mercredi, 11 octobre 2017
Johannes Ockeghem, vu par Lucien Rebatet
Dans Une histoire de la musique, dont l'édition corrigée par l'auteur date de 1973, Lucien Rebatet (un méchant) taille un charmant portrait du compositeur Johannes Ockeghem (XVème siècle).
Johannes Ockeghem (vers 1420-1495), malgré son nom, était Hennuyer, c'est-à-dire natif du Hainaut. On pense toutefois qu'il fit ses études à Anvers, puisqu'on l'y trouve chantre de la cathédrale en 1443 et 44, ce qui fait supposer aussi qu'il avait des parents en Flandre. Ecclésiastique, il rentra en 1452 au service de Charles VII, qui lui accorda la charge très fructueuse de trésorier de l’abbaye de Saint-Martin de Tours. Il fut maître de la Chapelle Royale sous Louis XI et Charles VIII qui l'avaient en grande estime et lui confièrent des missions peut-être diplomatiques en Espagne et dans les Flandres. Il partageait son temps entre Paris et Tours, où il mourut en 1495 ou 1496.
Dans cette époque où la musique est en pleine croissance, il est naturel qu'Ockeghem marque une étape sur Dufay. Les dernières traces de raideur médiévale s'effacent – une raideur qui n'est pas sans charme, redisons-le, pour nos oreilles modernes – la teneur s’assouplit de plus en plus et tend à prendre le rôle de thème conducteur. Nous voyons les organes de la musique se perfectionner de vingt ans en vingt ans comme ceux du phonographe et de l'automobile de nos jours, leurs constructeurs obtenir d'eux des performances qui stupéfient les contemporains. Ockeghem écrit ainsi un Deo Gratias à trente-six voix (quadruple canon à neuf parties), il fait chanter dans une de ses messes deux canons différents par quatre voix marchant deux à deux.
Mais quelle est sa personnalité artistique ? Sur ce point, les historiens divergent, alors qu'ils s'accordent presque tous depuis soixante-dix ans à reconnaître le génie de Machaut et de Dufay. Les uns en font un mécanicien du contrepoint, les autres un génial précurseur du romantisme...
À notre sens, il convient d'abord de faire deux parts dans ses ouvrages. La part profane, la plus restreinte, dix-neuf chansons seulement, est loin d'offrir les mêmes attraits que chez ses prédécesseurs. Sans doute, cela tient un peu à ce qu'Ockeghem est porté à la nostalgie, que l'on ne retrouve pas chez lui la verdeur rythmique de Machaut, Binchois ou Dufay. Mais pour ne parler que qualité musicale, des morceaux célèbres comme la chanson Petite Camusette, la bergerette Ma bouche rit et ma pensée pleure, Ma maîtresse et ma plus grande amie, le rondeau Fors seulement sont bien languissants, sans aucune variété dans leur immuable coupe strophique, d'une substance mélodique assez falote. C'est déjà l'académisme élégant mais plat qui s'installe dans ce domaine encore tout neuf.
Ockeghem devait être une nature beaucoup plus profondément religieuse que Dufay, et qui ne passait pas avec la même aisance des exercices dévôts à l'assaut des belles. Aussi est-ce dans sa musique sacrée, d'une étendue bien plus considérable, puisqu'elle ne compte pas moins de quinze messes, qu'il a mis son cœur et le meilleur de son talent. Dans son esprit, ses innombrables prouesses techniques concourent à magnifier le service de Dieu. Le brillant contrapunctiste n'a rien de systématique. Il est constamment à la recherche de dispositions, d'effets inédits. La teneur abdique de plus en plus chez lui son rôle de soutien pour en prendre un autre qui deviendra par la suite celui du thème conducteur. Sa messe de Requiem est doublement intéressante, parce que c'est le premier office pour les défunts qui nous soit parvenu, le Requiem de Dufay ayant été perdu. Il s'y efforce d'être aussi expressif et coloré que le permettaient les habitudes de l’Église. Son motet Gaude Maria fait alterner les voix élevées et les voix graves, ce qui est d'un extrême modernisme pour son temps : tout au long de l'histoire de la musique, on rencontre de ces innovations qui auraient dû aller de soi depuis longtemps et n'ont vu cependant le jour qu'après des siècles, en passant pour des traits de génie.
Johannes Ockeghem était un excellent homme, charitable, affable, hospitalier, un professeur de premier ordre, qui accueillait les débutants avec une paternelle familiarité, leur prodiguant son temps et son savoir. Il eut de très nombreux élèves, dont probablement Josquin des Prés, Pierre de La Rue, Brumel, Loyset Compère, Alexandre Agricola, Heinrich Isaak. Sa mort consterna l'Europe musicale et lettrée. Erasme lui consacra un « tombeau » en vers latins.
Nous avions déjà donné des passages de cette formidable Histoire de la musique de Rebatet, qui réjouit, instruit et passionne tout au long de ses huit cents et quelques pages :
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