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lundi, 04 novembre 2013

Des thèmes, quelques œuvres

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J'évoquerai, par ce frais matin de novembre, quelques thèmes littéraires ou cinématographiques : la diplomatie ; la ville, le crime et la folie ; et enfin la dissolution. J'invoquerai deux ou trois œuvres qui peignent, dessinent, filment ou chantent ces thèmes. Je donnerai à lire un fragment du docteur Étienne de Greef.
Sébastien Saint-Kevin

La diplomatie est le premier thème que je souhaite évoquer. Le film coloré India Song et la bande dessinée noire et blanche Corps diplomatique font de la diplomatie, française pour le premier, internationale pour le second, un décor de choix.

Le film et sa musique nous emportent au cœur de l'homme qui traverse la mort pour tirer sur des lépreux et crier son amour à une femme.
Cette femme, Anne-Marie Stretter, est un miroir vide dans le reflet duquel de grands hommes minces se noient avec langueur, jour après jour, sous la chaleur de Calcutta.

Mais à Genève, quelques décennies plus tard, Corps Diplomatique met en scène Léocadie Lulla, diplomate à la CNUCED. La neige, le lac Léman, une amie mannequin, un ami professeur d'histoire-géographie et, bien sûr, les méchants en costards, cravatés, riches et manipulateurs.

 

La ville, le crime et la folie hantent nos cœurs ravagés par la modernité du monde. Née dans les années 60, la vie bétonnée entrave la libre expérience de nos neurones, bloque la circulation sanguine, et, plus grave, installe le désespoir, ou du moins la désespérance, au creux de nos estomacs.

Oh mon désœuvrement ! Je t'ai noyé dans les pages des Âmes criminelles, que le médecin Étienne de Greef écrivit de sa belge plume acérée. Vous verrez au bas de ce billet ce qu'il dit de l'honnête homme, ce « je » fragile.

Mais ce n'est plus dans la Belgique gauloise, c'est dans la rouge Afrique du Sud qu'Alan Paton situe son roman de la ville corruptrice. Pleure Ô pays bien-aimé se passe à Johannesburg, la ville maudite où les bons pères de famille, noirs et blancs, contemplent ensemble le triste fruit de leurs haines.

Loin des rages de l'Afrique, loin de l'Europe détraquée, parmi les cocotiers et les arbres à pain qui bruissent au-dessus des lagons, dans les campagnes peuplées de moutons, dans les fermes où l'on dévore les romans d'amour importés du monde civilisé, dans les villes à l'architecture qui ne ressemble à nulle autre, Un ange à ma table, filmé par Jane Campion, évoque la rousseur des femmes, la blancheur des lobotomies, la noirceur des institutions. Sous l'impalpable lumière de la Nouvelle-Zélande, l'écriture est le chemin, la nudité et la vie.

C'est lui qui a, non le dernier mot, mais le cercle le plus parfait : Lain Sinclair a écrit London Orbital, le tracé d'une promenade périphérique, autour de Londres, ville du peuple de l'abîme et des financiers de la City. Supermarchés, hangars, rails, stations service, terrains vagues et zones squattées forment le décor informe et protéiforme d'une errance dans les paysages post-naturels. Quelques oiseaux attendent leur heure, postés sur des fils électriques.

 

Si la diplomatie est l'hypocrisie qui plane au-dessus de la ville hantée par le crime et la folie, il ne nous reste plus que la dissolution, dans l'amour, dans le vide ou dans la mort. La dissolution, comme ultime aspiration à la vie retrouvée.

Jean de La Ville de Mirmonts a conté la dissolution de l'employé dans sa vie quotidienne le long des pages du roman Les dimanches de Jean Dezert.

Monique Martin (alias Gabrielle Vincent) raconte au fusain la rencontre ultime, éternelle, qui met un point final à l'abandon dans Un jour, un chien.

Et l'homme du groupe de rock britannique Radiohead s'inspire d'un bouquin anarchiste américain pour flotter dans le vide sidéral : How to disappear compeletely and never be found ?

Paris, le 4 novembre 2013
Sébastien Saint-Kevin

 

Extrait des Âmes criminelles, d’Étienne de Greef :

"L'idée selon laquelle l'honnête homme est celui, qui, pouvant choisir de devenir criminel, choisit de rester honnête et selon laquelle le criminel est celui qui, devant la même alternative, choisit de devenir criminel est une de ces idées simplistes que l'expérience dément tous les jours. Nous ne sommes réellement libres que dans une zone restreinte qui varie d'un peuple à l'autre, d'une génération à l'autre, d'une région à l'autre. L'homme moralement parfait est une abstraction ; un honnête homme est un sujet qui se trouve constamment en équilibre instable ; il est toujours en train de perdre son honnêteté, il est toujours en train de la retrouver. L'existence de ces oscillations est normale ; l'homme perçoit son balancement vers l'acte répréhensible et s'il se juge sincèrement et objectivement il imagine en lui des propensions criminelles bien plus grandes qu'elles ne le sont réellement. Le juré s'imagine facilement à la place de l'accusé et le comprend assez pour éprouver le besoin de s'absoudre en l'acquittant ; ce n'est que dans le cas où il possède assez de sens moral pour s'être rendu compte de sa propre honnêteté qu'il peut conserver assez d'objectivité. Il y a aussi le juré qui se défend contre des tentations si puissantes qu'elles réclament de sa part une sorte d'acharnement dans la résistance ; aux prises avec Asmodée, le juré se défend dans un état de transe aveugle sous le signe du tremblement anxieux et condamne atrocement la faute à laquelle il ne peut accorder la moindre [11] marque de faveur sans s'exposer à un vertige mortel. Les fautes les plus réprouvées correspondent aux tendances les plus puissantes et les plus précairement refoulées. À l'exaltation avec laquelle un homme s'insurge contre un péché, vous mesurez l'étendue de ses difficultés ; il est le seul à ne pas savoir ce que tout le monde lit en lui. Même le cinéma américain connaît ce vieux thème ; c'est dire qu'il est éternel.

À vrai dire l'étude réelle du crime ne suscite guère de travaux. Beaucoup de gens s'en occupent, mais avec les idées du profane ; et si les livres relatant les causes célèbres sont les ouvrages de criminologie les plus vendus, c'est beaucoup moins par ce qu'ils apportent de nouveau au lecteur que par la fascination qu'exerce sur lui, cette image de son propre inconscient, qu'il reconnaît dans les autres, sans se reconnaître lui-même".

Étienne de Greef, les âmes criminelles - 1949

 

vendredi, 28 août 2009

La ville de perdition

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« La ville est morte, faite de choses mortes et pour des morts. Elle ne peut pas produire ni entretenir quoi que ce soit. Tout ce qui est vivant doit lui venir de l’extérieur. Ce qui est une évidence pour la nourriture, mais également pour les hommes. On ne peut assez répéter que la ville est une vaste mangeuse d'hommes. Elle ne se renouvelle pas de l'intérieur, mais par un import constant de matière fraîche extérieure. »
Sans feu ni lieu, Jacques Ellul

 

Je me suis souvenu cette nuit, alors que la ville illuminée de Zurich révélait ses visages nocturnes, ceux qu'elle cache le jour parce qu'ils sont trop bizarres, je me suis souvenu des livres qui parlent de la ville, de la ville de perdition.
J'ai eu un ami, dans le temps, qui s'appelait Frédéric et qui venait d'une campagne lointaine, là-haut dans la montagne, pas de là où les monts deviennent bleus et dominent les nuages, mais à la frontière des moyennes et des hautes montagnes.
Frédéric était venu à la ville pour travailler et il avait connu cette empire urbain qui prend certains coeurs, les entraîne dans une valse effrénée qu'ils ne peuvent plus jamais abandonner.
Au bout de quelques années, Frédéric était devenu un citadin dépravé, et aux yeux de sa famille des hautes collines, un étranger.
Il en souffrait. Parfois, à la fin des dîners, quand les autres étaient partis et qu'il ne restait que ceux qui n'avaient pas de masque social, il en pleurait.
Alors on buvait ensemble jusqu'au comas éthylique.
Cette nuit, j'ai repensé à Frédéric ; j'ai repensé à tous les livres que j'ai lu et qui parlent de cette perdition. La ville qui mange les gens, avale les âmes et les vies.
Des livres d'auteurs tchouktches. Peuple de Sibérie presque entièrement détruit, mais dont des voix émergent encore, en langue tchouktche ou en langue russe, pour conter les contes cruels des individus échappés d'un monde rassurant et mort, broyés dans la grande ville. Avez-vous lu Unna, de Youri Rythkéou ?
Des livres d'auteurs quechuaphones, conseillés par Katharina F-B, notamment les nouvelles de Porfirio Meneses (Achikyay willaykuna), mais d'autres aussi, qui racontent l'Indien venu à la ville et mangé par elle.
Le livre d'Alan Paton, Cry, the beloved country. Un pasteur noir quitte son pays pour venir à la ville magique, Johannesburg. La ville qui a dévoré son fil unique. Car Absalom, fils de pasteur, est venu à la ville, a vu des prostituées, a essayé de travailler, à subi le racisme, a tué un Blanc.
Noirs & Blancs se donnent la main pour conjurer l'horreur de la grande ville raciste, violente, luxurieuse.

C'est si simple de se perdre dans la ville. Il suffit d'un moment de faiblesse et alors on tombe de l'autre côté, du côté sauvage. Celui que chante Lou Reed. Le côté dont on ne revient jamais, parce qu'il entraine les sens au delà des sens interdits dans une danse qui mélange les sens.
J'ai essayé de me remémorer la chanson de Simon & Garfunkel, The Boxer. J'ai demandé à mes frères de m'apporter un disque pour la réécouter. 

J'ai repensé à Rocky 1, le grand film de Sylvester Stallone, et à Fat City, l'immense film de John Huston.
Un moment de faiblesse, c'est la rupture. La sagesse est morte. La société vous quitte. Vous marcherez désormais dans son ombre.
J'ai repensé à Breakfast at Tiffany's. Truman Capote se projette dans son narrateur, jeune gars du Sud qui débarque à New York pour être écrivain et découvre, par l'intermédiaire de sa voisine, un monde de luxe, de paillettes, de tromperies, d'illusions, où, de temps en temps, au bord d'un instant fragile, en instance, une vérité bleu ciel éclate.

Depuis les Romains, le thème de la ville de perdition est inépuisable. Pourquoi le trouvé-je magnifique ? Parce qu'il ressemble au thème de l'enfance perdue dans la noyade adulte.
De Quincey et ses Confessions d'un mangeur d'opium : les jeunes filles (Ann... ma soeur Ann...) qui s'y engloutissent encore plus que lui, parce qu'elles sont encore plus pauvres, et du mauvais côté du genre humain – du côté violé.
Elise ou la vraie vie, belle histoire d'amour de Claire Etcherelli. Elise quitte sa ville de province pour venir être ouvrière à Paris. Elle y découvre la lutte des classes et la lutte des races. Elle tombe amoureuse d'Arezki, algérien menacé, qui l'aime aussi.
L'attrait des plaisirs, de la gangerosité, de la luxure. Nuits sauvages et incendies de corps. Aubes blanches et gueules de bois. Alcool, sexe, breuvages, étreintes... Poudre dans le nez et poudre aux yeux.
Tout cela m'a bien détruit. Tout cela a bien détruit mon cher Frédéric. Où est-il aujourd'hui ? Il erre sans doute quelques part, dans notre ville, ou dans une autre, encore plus grande. 

Nous nous retrouverons au paradis des anges déchus, auquel nous ne croyons même pas. 

La ville corruptrice qui transforme les jeunes innocents en maîtres de crime ne mourra jamais. Nul doute qu'elle s'exportera sur Mars, et bien plus loin, dans des temps à venir.

On voudrait dire à ceux qui jugent : la ville de perdition, vile, servile malgré elle, est pourtant mille fois plus artistique que vos sentiers battus. 

 

Axel RANDERS

(2007)