-idoles qu’on a envie de moderniser. Ce fut fait : quelques romans et film sulfureux mettent en scène la rébellion et l’originalité de cette figure.
Né
En 1571 à Caravaggio
Enfui
de Rome, après un duel où il tue son adversaire.
Enfui
de Malte pour détournement de mineur
Alors qu’il tente de revenir à Rome, il est arrêté, enfermé et à sa sortie de prison erre sur la plage.
Mort
En 1610, à 38 ans, sur une plage de Rome, selon la légende. A l’hôpital, de sainte Marie-Auxiliatrice, selon un acte de décès.
Trouble, Sensualité, Crime
Il menait une vie sans doute largement homosexuelle, vouyouse, et partageait son temps entre les tavernes des bas fonds des villes et les tables des princes et des évêques. Il fit de réguliers séjours en prison et à l’hôpital, pour cause de mœurs interdites et duels.
Peintures
La majeure partie de son art est une vision de la Bible teintée de violence et d’érotisme. D’autres tableaux sont des portraits de commande. Ses commanditaires lui redemandaient souvent de refaire son travail, jugé trop réaliste ou cru. Pourtant, certains collectionneurs (dont des hommes d’Eglise) ne s’y trompent pas et achètent les œuvres refusées.
Pasolini
Mort violente, catholicisme profond et amour des prostitués et des voyous : on a beaucoup comparé la figure du cinéaste italien Pasolini avec celle du Carava ge. Leur père spirituel est sans doute un autre italien, le rebelle François d’Assise.
Violence ultime
Un de ses derniers tableaux représente David tenant par les cheveux la tête de Goliath qu’il a décapité. Cette pauvre tête est un autoportrait.
L’obscure clarté
Le Caravage est le maître du clair-obscur : il le remit à la mode et beaucoup après lui copièrent son utilisation du clair-obscur : un fond noir et une lumière projetée sur une partie de la scène représentée.
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Brunehaut, la perdante
Hommage à Brunehaut,
suivi d'un fragment de L'histoire des Francs, de Grégoire de Tours
I
Brunehaut, la perdante
Brunehaut, reine d'Austrasie : l'Andromaque franque
Remarque
L'auteur de cet hommage, en l'élaborant, a senti son coeur flancher pour le jeune Mérovée, dont la destinée triste a croisé celle de Brunehaut. Mérovée est donc le récipiendaire officieux de cet hommage.
Deux ennemies se partagent une réputation calomnieuse
Brunehaut, ou Brunehilde : son nom est sans cesse apposée à celui de Frédégonde, son ennemie mortelle.
Les deux femmes du Moyen-Age sont vues comme des monstres de cruauté, dénuées de scrupules, amatrices de crime. Dans les temps qui suivirent leur existence, Brunehaut eut même encore plus mauvaise presse que Frédégonde. Ainsi, l'écrivain Christine de Pizan (1346-1430), qui vécut sept siècles après les deux reines, préfère vanter la valeur de Frédégonde.
Pourtant, cette indulgence n'est due qu'à la victoire politique de Frédégonde. En fait, Brunehaut était plus sensible à l'intérêt public que l'ignoble Frédégonde.
Depuis sa mort jusqu'à nos jours, des historiens se sont élevés pour réhabiliter Brunehaut mais sa mauvaise réputation demeure dans nos livres d'histoire.
Naissance et mariage
Fille du roi des Wisigoths, elle épouse en 567 le roi franc mérovingien Sigebert ; elle devient alors reine d'Austrasie et catholique. Elle a entre vingt et trente ans. L'origine royale de Brunehaut et sa posture d'épouse unique lui donnent un poids inhabituel. En effet, depuis longtemps les rois francs avaient des concubines, en nombre ; mais on ne connait à Sigebert ni maitresse ni enfants naturels.
Chilpéric, frère de Sigebert, est roi de Neustrie. Convaincu momentanément par le modèle marital de son frère, il renonce à son harem de concubines pour épouser une princesse, soeur de Brunehaut, Galeswinte. Il lui promet fidélité, mais la trahit bientôt. Il reprend des concubines, parmi lesquelles Frédégonde, une jeune femme du palais. Cette dernière acquiert du pouvoir. (Ici, nous demandons pardon à nos lecteurs : en effet, il nous est malheureusment impossible, pours des raisons évidentes d'espace, de recenser tous les crimes de Frédégonde : nous nous contenterons de relater ceux qui touchent Brunehaut). Frédégonde et Chilpéric étranglent Galeswinte ; Frédégonde épouse alors Chilpéric et devient reine.
Alors, les deux couples royaux deviennent ennemis.
Luttes féroces. Figure tragique du jeune Mérovée, héros romantique et sauveur martyr
Brunehaut et Sigebert veulent venger la soeur de Brunehaut. Nous passons le détail des affrontements qui se succédèrent.
Des assassins à la solde de Frédégonde éliminent Sigebert. Brunehaut et ses enfants deviennent prisonniers de Chilpéric et Frédégonde. Brunehaut parvient à confier son jeune fils Childéric à un ami, qui l'emporte en Austrasie. La succession de Sigebert est sauvée.
Brunehaut demeure aux mains de Chilpéric et Frédégonde. Elle attend d'être fixée sur son sort, la mort très certainement. Mais le fils de Chilpéric, Mérovée, est tombé amoureux de la femme de son oncle. Il rejoint Brunehaut dans sa prison et l'épouse en cachette, avec l'aide de l'évêque Pretextat. Le jeune homme et l'évêque en seront punis.
La mariée et son jeune époux-neveu cherchent un asile pour échapper à la vengeance de Chilpéric et Frédégonde. Ils se dissimulent dans une petite chapelle.
Mais Chilpéric parvient à les récupérer. Il fait tondre son fils, le fait prêtre et l'enferme au monastère de Saint-Calais au Mans.
Pendant ce temps, Brunehaut parvient à rejoindre sa patrie, l'Austrasie. Là, elle n'a pas de grand pouvoir. En attendant que son fils Childéric soit grand, les seigneurs du royaume règnent.
Mérovée s'échappe de son monastère et parvient à rejoindre l'Austrasie. Mais les sujets de Brunehaut préfèrent voir le fils du meurtrier de leur roi Sigebert plutôt que l'époux salvateur de sa veuve ; ils le chassent.
Mérovée erre plusieurs mois. Par amour et par courage, il a perdu sa famille, sa femme, tous les pays lui sont fermés. Dans l'impossibilité qu'il est de sortir du désespoir et de la solitude, il se suicide.
Mort de Childebert
De nombreuses années plus tard, le fils de Brunehaut, Childebert, meurt empoisonné, sur l'ordre de Frédégonde. Il laisse deux fils, qui ne s'entendent pas et guerroient autour de leur héritage.
Il est difficile d'admirer la poursuite des oeuvres de Brunehaut. Si elle tente d'instaurer un gouvernement efficace et progressiste, elle n'en tombe pas moins dans le crime machiavélique – sans jamais atteindre un niveau comparable à celui de sa belle-soeur.
Mort de Chilpéric
Quant à Chilpéric, il avait tué son épouse Galeswinte, accepté le meurtre de son frère Sigebert, le suicide de son fils Mérovée et le meurtre d'un autre fils par amour pour Frédégonde ; il meurt lui-même assassiné par un amant de Frédégonde, sur l'ordre de celle-ci. Mais enfin, Frédégonde meurt.
Un supplice inouï
On pourrait alors croire que Brunehaut vécut désormais en paix. Pourtant, Clotaire II, fils de Frédégonde, captura sa tante et belle-soeur (on se souvient des deux mariages de Brunehaut !). Il lui infligea un martyre de trois jours, qui continue de frapper les esprits.
Brunehaut, âgée de 79 ans, subit trois jours d'insultes, de tortures physiques. On s'attacha à lui faire le plus grand mal possible en prenant soin de ne pas la tuer, afin de faire durer le supplice. Au terme de ces trois jours, on lui inflige une humiliation publique. Portée devant le peuple sur un chameau, nue, affreusement blessée, on la promène devant toute l'armée qui la couvre de rires, de hurlements, d'insultes, de crachats. On attache enfin un bras, une jambe et la longue chevelure de la vieillarde à la queue d'un cheval fou. On lance le cheval d'un coup de fouet. Il traîne sur des chemins de pierres le vieux corps déjà épouvantablement mutilé. C'est la déchirure finale.
L'on raconte que pendant ce martyr de plus de trois jours Brunehaut ne proféra pas la moindre plainte.
Epilogue
L'histoire de Brunehaut, c'est celle d'une reine cultivée, libérale (elle laissait les Juifs et les Chrétiens fêter la Pâque ensemble, en bonne entente) ; une reine qui avait le sens du droit, de la culture, du progrès, de l'Etat, de la justice ; une reine intelligente et dotée, autant que sa posture de reine pouvait le lui permettre, d'un certain sens éthique.
Comme Andromaque, elle épousa le fils du meurtrier de son mari, plus jeune qu'elle, fou amoureux de sa grandeur blessée. Comme Andromaque, elle vit tous ses ennemis et alliés s'éteindre avant elle.
Elle fut déchirée par une rivale inculte, déchainée, jalouse et impitoyable, d'une grossièreté telle qu'il était impossible de la vaincre. Comment gagner un combat en suivant les règles du jeu si l'adversaire les ignore superbement ?
Cette sordide histoire de famille fut le début du déclin des Mérovingiens, dont Pépin le Bref allait provoquer la chute finale, instaurant son propre règne et la dynastie nouvelle des Carolingiens.
II
Fragment de Grégoire de Tours
Le meurtre de Pretextat par la monstrueuse Frédégonde
Tandis que Frédégonde demeurait dans la ville de Rouen, elle eut des mots amers contre le pontife Prétextat : "Le temps va venir, disait-elle, où il reverrait l'exil auquel il avait été condamné". Et lui répliqua : "Que je sois en exil ou hors d'exil, toujours j'ai été, je suis, et je serai évêque ; mais toi, tu ne jouiras pas toujours de la puissance royale. Nous sommes conduit de l'exil au royaume par la grâce de Dieu ; quant à toi, de ce royaume tu seras plongé dans l'enfer. Or, il eût été pour toi plus raisonnable de délaisser la sottise et la méchanceté pour te convertir enfin au bien et de renoncer à cette jactance dans laquelle tu bouillonnes toujours, afin de gagner la vie éternelle et de pouvoir conduire jusqu'à sa majorité le petit enfant que tu as mis au monde." Après avoir prononcé ces mots que la femme avait pris mal, il se retira de sa présence en bouillant de colère. Or, le jour de la résurrection du Seigneur étant arrivé, l'évêque se rendit de bonne heure en hâte à l'église pour accomplir les offices ecclésiastiques et selon la coutume il commença à réciter les antiennes dans leur ordre. Puis tandis que pendant le chant il s'était assis sur son banc, surgit un cruel homicide qui, ayant tiré un couteau de son baudrier, frappa sous l'aisselle l'évêque qui reposait sur le banc. Celui-ci poussa un cri pour que les clercs qui étaient présents, vinssent à son secours ; mais il ne reçut l'aide d'aucun des si nombreux assistants. Alors étendant ses mains pleines de sang sur l'autel, il prononça une prière et rendit grâce à Dieu, puis il fut transporté dans sa chambre par les mains des fidèles et couché dans son lit. Et aussitôt Frédégonde arriva avec le duc Beppolène et Ansovald ; elle dit : "Il n'eût pas fallu, pour nous ni pour le reste de ta population, ô saint évêque, que ces choses arrivassent pendant ton office. Mais plaise à Dieu qu'on dénonce celui qui a osé perpétrer une telle chose pour qu'il puisse subir les supplices dignes d'un tel crime." Mais l'évêque, sachant qu'elle proférait ces paroles hypocritement, répliqua : " Et qui donc a fait cela sinon celui qui a assassiné des rois (sous-entendu Frédégonde elle-même), qui a répandu si souvent un sang innocent, celui qui a commis dans ce royaume des méfaits divers ?". La femme répondit : "Il y a chez nous de très habiles médecins qui pourraient remédier à cette blessure. Permets qu'ils s'approchent de toi." Et lui répliqua : "Dieu a déjà donné l'ordre de me rappeler de ce monde ; mais toi qui as été reconnue comme l'inspiratrice de ces crimes, tu seras maudite dans le siècle et Dieu vengera mon sang sur ta tête." Puis quand elle se fut éloignée, le pontife, ayant mis de l'ordre dans sa maison, rendit l'âme.
Romachaire, évêque de la ville de Coutances, arriva pour l'ensevelir. Un grand chagrin s'empare alors de tous les habitants de Rouen et surtout des aristocrates francs de ce lieu. Un grand d'entre eux vint trouver Frédégonde et lui dit : "Tu as commis beaucoup de mauvaises actions dans ce monde ; mais jusqu'ici tu n'avais rien fait de pire que d'ordonner le meurtre d'un évêque de Dieu. Que Dieu venge donc rapidement un sang innocent, et nous aussi nous serons les instructeurs de ce forfait afin qu'il ne te soit plus loisible de te livrer plus longtemps à de telles cruautés." Comme après avoir dit ces choses il s'éloignait des regards de la reine, celle-ci envoya quelqu'un pour l'inviter à un festin. Sur son refus elle le prie, s'il ne voulait pas prendre place à son festin, de vider au moins une coupe pour ne pas quitter à jeun le palais royal. Il hésita ; puis ayant pris une coupe, il but de l'absinthe mélangée avec du vin et du miel, comme c'est la coutume des barbares ; mais cette boisson avait été empoisonnée. Aussitôt donc qu'il eut bu, il sentit à l'estomac une violente douleur qui l'oppressa, c'était comme si on lui faisait une blessure à l'intérieur ; il s'exclama donc pour dire aux siens :"Fuyez, ô malheureux, fuyez ce maléfice pour ne pas périr également avec moi." Ceux-ci ne burent pas, mais se hâtèrent de s'en aller ; quant à lui, il fut aussitôt aveuglé, puis ayant enfourché un cheval, il tomba au bout de trois stade et mourut.
Histoire des Francs
Grégoire de Tours
Les Belles Lettres, 2005
Page 167 et 168
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