mercredi, 03 janvier 2018
Une bibliothèque Cornulier - Au Maroc
(La bibliothèque dont on vous parle fut créée, trente ans durant, dans un appartement au fond d’une cour du 13 boulevard du Montparnasse, avant de devenir une bibliothèque éparpillée).
(Pierre Loti)
Titre : Au Maroc
Auteur : Pierre Loti
Editeur : Calmann-Lévy (rue Auber)
Genre : Lotisme !
Date de parution : 1890
Date de cette édition Ce n'est pas écrit sur le livre...
Pays de l'auteur : France
Nombre de pages : 358
Dédicace :
à Monsieur J. Patenotre, Ministre de France au Maroc
Hommage d'affectueuse reconnaissance
P.L.
Arrivée dans la bibliothèque : je l'ignore...
Maroc, par Eugène Delacroix
Première phrase :
"Des côtes sud de l'Espagne, d'Algésiras, de Gibraltar, on aperçoit là-bas, sur l'autre rive de la mer, Tanger la Blanche."
Première phrase de la page 100 :
"Et la terre s'émiette sous les sabots de leurs chevaux, on en voit sauter de tous côtés des parcelles noires qui semblent de la mitraille...
Faut-il qu'ils aient détroussé des voyageurs, pour pouvoir s'offrir un tel luxe !"
Dernières phrases : "O Moghreb sombre, reste, bien longtemps encore, muré, impénétrable aux choses nouvelles, tourne bien le dos à l'Europe et immobilise-toi dans les choses passées. Dors bien longtemps et continue ton vieux rêve, afin qu'au moins il y ait un dernier pays où les hommes fassent leur prière...
Et qu'Allah conserve au sultan ses territoires insoumis et ses solitudes tapissées de fleurs, ses déserts d'asphodèles et d'iris, pour y exercer dans l'espace libre l'agilité de ses cavaliers et les jarrets de ses chevaux ; pour y guerroyer comme jadis les palatins, et y moissonner des têtes rebelles. Qu'Allah conserve au peuple arabe ses songes mystiques, son immuabilité dédaigneuse et ses haillons gris ! Qu'il conserve aux musettes bédouines leur voix triste qui fait frémir, aux vieilles mosquées l'inviolable mystère, - et le suaire des chaux blanches, aux ruines......................................................................."
COMMENTAIRE
Pierre Loti est paradoxal : grand défricheur des contrées exotiques et farouche ennemi du monde moderne. Comme Don Juan qui préfère les femmes vierges et couche avec elles une par une il préfère les contrées exotiques et les déflore une par une.
Voir à ce sujet l'article d'Hélène Lammermoor
Une bibliothèque Cornulier - Les titres
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dimanche, 02 mars 2014
Rien que la terre : mes lectures des heures perdues
Lectures des heures perdues, lectures des temps révolus, les caisses de livres de la bibliothèque de mon grand-père, qui lui même avait gardé beaucoup de livres de son oncle, occupent mes heures et me font oublier mes tourments. Je plonge dans des époques que l'on ne comprend plus et qui pourtant ressemblent aux jours présents. Les frères de Goncourt, Maurice Barrès, Léon Daudet, Pierre Loti et Marcel Schwob ; Alfred Jarry, Paul Morand, Léon Groc, Georges Duhamel et les frères Tharaud. Vous avez bien disparu mais vous êtes toujours là, et certains d'entre vous resteront peut-être encore longtemps. Pages jaunies, feuilles écornées, traces de larmes - mais peut-être n'était-ce que l'eau d'un verre répandu -, j'oublie Paris, j'oublie mes soucis, j'oublie mes batailles mondaines et mes angoisses sociales, et je plonge au temps des pères. Qui étaient-ils ? Des hommes à la mode, mal dégrossis des manies de leur temps - comme nous fiers d'être modernes et croyant tout savoir du passé. Ils maniaient la plume avec aisance, car ils savaient le latin et le grec et avaient sucé le biberon de la syntaxe au lieu que nous grandissons, nous, au milieu d'adultes qui s'expriment par onomatopées, par euphémismes, par hyperboles. Avant-hier, je lisais René Bazin. Hier, Daudet (Léon) ; ce matin, Paul Morand.
Pages jaunies, vieux bouquins déchirés, vous reflétez parfois les idées vieillottes et falotes qui vous tartinent. Vous me parlez de moi, vous me parlez de nous.
« Tantôt pédaler sur les latitudes (baissant la tête aux courants d'air des grands tournants : Aden, Manille, Cap Horn, Dakar), tantôt se laisser glisser jusqu'au bas des longitudes lisses.
Au risque de perdre l’équilibre, s’arrêter tout à coup, posé sur le globe en porte à faux, comme le soulier-réclame, le meilleur stylo. La piste est convexe et si l’on veut faire plusieurs fois, dans l’heure, le tour du monde, il faudra aller au pôle, et prendre le virage à la corde. Si l’on préfère le tourisme indolent et les illusions de l’espace, l’on descendra vers l’Equateur. Là, le globe aux extrémités gelées cache ses reins brûlants dans un pagne végétal et touffu. Son ventre cuit au soleil.
Après s’être diverti du centre de la terre et avoir dénoué la ceinture équatoriale, celui qui remonte retrouve l’Europe. Que n’eût-il donné pour que la terre fût plane à l’infini ? Et, parti de Cherbourg, ne revoir jamais Marseille ? On parle de la surprise des premiers navigateurs : combien plus belle celle de hisser toutes les voiles et de ne revenir jamais, ou, ignoblement, en arrière ? Et que la terre fût vraiment étendue comme le croient les enfants, les voyageurs, les planisphères ? Et qu’il n’y ait pas de « bout du monde » ? Et qu’aux trois taches, jaune, noire et blanche que font les races, viennent s’en ajouter d’autres, la race violette, la race bleue, la race rose, la race verte ?
Nos pères furent sédentaires. Nos fils le seront davantage car ils n’auront, pour se déplacer, que la terre. Aller prendre la mesure du globe a encore pour nous de l’intérêt, mais après nous ? Là où nous nous réjouissons d’un périple, on ne verra plus qu’un « galimatias de voyages ». Le tour de la cage sera vite fait. Hugo, en 1930, écrirait : « L’enfant demandera : – Puis-je courir aux Indes ? Et la mère répondra : Emporte ton goûter. »
Nous allons vers le tour du monde à quatre-vingts francs. Tout ce qu’on a dit de la misère de l’homme n’apparaîtra vraiment que le jour où ce tarif sera atteint. A tant de raisons de ne pouvoir vivre va s’ajouter celle de vivre à l’étroit sur une boule dont l’eau (qui aurait pu être aérienne ou souterraine) occupe, bien à tort, les trois quarts. On succombera au fini, on perdra sa vie dans ce compartiment fermé à clé, scellé dans la classe unique de cette petite sphère perdue dans l’espace ; car la terre est étonnamment petite ; seuls les bateaux sont encore lents et permettent d’en douter. Un jour prochain, on s’apercevra que les Compagnies de navigation nous ont trompés. Alors les Chinois et les nègres viendront nous disputer les bonnes terres ; il y aura une lutte de races pour les meilleurs climats comme il y a une lutte de classes pour la possession des richesses. Si l’on n’invente pas d’ici là des fléaux scientifiques et des inondations artificielles, on peut compter sur nombre de guerres cosmiques et de suicides métaphysiques. Il restera d’entrer à la Trappe, – cette légion étrangère de Dieu, – et de chercher désormais en hauteur un infini que l’étendue ne peut plus nous donner, ou d’aller conquérir d’autres planètes. Le Mayflower décollant à l’aube pour Saturne, chargé des derniers Blancs ? L’Institut Pasteur, les fondations Rockfeller, en empêchant de mourir les gens que la Providence, en sa sagesse, avait condamnés dans des proportions utiles, auront plus fait contre notre race que les engins de guerre. Michelet dit que si diverses dévastations n’avaient pas été prévues pour eux par la Nature, les harengs, avec leurs inondations de semence, combleraient les océans, ou les assécheraient. D’ailleurs, peu importe, car tout ce qui doit arriver doit être agi. La beauté affreuse de notre époque c’est que les races se sont mêlées sans se comprendre ni avoir eu le temps de se connaître et d’apprendre à se supporter. On est arrivé à construire des locomotives qui vont plus vite que les idées. Les Etats-Unis d’Europe. Il y avait là une formule lapidaire : les politiciens pouvaient-ils ne pas lui faire un sort ? Reste, – pour parler comme eux, – à réaliser la chose. Qui dit la vérité ? Qui se doute, sauf les techniciens de l’exil, qu’il faudra des centaines d’années, toute une éducation, des saints, des martyrs, pour que des individus ordinaires puissent vivre en commun, s’ils ne parlent pas la même langue ? J’apporte le témoignage de quinze ans d’étranger. Prenez l’exemple sous vos yeux, la France et l’Angleterre. Trois quarts d’heure de mer séparent ces peuples, parmi les plus grands de la terre. Ils sont aussi éloignés que la Perse l’est des Antilles, malgré plus de dix siècles d’échanges. Ils versèrent leur sang ensemble. Ils n’ont l’un pour l’autre, – si l’on passe outre aux déclarations d’amour officielles, – qu’ignorance et mépris. L’hypocrisie seule nous empêche d’appeler les étrangers des « porcs », des « immondes », comme font les Asiatiques. Tant que les nations se méconnaissaient, la conversation internationale avait lieu, – latine ou française, – entre esprits d’élite et tout en était facilité. Aujourd’hui, Franklin, Voltaire, Erasme ne sont plus ; on a des visites et contre-visites de conseillers municipaux. Et l’on s’étonne que la haine croisse en raison directe des statistiques douanières et du nombre des visas de passeport ? Chaque vertu est obstacle. Pour les défauts, l’étranger s’en accommode ; plus encore que les individus, les peuples ne sont aimés que pour leurs défauts. Qui eût pensé à se tourner vers l’Orient quand il détenait une sagesse et un secret de vivre qu’il n’a plus ? Pourquoi ne s’intéresser à lui qu’à l’heure où il s’enlise dans le fanatisme nationaliste, la gloutonnerie de l’argent, succombant aux nouveaux besoins que crée la fertile absurdité du commerce occidental ? La France qui est appréciée au-dehors, c’est la France de Louis XV, celle du Second Empire, ce n’est pas la France de Louis XIV, celle de Verdun. Et puisque ce qui s’échange, ce ne sont pas les richesses, mais les pauvretés, mieux vaut peut-être la bêtise des peuples qui s’ignorent que la haine des gens qui se connaissent ?
Déjà, après cinquante années d’un court triomphe scientifique, les effets d’une forte culture polytechnicienne se font sentir. L’homme blanc a troué les montagnes, dessoudé les continents, rectifié les côtes, les fleuves, domestiqué les forces et changé la face de l’univers : partout il en est puni, et l’on ne rit plus des vieux Chinois qui savaient que le rail et l’hélice dérangent les démons et les irritent. La terre cesse d’être un drapeau aux couleurs violentes : c’est l’âge sale du Métis.
Que de chemin parcouru depuis les Pythagoriciens, dont la théorie fit un instant fortune, où monde signifiait ordonnance et s’opposait à chaos ! C’est le 20 septembre 1766, c’est-à-dire aujourd’hui, que notre contemporain Voltaire écrit : « Comptez que le monde est un grand naufrage et que la devise des hommes est : Sauve qui peut ! »
Paul Morand, premier chapitre de Rien que la terre 1926
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vendredi, 03 janvier 2014
5 livres au hasard
Je ne savais plus quoi écrire et j'avais besoin d'écrire quelque chose, ou bien de lire. J'ai tendu le bras vers l'étagère où Frédérique m'avait déposé, en vrac, quelques dizaines de livres ayant appartenu à l'ami enfui. En fait, la plupart avait appartenu à son père, qu'il avait peu connu. J'ai pris cinq livres au hasard dans mes mains. Je les ai apportés près de mon ordinateur et je me suis demandé ce que cela ferait de lire les premiers paragraphes de chacun de ces livres. D'abord, j'ai contemplé les couvertures et les titres :
La révolte des pierres, de Léon Groc. Editions de la Nouvelle Revue Critique 1930
Le procès de Charles Maurras – compte rendu sténographique. Editions Albin Michel 1946
La torture – son histoire – son abolition – sa réapparition au XX°siècle, d'Alec Mellor. Editions Les Horizons Littéraires 1949
Alice et la dame du lac, de Caroline Quine. Traduction d'Anne Joba pour La Bibliothèque verte, 1975 (éditions américaine 1972)
Aziyadé, de Pierre Loti. Collection Pourpre, 1946 (édition originale 1879)
Eh bien, maintenant que vous connaissez les titres de ce bouquet cueilli au hasard, suivez-moi à travers les ouvertures de ces ouvrages :
La révolte des pierres, de Léon Groc. Editions de la Nouvelle Revue Critique 1930
Chapitre Premier
Une pierre tombe du ciel
Tout le mal vint de ce maudit bolide... Je fus sans doute le premier à le voir. Dès son apparition, j'éprouvai une sorte d'angoisse. On eut dit que je pressentais les troubles qui devaient résulter de sa chute sur notre planète... En vérité, je lui en voulus tout d'abord de ce qu'il dérangea mon observation et me fit manquer de noter la seconde précise du dernier contact de l'éclipse...
Mais je m'aperçois que j'ai omis de me présenter. Ceux qui liront ce manuscrit voudront bien me pardonner cette incorrection. Je ne suis pas écrivain. Il ne s'agit pas ici de faire œuvre littéraire, mais de renseigner mes contemporains sur les causes de ce que l'on a appelé « La Révolte des pierres »... Ce que j'ai appris, ce que j'ai déduit, ce que j'ai deviné, il faut que l'humanité toute entière en profite, y trouve les moyens de défense contre le retour d'un tel cataclysme... Toutefois, avant de continuer à mettre au clair les notes recueillies sur mon carnet, il sied que j'expose qui je suis – qui j'étais !...
On me nomme Armand Brissot... j'exerce – ou j'exerçais – la profession d'astronome-adjoint à l'observatoire de Paris. J'ai trente ans. Je ne suis pas beau. Mes amis prétendent que j'ai des yeux de poète ou d'enfant – ingénus ou clairs. Je crois que tous les astronomes ont ces yeux là. La contemplation du ciel, l'ignorance de tout ce qui est bas leur donnent la candeur du regard et la sérénité de l'âme...
Et la dernière phrase de l'ouvrage : « Nous donnerons le nom de Robert au fils que nous espérons ... »
Le procès de Charles Maurras – compte rendu sténographique. Editions Albin Michel 1946
Audience du 24 janvier 1945
Le Président – Maurras, quels sont vos nom, prénoms, profession, où demeurez-vous, où êtes-vous né ?
Maurras – Je m'appelle Charles Marie Pothius Maurras. J'aurai soixante-dix)sept ans au mois d'avril prochain. Je suis écrivain français, membre de l'Académie Française : mon domicile actuel est chemin de Paradis, à Martigues (Bouches-du-Rhône) ; j'y suis né le 20 avril 1868.
M. Le Président, s'adressant à M. Pujo - Je vous pose la même question qu'à monsieur Maurras.
M. Pujo – Pujo Marie Alexis, soixante-treize ans après-demain. Je suis co-directeur de l'Action Française. Mon domicile est 7, rue Pépinière à Paris. Né à Lorrez-le-Bocage (Seine-et-Marne) le 26 janvier 1872.
M. Le Président – Soyez attentifs, vous allez entendre la lecture de l'exposé des motifs par M. le Greffier.
Dernière phrase de l'ouvrage : « Pujo et Maurras ont été conduits, pour purger leur peine, à la prison de Riom ».
La torture d'Alec Mellor. Editions Les Horizons Littéraires 1949
Avant-Propos
La Torture a été abolie, en Occident, à la fin du XVIIIème siècle. Jusqu'à une époque toute récente, on pouvait tenir unanimement l'abolition pour définitive, et, en 1929 encore, le maître incontesté de la criminologie espagnole contemporaine, Q. Saldana, allait jusqu'à écrire que la Torture était tombée « dans l'abîme historique des éternelles disparitions ».
Nous-même, qui n'avons jamais cru au mythe du Progrès humain, pensions dans notre jeunesse que sur ce point, du moins, il n'était pas un vain mot. Il était réservé à notre Âge de fer de donner à ces illusions le plus terrible des démentis.
À quoi bon mentir ?
Supprime-t-on un mal en le niant ?
Il ne s'agit plus seulement de bourrades policières ni de pratiques brutales.
Depuis les quelques secondes où le lecteur a ouvert ce livre, combien d'êtres humains on été liés aux sinistres instruments qui servent à « l'interrogatoire spécial » ?
La planète entière est devenue un bagne, et, ressortie de l'abîme, la Torture montre à nouveau aux hommes sa face hideuse.
Et la dernière phrase de ce livre : « Puissent-ils conclure, avec ce livre, qu'il n'est point d'ordre humain construit sur l'avilissement de l'Homme, point de triomphe de classe sur les ruines du Spirituel, point de Justice bâtie sur le crime, fût-il policier».
Alice et la dame du lac, de Caroline Quine. Traduction d'Anne Joba pour La Bibliothèque verte, 1975 (éditions américaine 1972)
Chapitre Premier
Fâcheuse surprise !
« C'est beau !
- Qu'est-ce qui est beau ?
- C'est inquiétant !
- Qu'est-ce qui est inquiétant ?
- C'est amusant mais dangereux ! » termina Alice Roy avec un sourire moqueur à l'adresse de ses amies Bess Taylor et Marion Webb.
Grande et mince, l'allure sportive, Marion prit la parole.
« Tu oublies certainement d'ajouter que c'est hanté. Mais qu'est-ce qui l'est et où est-ce ? »
- L'endroit où nous allons, répondit Alice. Car vous êtes cordialement invitées à vous joindre à moi. Vous acceptez, n'est-ce pas ? »
Devant la mine déconfite de ses amies, Alice eut pitié d'elles.
« Allons, ne faites pas cette tête ! Je vais tout vous expliquer. Tante Cécile a loué une maison pour les vacances : le chalet de la Baie du Miroir ».
Dernière phrase du livre : « Il lui rappellerait aussi la charmante Dame du Lac ».
Aziyadé, de Pierre Loti. Collection Pourpre, 1946 (édition originale 1879)
I Salonique
16 mai 1876
… Une belle journée de mai, un beau soleil, un ciel pur... Quand les canots étrangers arrivèrent, les bourreaux, sur les quais, mettaient la dernière main à leur œuvre : six pendus exécutaient en présence de la foule l'horrible contorsion finale... Les fenêtres, les toits étaient encombrés de spectateurs ; sur un balcon voisin, les autorités turques souriaient à ce spectacle familier.
Le gouvernement du sultan avait fait peu de frais pour l'appareil du supplice ; les potences étaient si basses que les pieds nus des condamnés touchaient la terre. Leurs ongles crispés grinçaient sur le sable.
Dernière phrase d'Aziyadé : « Il a été inhumé parmi les braves défenseurs de l'Islam (que Mahomet protège!), aux pieds du Kizil-Tépé, dans les plaines de Karadjémir. »
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lundi, 28 décembre 2009
Pierre Loti par René Lalou
... diluer un instant dans le rêve sa propre angoisse.
J'ai trouvé le tome I de ce livre dans les affaires de mon grand-père. Publiée en 1946, L'histoire de la littérature française et contemporaine (1870 à nos jours) , de René Lalou, comporte d'assez beaux passages sur certains auteurs.
En voici un, que je recopie à l'usage de ceux qui trouvent amusant de lire un critique du milieu du XXème siècle sur la littérature "contemporaine".
Pierre Loti et l'exotisme
"Rien ne m'est arrivé que je n'aie obscurément prévu dès mes premières années", écrit Pierre LOTI au début du Pélerin d'Angkor ; tout enfant, dans son petit musée de Saintonge, il avait prévu que, malgré la résistance de sa famille, il entrerait dans la marine et visiterait les plus beaux pays du monde , il avait aussi prévu que sa foi protestante ferait place peu à peu à une sorte de panthéisme vague dominé par la terreur de la mort ; s'il n'ajoute point qu'il avait prévu son oeuvre littéraire, cela tient uniquement à ce qu'elle n'est qu'un épisode, un effort de plus pour sauver sa vie du néant engloutisseur.
C'est ce sentiment personnel qui inspire ses livres, - beaucoup plus que les circonstances qui déterminèrent leur composition ; il les enchaîne par un lien d'unité auprès duquel leurs différences superficielles ne comptent pas. On a beaucoup parlé de désenchantement à propos de Loti et on l'a comparé de ce fait à Chateaubriand , ressemblance dans l'attitude qui ne doit point aveugler sur leur différence fondamentale. Chateaubriand a orgueilleusement "bâillé sa vie" parce que son mérite n'y recevait point les consécrations auxquelles il jugeait avoir droit ; Loti a obtenu tous les succès qu'il convoitait ; la terre a comblé sa curiosité et sa sensualité. Il a connu la joie de découvrir des pays fermés, de les révéler aux hommes ; il a éprouvé la volupté plus raffinée de voir leur charme diminué par la civilisation, d'avoir été le dernier à jouir de leur vierge beauté. Rien ne lui aura manqué, pas même le prophétique plaisir de prophétiser la décadence finale : "Il viendra un temps où la terre sera bien ennuyeuse à habiter, quand on l'aura rendue pareille d'un bout à l'autre, et qu'on ne pourra même plus essayer de voyager pour se distraire un peu"...
Et cependant, toutes ces distractions offertes ne l'auront pu distraire, lui, de l'ennemi qu'il portait en sa conscience. La hantise du déroulement inexorable de la vie avec l'inévitable vieillesse et la mort au terme de tout, ce savoir amer qui a chez lui l'intensité d'une sensation physique, poursuit Loti jusque dans les ivresses de l'amour et la contemplation des plus somptueux paysages. "J'en suis venu, écrivait-il, avant la quarantième année, à chanter mon mal et à le crier aux passants quelconques, pour appeler à moi la sympathie des inconnus les plus lointains ; et appeler avec plus d'angoisse à mesure que je pressens davantage la finale poussière... Et qui sait ? en avançant dans la vie, j'en viendrai peut-être à écrire d'encore plus intimes choses qu'à présent on ne m'arracherait pas, - et cela pour essayer de prolonger, au delà de ma propre durée, tout ce que j'ai été, tout ce que j'ai pleuré, tout ce que j'ai aimé". Du Roman d'un enfant à Prime Jeunesse, à quels aveux Loti ne s'est-il pas péniblement résigné pour assurer dans la mémoire de ses lecteurs quelques années de vie, d'abord à ce qu'il tenait pour le meilleur de ses souvenirs, puis peu à peu, farouchement, à tout lui-même !
(Nous assistons à une semblable course contre la mort dans les Feuillets d'André GIDE, autre écrivain d'origine protestante et torturé, lui aussi, par "l'amour qui n'ose pas dire son nom".)
La critique n'abdique pas son jugement en lui donnant raison et en convenant qu'en effet il n'a jamais fait autre chose. Mais ce caractère d'épaves sauvées de l'universel naufrage s'applique surtout aux ouvrages proprement autobiographiques. Dans les romans l'art intervient : Loti tente, au moins, de sortir de lui-même. Sans doute ne faut-il point exagérer cette évasion ; les personnages qu'il choisit sont en général des simples : nulle finesse psychologique n'est requise pour la peinture de Ramuntcho ou de mon frère Yves ; l'éloignement enveloppe Rarahu et madame Chrysanthème dans un décor magnifique qui leur tient aisément lieu d'âme ; l'apparente complexité des Désenchantées est une culture occidentale qui s'ajoute à leur sensibilité passionnée sans la pénétrer profondément encore ; même dans Pêcheur d'Islande, le livre de Loti qui ressemble le plus aux romans du modèle conventionnel, les héros sont des types généraux abstraits, dirait-on, s'il n'y avait pas chez Loti une imagination visuelle absolument rebelle à toute abstraction. Car les fêtes du regard et les courtes haltes de passion sensuelle lui ont seules procuré les minutes exaltées où, anéanti dans la sensation présente, il oubliait la menace sur sa tête de l'autre, du définitif anéantissement.
L'exotisme de Loti n'est donc pas un caprice d'artiste mais une nécessité pour l'homme qu'il fut, l'unique baume à son ennui et à sa peur. Or, par une conséquence assez naturelle, l'exotisme lui a valu aussi ses plus grands succès littéraires : incapable d'une construction intellectuelle personnelle, son regard embrasse d'un coup l'ensemble d'un paysage ; sa description, épousant avec une merveilleuse souplesse les contours de son objet, en présente une image si fidèle qu'elle restitue aux yeux les plus fermés le spectacle entier avec l'harmonie interne qui lui donne sa raison d'être. Un exemple illustrera cette passivité recréatrice du Loti peintre : "Cependant la lune s'abaisse lentement, et sa lumière bleue se ternit ; maintenant elle est plus près des eaux et y dessine une grande lueur allongée qui traîne. Elle devient plus jaune, éclairant à peine, comme une lampe qui meurt. Lentement elle se met à grandir, à grandir, démesurée, et puis elle devient rouge, se déforme, s'enfonce, étrange, effrayante. On ne sait plus ce qu'on voit : à l'horizon, c'est un grand feu terne, sanglant. C'est trop grand pour être la lune".
"La notion du réel est perdue", écrit-il un peu plus loin.
Il s'en épouvante et s'en réjouit à la fois. Non qu'il soit incapable de descriptions précises ; elles foisonnent dans Au Maroc ou dans Vers Ispahan. Non qu'il soit même incapable de la rigoureuse minutie indispensable à la croisade de virulente satire qu'il a entreprise dans L'Inde (sans les Anglais) et la Mort de Philoe. Mais son procédé favori, sa tendance la plus instinctive, consiste à s'abîmer dans le spectacle qu'il contemple jusqu'à en être débordé, à ne plus le peindre qu'empli de leurs deux émotions mêlées. Cette phrase : "Lentement elle se met à grandir, à grandir, démesurée, et puis elle devient rouge, se déforme, s'enfonce, étrange, effrayante", résume tout le style de Loti : répétition des mots, accumulation des verbes imagés, des adjectifs d'impression subjective, tout converge à créer une atmosphère de mystère inexplicable. Aussi excelle-t-il à évoquer le vague, à représenter une réalité par la négation d'une autre réalité : "C'était une lumière pâle, pâle, qui ne ressemblait à rien ; elle traînait sur les choses comme des reflets de soleil mort. Autour d'eux, tout de suite, commençait un vide immense, qui n'était d'aucune couleur, et en dehors des planches de leur navire, tout semblait diaphane, impalpable, chimérique".
Là est le secret de son pouvoir d'imagination : il peint les choses dans un rêve éveillé où elles surgissent et s'évanouissent magiquement ; il décrit en ayant l'air de capituler devant la réalité ; dans l'incantation de cette prose, les termes les plus abstraits dépouillent leur valeur intellectuelle et n'agissent plus que par leur force affective : "Cette nuit-là, c'était l'immensité présentée sous ses aspects les plus étonnamment simples, en teintes neutres, donnant seulement des impressions de profondeur. Cet horizon, qui n'indiquait aucune région précise de la terre, ni même aucun âge géologique, avait dû être tant de fois pareil depuis l'origine des siècles, qu'en regardant il semblait vraiment qu'on ne vît rien, - rien que l'éternité des choses qui sont et qui ne peuvent se dispenser d'être."
"Être" et "sembler", ces verbes élémentaires reviennent perpétuellement dans les livres de Loti : symboliquement, car, faibles pour précisément décrire, nuls autres n'égalent leur aptitude infinie à suggérer. Or, suggérer est bien le but unique d'un artiste qui, exaspéré par l'omniprésence du danger mortel, ose à peine affirmer sa suprême espérance : "La souveraine Pitié, j'incline de plus en plus à y croire et à lui tendre les bras, parce que j'ai trop souffert, sous tous les ciels, au milieu des enchantements ou de l'horreur, trop vu souffrir, trop vu pleurer, et trop vu prier". Et cette obstinée évocation de tant de ciels, de tant d'enchantements ou d'horreurs n'aura été pour Loti, en définitive, qu'une manière d'opium à endormir la souffrance humaine et diluer un instant dans le rêve sa propre angoisse.
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