dimanche, 02 mars 2014
Rien que la terre : mes lectures des heures perdues
Lectures des heures perdues, lectures des temps révolus, les caisses de livres de la bibliothèque de mon grand-père, qui lui même avait gardé beaucoup de livres de son oncle, occupent mes heures et me font oublier mes tourments. Je plonge dans des époques que l'on ne comprend plus et qui pourtant ressemblent aux jours présents. Les frères de Goncourt, Maurice Barrès, Léon Daudet, Pierre Loti et Marcel Schwob ; Alfred Jarry, Paul Morand, Léon Groc, Georges Duhamel et les frères Tharaud. Vous avez bien disparu mais vous êtes toujours là, et certains d'entre vous resteront peut-être encore longtemps. Pages jaunies, feuilles écornées, traces de larmes - mais peut-être n'était-ce que l'eau d'un verre répandu -, j'oublie Paris, j'oublie mes soucis, j'oublie mes batailles mondaines et mes angoisses sociales, et je plonge au temps des pères. Qui étaient-ils ? Des hommes à la mode, mal dégrossis des manies de leur temps - comme nous fiers d'être modernes et croyant tout savoir du passé. Ils maniaient la plume avec aisance, car ils savaient le latin et le grec et avaient sucé le biberon de la syntaxe au lieu que nous grandissons, nous, au milieu d'adultes qui s'expriment par onomatopées, par euphémismes, par hyperboles. Avant-hier, je lisais René Bazin. Hier, Daudet (Léon) ; ce matin, Paul Morand.
Pages jaunies, vieux bouquins déchirés, vous reflétez parfois les idées vieillottes et falotes qui vous tartinent. Vous me parlez de moi, vous me parlez de nous.
« Tantôt pédaler sur les latitudes (baissant la tête aux courants d'air des grands tournants : Aden, Manille, Cap Horn, Dakar), tantôt se laisser glisser jusqu'au bas des longitudes lisses.
Au risque de perdre l’équilibre, s’arrêter tout à coup, posé sur le globe en porte à faux, comme le soulier-réclame, le meilleur stylo. La piste est convexe et si l’on veut faire plusieurs fois, dans l’heure, le tour du monde, il faudra aller au pôle, et prendre le virage à la corde. Si l’on préfère le tourisme indolent et les illusions de l’espace, l’on descendra vers l’Equateur. Là, le globe aux extrémités gelées cache ses reins brûlants dans un pagne végétal et touffu. Son ventre cuit au soleil.
Après s’être diverti du centre de la terre et avoir dénoué la ceinture équatoriale, celui qui remonte retrouve l’Europe. Que n’eût-il donné pour que la terre fût plane à l’infini ? Et, parti de Cherbourg, ne revoir jamais Marseille ? On parle de la surprise des premiers navigateurs : combien plus belle celle de hisser toutes les voiles et de ne revenir jamais, ou, ignoblement, en arrière ? Et que la terre fût vraiment étendue comme le croient les enfants, les voyageurs, les planisphères ? Et qu’il n’y ait pas de « bout du monde » ? Et qu’aux trois taches, jaune, noire et blanche que font les races, viennent s’en ajouter d’autres, la race violette, la race bleue, la race rose, la race verte ?
Nos pères furent sédentaires. Nos fils le seront davantage car ils n’auront, pour se déplacer, que la terre. Aller prendre la mesure du globe a encore pour nous de l’intérêt, mais après nous ? Là où nous nous réjouissons d’un périple, on ne verra plus qu’un « galimatias de voyages ». Le tour de la cage sera vite fait. Hugo, en 1930, écrirait : « L’enfant demandera : – Puis-je courir aux Indes ? Et la mère répondra : Emporte ton goûter. »
Nous allons vers le tour du monde à quatre-vingts francs. Tout ce qu’on a dit de la misère de l’homme n’apparaîtra vraiment que le jour où ce tarif sera atteint. A tant de raisons de ne pouvoir vivre va s’ajouter celle de vivre à l’étroit sur une boule dont l’eau (qui aurait pu être aérienne ou souterraine) occupe, bien à tort, les trois quarts. On succombera au fini, on perdra sa vie dans ce compartiment fermé à clé, scellé dans la classe unique de cette petite sphère perdue dans l’espace ; car la terre est étonnamment petite ; seuls les bateaux sont encore lents et permettent d’en douter. Un jour prochain, on s’apercevra que les Compagnies de navigation nous ont trompés. Alors les Chinois et les nègres viendront nous disputer les bonnes terres ; il y aura une lutte de races pour les meilleurs climats comme il y a une lutte de classes pour la possession des richesses. Si l’on n’invente pas d’ici là des fléaux scientifiques et des inondations artificielles, on peut compter sur nombre de guerres cosmiques et de suicides métaphysiques. Il restera d’entrer à la Trappe, – cette légion étrangère de Dieu, – et de chercher désormais en hauteur un infini que l’étendue ne peut plus nous donner, ou d’aller conquérir d’autres planètes. Le Mayflower décollant à l’aube pour Saturne, chargé des derniers Blancs ? L’Institut Pasteur, les fondations Rockfeller, en empêchant de mourir les gens que la Providence, en sa sagesse, avait condamnés dans des proportions utiles, auront plus fait contre notre race que les engins de guerre. Michelet dit que si diverses dévastations n’avaient pas été prévues pour eux par la Nature, les harengs, avec leurs inondations de semence, combleraient les océans, ou les assécheraient. D’ailleurs, peu importe, car tout ce qui doit arriver doit être agi. La beauté affreuse de notre époque c’est que les races se sont mêlées sans se comprendre ni avoir eu le temps de se connaître et d’apprendre à se supporter. On est arrivé à construire des locomotives qui vont plus vite que les idées. Les Etats-Unis d’Europe. Il y avait là une formule lapidaire : les politiciens pouvaient-ils ne pas lui faire un sort ? Reste, – pour parler comme eux, – à réaliser la chose. Qui dit la vérité ? Qui se doute, sauf les techniciens de l’exil, qu’il faudra des centaines d’années, toute une éducation, des saints, des martyrs, pour que des individus ordinaires puissent vivre en commun, s’ils ne parlent pas la même langue ? J’apporte le témoignage de quinze ans d’étranger. Prenez l’exemple sous vos yeux, la France et l’Angleterre. Trois quarts d’heure de mer séparent ces peuples, parmi les plus grands de la terre. Ils sont aussi éloignés que la Perse l’est des Antilles, malgré plus de dix siècles d’échanges. Ils versèrent leur sang ensemble. Ils n’ont l’un pour l’autre, – si l’on passe outre aux déclarations d’amour officielles, – qu’ignorance et mépris. L’hypocrisie seule nous empêche d’appeler les étrangers des « porcs », des « immondes », comme font les Asiatiques. Tant que les nations se méconnaissaient, la conversation internationale avait lieu, – latine ou française, – entre esprits d’élite et tout en était facilité. Aujourd’hui, Franklin, Voltaire, Erasme ne sont plus ; on a des visites et contre-visites de conseillers municipaux. Et l’on s’étonne que la haine croisse en raison directe des statistiques douanières et du nombre des visas de passeport ? Chaque vertu est obstacle. Pour les défauts, l’étranger s’en accommode ; plus encore que les individus, les peuples ne sont aimés que pour leurs défauts. Qui eût pensé à se tourner vers l’Orient quand il détenait une sagesse et un secret de vivre qu’il n’a plus ? Pourquoi ne s’intéresser à lui qu’à l’heure où il s’enlise dans le fanatisme nationaliste, la gloutonnerie de l’argent, succombant aux nouveaux besoins que crée la fertile absurdité du commerce occidental ? La France qui est appréciée au-dehors, c’est la France de Louis XV, celle du Second Empire, ce n’est pas la France de Louis XIV, celle de Verdun. Et puisque ce qui s’échange, ce ne sont pas les richesses, mais les pauvretés, mieux vaut peut-être la bêtise des peuples qui s’ignorent que la haine des gens qui se connaissent ?
Déjà, après cinquante années d’un court triomphe scientifique, les effets d’une forte culture polytechnicienne se font sentir. L’homme blanc a troué les montagnes, dessoudé les continents, rectifié les côtes, les fleuves, domestiqué les forces et changé la face de l’univers : partout il en est puni, et l’on ne rit plus des vieux Chinois qui savaient que le rail et l’hélice dérangent les démons et les irritent. La terre cesse d’être un drapeau aux couleurs violentes : c’est l’âge sale du Métis.
Que de chemin parcouru depuis les Pythagoriciens, dont la théorie fit un instant fortune, où monde signifiait ordonnance et s’opposait à chaos ! C’est le 20 septembre 1766, c’est-à-dire aujourd’hui, que notre contemporain Voltaire écrit : « Comptez que le monde est un grand naufrage et que la devise des hommes est : Sauve qui peut ! »
Paul Morand, premier chapitre de Rien que la terre 1926
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samedi, 01 mars 2014
Santiago Rusiñol, de fantaisie et de lumière
Voici un savoureux extrait des souvenirs de Léon Daudet, sur le peintre et écrivain catalan Santiago Rusiñol, fils de la fantaisie et de la lumière, en effet.
« Je veux clore cette rapide revue de quelques artistes contemporains par un fils de la fantaisie et de la lumière, le peintre et dramaturge catalan Santiago Rusiñol, mon très cher ami.
Dès notre première rencontre je l’ai aimé, parce qu’il ressemble à Alphonse Daudet. Même bain de soleil épandu sur le front, le regard et le sourire, avec cette différence que l’éternel cigare de Santiago remplace, au coin des lèvres, l’éternelle petite pipe de mon père. Mêmes cheveux abondants, que partage une raie bien droite. Chez Santiago, ces cheveux sont moins longs et ils commencent à blanchir ferme, mais chez Santiago, comme chez Alphonse Daudet, quelque chose ne vieillit pas : le charme conjugué de la bonté et de la sensibilité, une bonté qui rit, pleure et panse les plaies, une sensibilité frémissante ainsi qu’un bouleau sous un ciel d’orage. La vision morale de Santiago Rusiñol est perpétuellement oscillante entre l’ironie tempérée et les larmes, perpétuellement aimante et déçue. Dans ses Fulls de la vida, qui sont de courtes notes sur les pointes quotidiennes de la vie, les plus aiguës, les plus pénétrantes, il note un croisement de trains, dans une petite gare, entre soldats partant pour la guerre de Cuba et paysans rentrant au logis. Les soldats chantent un chant guerrier, les paysans un chant d’amour. Pendant l’arrêt, ils échangent leurs états d’âme et voilà les soldats qui chantent l’amour et les paysans qui chantent la guerre, tandis que les convois se séparent.
Autre récit : pendant un accès de fièvre, un voyageur, couché dans une chambre d’hôtel humide, interprète les cercles de moisissure du plafond ainsi qu’un merveilleux paysage. Le lendemain, il part. L’année suivante, revenant au même endroit, il demande la même chambre, désireux de retrouver son mirage : « Oh ! monsieur, lui dit fièrement la servante,vous allez être content. Nous avons fait nettoyer le plafond. Il est propre maintenant comme un sou neuf. »
C’est ce que j’ai baptisé l’observation santiaguesque, où il entre beaucoup de la vive manière de Cervantès. Voilà pourquoi le dernier volume de Rusiñol — qui en a écrit une vingtaine et presque autant de pièces de théâtre — le Catalan de la Manche, est un chef-d’œuvre. Mais il faut entendre ce fils génial du terroir et de la fantaisie raconter, comme il sait le faire, en accentuant les finales : « Figoure-toi, Léon, qu’en Espagne, on avait, un moment, la marotte de copier dans l’armée les procédés allemands… Les Allemands coupent les queues des chevaux. Bon, se dirent les officiers de cavalerie espagnols, nous allons couper les queues des nôtres. Oui, mais, mon cher, ils avaient oublié les mouches. De sorte que dans la campagne, après cette belle opération, on ne voyait que des chevaux dressés et crispés comme des hippocampes, parce que, tu comprends, les mouches les mordaient, sans souci des théories allemandes. »
Au sujet d’Ibsen, que Santiago appelle « Ibsain » : « J’ai assisté en Andalousie, à une représentation des Revenants d’Ibsain. C’était en matinée, en juillet. On crevait tellement de chaud que la sueur coulait du col des gens dans leurs pieds. Le soleil était tellement perpendiculaire qu’on croyait que jamais il ne descendrait de là. Au dernier acte, quand le héros d’Ibsain crie avec émerveillement : « Le soleil, mère, le soleil ! » tout le monde a applaudi à outrance, mais chacun pensait à part soi : « Ce n’est pas une chose si rare et on l’a assez vu aujourd’hui, le soleil. »
C’est, sous une forme plaisante, toute la critique de la transplantation des œuvres et du snobisme concomitant.
Revenant d’un voyage en Amérique du Sud, Santiago racontait une chasse aux crocodiles à laquelle on l’avait invité avec insistance, en lui assurant que les crocodiles avaient les pattes trop courtes pour rattraper les humains. On arrive au bord du fleuve. Santiago se met en embuscade et commence à peindre, car il est aussi grand peintre que grand dramaturge et ses Jardins d’Espagne sont célèbres. Le crocodile, écartant les roseaux, montre sa tête triangulaire : « Diable ! crie Santiago à son guide, vous êtes bien sûr que celui-là aussi a les pattes courtes ?… » Il définit les Américains : « une race qui a passé sans transition du perroquet au phonographe ».
Comblé par la nature de tous les dons et, par-dessus le marché, d’une belle fortune, Santiago Rusiñol est indifférent aux avantages que procure l’argent. Il vit en dehors des conventions et des contraintes, sans aucune révolte, mais avec l’amour invincible de sa liberté. L’idée qu’on voudrait la lui enlever le fait rire. Quand quelqu’un ou quelque chose l’ennuie, il s’en va sans se fâcher. À quoi bon se fâcher ? Je ne l’ai jamais vu en colère. Le rhumatisme même excite sa verve : « Si ce cochon-là me nouait les doigts, je peindrais avec mon poignet, s’il me nouait le poignet, avec mon bras. Je ne peindrais plus que des horizons, voilà tout. »
Comme il peint souvent en plein air, à Grenade, à Aranjuez et ailleurs, il est très vite entouré d’enfants, qui sont les moustiques du paysagiste : « Au lieu de les chasser, je leur donne, pour jouer, deux gros tubes de couleur rouge et bleue. Au bout de cinq minutes, ils sont bariolés de rouge et de bleu. Alors leurs mères, avec de grands cris les rappellent, les fessent et m’en débarrassent. »
Avec des amis, peintres comme lui, il a voyagé à petites journées en Espagne, dans deux roulottes, pleines d’objets de ménage. Le jeu consistait à choisir un village bien pauvre, bien dénué, comme il y en a, par exemple, en Estramadure ou dans la Manche, et à ameuter les gens sur la place, en jouant du tambour et de la trompette. Les commères s’approchaient, marchandaient :
— Combien, ce pot à eau ?
— Trente pesetas !
— Trente pesetas, mais vous êtes fous ! Ça ne vaut pas plus de trois pesetas.
— Ah ! vous croyez ! En ce cas, je vous le donne pour rien. Emportez-le, et cette cuvette par-dessus le marché.
Les paysans songeaient : voilà de singuliers commerçants. « Au village suivant, ajoute Santiago, la police nous demandait nos papiers. Quand on donne sa marchandise gratis, on est suspect à la police. »
Une autre fois, Santiago, son ami Utrillo et un autre avaient loué la petite maison du douanier, à l’entrée d’un gros bourg.
Santiago se coiffait de la casquette officielle sur ses cheveux longs, arrêtait les voitures d’huile, prenait une mine sévère : « C’est de l’huile que vous avez là-dedans ? »
— Oui certainement, monsieur, de l’huile. Et je vais acquitter les droits.
— Gardez-vous-en bien. Comme je ne suis pas sûr que ce soit de l’huile, je préfère vous laisser passer sans payer.
— Mais vous n’avez qu’à vous assurer par vous-même que c’est bien de l’huile.
— Oh ! non, je suis trop paresseux. Et puis il est si facile d’imiter l’huile. Passez sans payer. Je vais même faire mieux. Voici pour vous cinq pesetas de la part du gouvernement. »
Le charretier songeait : « Voilà un drôle de douanier. »
Lobre et Santiago villégiaturaient dans un village de l’Île-de-France. Car Santiago est aussi Français, Parisien et même vieux Montmartrois de cœur que Catalan, ce qui n’est pas peu dire. Santiago a une crise de rhumatisme. Le temps étant beau, Lobre, aidé de l’aubergiste, descend le lit, avec Santiago dedans, l’installe au beau milieu de la rue du village. Rassemblement autour de ce monsieur aux longs cheveux, à l’air étranger, qui fume, étendu, un immense cigare. Tout à coup, le monsieur s’assied, cale son oreiller, demande une guitare et se met à jouer une malagueña, puis un fandango, puis une polka : « Ils ont fini par danser autour de moi jusqu’au soir, et je ne m’arrêtais que pour faire ouë ! aïe ! aïe ! à cause de ce satané rhumatisme. Tu te rappelles, Lovre, — Santiago prononce les b comme des v, — quel agréavle après-midi ! »
Les souvenirs épiques de ses séjours à Montmartre, — il habitait à côté du fameux Moulin, — sont consignés dans un ouvrage qui rappelle les Scènes de la vie de Bohème. On peignait toute la journée. Le soir, on allait dîner chez le père Poncier, un caboulot de la place du Tertre, où l’entrecôte Bercy était réconfortante, le vin parfait. C’est un axiome de Rusiñol que « tout ce qui s’appelle Bercy est bon ». Excellent cuisinier, il réussit comme personne l’escoudelia, plat national catalan, analogue à notre pot-au-feu, et le riz à la majorcaine, c’est-à-dire au poisson et au poulet. Ne vous effrayez pas de ce mélange, qui exige seulement le tour de main.
Mais les quelques traits que je viens de rapporter, simples herbes folles dans le champ immense et varié de l’humour du prince des Catalans, ne donnent qu’une idée sommaire et superficielle de ce magnifique esprit. Pour le connaître, il ne faut pas seulement le voir vivre, rire, fumer et l’entendre chanter. Il faut lire ses livres et ses pièces. Il faut regarder ses tableaux.
Santiago Rusiñol, dramaturge et romancier, sait choisir et traiter des sujets conformes à sa nature. Il apporte à ce choix une haute sagesse, une pondération qui est comme l’axe fixe et solide de ses éblouissantes inventions. La Nuit de l’amour, scène tragique et lyrique de la nuit de la Saint-Jean, la Joie qui passe, le Héros, le Patio bleu, la Laide, les Mystiques et tant d’autres œuvres dramatiques, se distinguent de toute la production espagnole contemporaine par une grâce naturelle, une simplicité, une chaleur passionnée et une gaieté mélancolique sans pareilles. D’autres font métier d’écrire. Santiago projette sa personnalité, incorpore le spectacle du monde et s’amuse de ce va-et-vient. Sa vue est saine et directe. Son dialogue, d’une réalité immédiate, fait s’esclaffer un public de paysans comme un public d’artistes raffinés. J’ai prononcé à son sujet le nom de Cervantès, mais il conçoit aussi comme Molière, il ouvre, comme ces deux génies, dans l’amère observation des travers humains, de larges baies d’une irrésistible bouffonnerie. Les vaniteux, les sots, les avares, les hallucinés nous sont restitués fidèlement, exactement et, néanmoins, il flotte au-dessus d’eux une compréhension apitoyée, qui les baigne à la façon d’un clair de lune somptueux et doux. Ils nous apparaissent à la barre du moraliste, environnés, enrichis de toutes les circonstances atténuantes possibles : « Le plus mauvais n’est pas pour bien longtemps sur la terre, Léon, tu sais. » Un mot exprime cela : générosité. La puissance de ce grand créateur, de ce typificateur perpétuel, réside en ceci qu’il est un prodigue, qu’il dépense sans compter la bonne humeur, les belles formules, les chants harmonieux et les appréciations miséricordieuses. Le véritable artiste ne calcule pas. Son existence est un don continu de lui-même.
Le théâtre de Santiago Rusiñol nous montre de préférence « ce monde où l’action n’est pas la sœur du rêve », comme dit Baudelaire. Mus par de nobles sentiments, ses personnages,en voulant reconstruire la société ou réformer les mœurs, ou tout soumettre à une règle stricte, développent du même coup des principes d’erreur en conséquences douloureuses ou réjouissantes. Les zigzags de la volonté humaine à travers les réalités dessinent des figures amusantes, que l’auteur ne laisse presque jamais dégénérer en caricatures. Mais il connaît les pentes humaines, l’accélération des choses, les déformations qu’apportent le temps, les passions, les circonstances. Ainsi s’édifie une œuvre dramatique qui s’impose déjà à l’attention des critiques, qui demain apparaîtra comme la plus importante, la plus nerveuse, la plus nuancée de l’Espagne actuelle. Rusiñol a cet avantage et ce défaut d’écrire directement en catalan, car il est mistralien dans l’âme. Avantage quant à la fraîcheur et à la puissance du style, que ses compatriotes comparent au castillan de Cervantes. Défaut au regard du succès, qui doit ainsi vaincre deux obstacles pour la traduction en castillan, trois obstacles pour la retraduction du castillan en français, ou en italien. Cette œuvre abondante et typique est d’essence latine. Elle ne s’embringue d’aucune des considérations métaphysiques qui obscurcissent, à la façon d’apports étrangers, l’œuvre de José Echegaray par exemple. Ainsi qu’aux arènes, un jour de course, il y a le côté ombre, le côté soleil, les vertus et les vices sont à fleur de peau ; l’on entend les cris aigus des marchands de pâtisserie et la palpitation des éventails accompagne celle des cœurs féminins. Le mélange de l’ironique et du voluptueux est incessant. Imaginez une fille de là-bas, cambrée et solide, aux pieds nus dans la poussière, peau mate, yeux noirs, lèvres rouges, qui rit au soleil sur un pont de Tolède : telle est la muse de Santiago. Élevé librement à la campagne, aux environs de Barcelone, dans la nature chantante et dorée, il a appliqué cette vision pastorale, cette joie du plein air, aux observations complexes et âpres de la société moderne. De là le pincement d’une double corde, donnant à ce qu’il écrit une saveur unique, d’angoisse mêlée à la jouissance.
Ce qu’il peint est beau et profond comme la nuit étoilée de la Vega andalouse. Ses tableaux sont superposables au lyrique de ses drames, de ses contes, de ses romans, mais l’ironie a disparu ; car la nature toute nue n’est jamais ridicule. Un album en couleur de la série des Jardins d’Espagne, publié à Barcelone chez Lopez, avec une rare perfection lithographique, donne une idée de cette féerie de l’œil et de l’imagination.
— Qu’est-ce qui t’amuse le plus, Santiago, écrire ou peindre ?
— Oh ! peindre, Léon, sans comparaison ! Tu comprends que quand tombe le soir et que je suis au Généralife, ma toile devant moi, ma boîte à couleurs à côté de moi, je ne sens point passer les heures. En Andalousie, il y a toujours quelqu’un qui chante sur la route un peu plus loin et, si tard que ce soit, on entend ce chant, repris par un autre, à mesure qu’il se perd dans les ténèbres. Tu penses si je suis content ! Il n’y a que de regarder mes verreries anciennes à Sijers qui me soit aussi agréable. Et puis aussi me promener dans les rues en été à Paris. »
Santiago met trois ou quatre r à rues et à Paris. Il parle le français très bien, très naturellement, comme l’un de nous, mais il dit une « estatue », un « esquelette ». « C’est ce que tu veux » au lieu de : « Qu’est-ce que tu veux. » Quand on soutient devant lui une idée paradoxale ou un jugement qu’il croit faux, il n’insiste pas, il a un geste de la main, très insouciant, très espagnol, et qui signifie : « Après tout, si vous y tenez absolument… », et il ajoute : « C’est ce qu’il dit est bête, et même très bête, mais j’ai pas voulu le contrarier ». Pour signifier la méfiance, il appuie l’index de sa main droite sur la paupière inférieure de l’œil droit et il tire celle-ci en bas légèrement. Ça veut dire : « Attention ! on ne me la fait pas. » Il supporte allègrement qu’on lui conte des blagues, qu’on lui rogne sa part, qu’on le tape d’un billet de cinquante ou de cent francs. Mais il sait parfaitement à quoi s’en tenir sur le farceur, le mauvais camarade ou le tapeur : « Je m’en fiche, ce n’est pas un ami. C’est un type que j’ai seulement rencontré chez Weverre », c’est-à-dire au café Weber, rue Royale. C’est là, en effet, que Santiago a ses habitudes quand il vient à Paris. Le reste du temps, il circule le cigare au bec, les mains dans ses poches, le chapeau aplati d’un coup de main sur l’oreille, fredonnant un air d’Albeniz, de Debussy ou de Bizet ; il circule entre Barcelone, — prononcez Barcelon, — Madrid, Palma de Majorque, Aranjuez et Florence. Et il peint tant qu’il peut : des jardins abandonnés ; des maisons anciennes aux volets fermés depuis des années, pareilles à de vieux secrets que personne ne dérangera plus ; des étangs d’argent et de soie fanée, où somnolent des reflets d’arbres ; des ifs taillés, défilant sous le soleil ou sous la lune, d’un vert profond, abondant, nostalgique, comme l’âme d’une Mauresque exilée et captive à Séville ; des champs de fleurs posées par groupes étincelants, dessinant un écrin éparpillé et rangé sur un tapis somptueux. Il peint les rangées d’arbres en architecte, suivant avec délices les lignes et proportions de la pierre qu’ils ombragent et accompagnent. Il délimite et il donne, en délimitant, le sentiment de l’infini. Il va du précis au rêve, de la chaleur à la fraîcheur, du visible d’une allée au mystère de son prolongement. Il a le choix des couleurs glissantes, fuyantes, ardentes à l’œil, assoupies au souvenir.
Aucun artiste moderne n’a rendu comme lui l’incantation du paysage, ce qu’ajoute à la vie lente et dormante du végétal le passage éphémère et agité de l’homme et de la femme, quand l’homme et la femme s’en sont retirés. Chose étrange, il ne met dans ses tableaux aucun personnage et cependant ils ont l’air peuplés, hantés par la multitude de ceux et de celles qui jouissent de leurs aspects, sans pouvoir les étreindre ni les ravir.
Avant peu d’années, la vogue se mettra sur ces toiles merveilleuses, déjà très appréciées des connaisseurs, dont quelques-unes sont exposées chaque année à la Nationale. On les vendra au poids de l’or, ou mieux de la lumière dont elles sont chargées, et, l’agiotage aidant, elles acquerront des prix fantastiques. Mais cela n’émouvra nullement Santiago. L’amour-propre d’auteur lui est inconnu, aussi bien que n’importe quel amour-propre, sauf l’orgueil d’être Catalan. Quand un imbécile lui fait remarquer que l’Espagne est sale, il répond avec flegme : « Sale peut-être, mais c’est bien ioli. » Puis il rit à petites gorgées, en guignant la fumée de son cigare.
Sa connaissance de la peinture espagnole, dans ses plus subtils replis, est complète et infaillible. Il n’a pas besoin d’un expert pour vérifier l’authenticité d’un Greco, d’un Velasquez, d’un Zurbaran ou d’un Goya. Quand il a déclaré : « C’en est un », on peut être tranquille, ce n’est pas une copie. Sa critique est juste, bienveillante, insiste sur la qualité, excuse le défaut. Sa fraîcheur d’admiration s’applique couramment à ses confrères. Il faut l’entendre vanter une belle chose de Lobre, de Zuloaga, de Forain, de Maxime Dethomas. Pour les faiseurs, les faux artistes, ceux qui s’en croient et qui croient à l’efficacité de la réclame, il se contente d’une moue triste et vague, qui s’achève en rire derrière sa moustache : « C’est un garçon qui croit qu’il est fort. Mais les autres ne croient pas comme lui. Alors, il va se faire de la vile. » Entendez : de la bile.
Aussitôt que Santiago débarque à Paris du Barcelone-express, il y a un rite. Je l’accompagne à Old England, où il se commande un complet, qu’il revêt immédiatement.
— Et que dois-je faire de votre autre vêtement, monsieur ?
— Ce que vous voudrez. Donnez-le à un pauvre homme.
Le vendeur explique, par sa mimique écœurée, qu’il n’a pas cela dans sa clientèle. Le nouveau vêtement va, ou il ne va pas. Quelquefois, les manches sont trop courtes ou le pantalon est trop étroit. Étant pressé de ma nature, je dis à Santiago : « Bah ! Garde-le comme ça. Tu t’en fiches. » À quoi il réplique : « Tu es bon, c’est que j’en aurai pour un an ensuite à avoir l’air d’un saucisson. » Il commande quelques sommaires retouches, que l’on exécute séance tenante. À l’un de ses départs, en montant dans le train et nous faisant des signes d’adieu, il perdit son chapeau, qui vola sur la voie. Ce fut toute une histoire. Les contrôleurs, le rencontrant tête nue, cheveux au vent, avec son cigare, étaient pris de méfiance et lui demandaient, dix fois pour une, son billet : « Tu n’as pas idée comme les gens à casquettes sont troublés par la vue d’un voyageur sans chapeau. Je m’en serais pas douté avant ça. »
Or, de ce promeneur sublime, de ce magistral spectateur de la comédie et de la tragédie ambiantes, de cet indifférent sensible qui transforme son émotion en œuvre d’art, est sorti récemment, au début de la grande guerre européenne, un farouche ami de la France. »
Léon Daudet, Souvenirs. L'Entre-deux-guerres. 1915
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jeudi, 25 août 2011
La faculté de médecine au XIXème siècle
Léon Daudet, fils d'Alphonse, jeune étudiant républicain qui deviendra ardent Maurrassien, a écrit ses « souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux de 1880 à 1905 ».
La vie médicale de la fin du XIXème siècle apparaît dans sa double identité, splendide et horrible.
Photos Carvos Loup
« On se représente difficilement aujourd'hui le prestige dont jouissaient la médecine et les médecins dans la société matérialiste d'il y a trente ans. Le « bon docteur » remplaçait le prêtre, disait-on, et la haute influence morale et sociale appartenait aux maîtres des corps, aux dispensateurs des traitements et régimes. Il semblait entendu que les savants étaient des hommes à part, échappant aux passions et aux tares habituelles, toujours désintéressés, souvent héroïques, quelquefois sublimes. Piliers de la République, bénéficiant de toutes les décorations et hautes faveurs du régime, disposant des secrets de famille, de la vertu des femmes et suspendant la menace héréditaire sur la tête des enfants, ceux que j'ai appelés les morticoles régnaient à la fois par la ruse et par la terreur. Bientôt la vogue des chirurgiens et de leurs mirifiques opérations, fréquemment inutiles, vint compléter cette tyrannie des bourreaux de la chair malade. Trop gâtés, trop adulés, les uns et les autres, ceux de la drogue et ceux du bistouri, abusaient de la situation : financièrement, en exploitant leurs clients ou leurs dupes ; intellectuellement, en étendant jusqu'à la philosophie leur fatuité professionnelle, en prétendant réglementer les esprits. Or j'ai connu ce milieu à fond, car j'ai poursuivi pendant sept années, jusqu'à la thèse exclusivement, mes études à la Faculté de Médecine. J'ai été externe, puis interne provisoire des hôpitaux. J'ai vécu dans l'intimité des pontifes. Mon jugement, que l'on pourra trouver sévère, sera en tout cas fortement motivé. À la lumière des renseignements qui me sont parvenus depuis lors, je constate que les Morticoles, qui furent considérés comme un pamphlet, pèchent par leur indulgence. J'ai soulevé en 1894 un pas du voile. Je vais l'arracher cette fois.
Tout d’abord l'organisation de la Faculté, qui n'a pas changé depuis 1886, est centralisée, c'est-à-dire jacobine, et despotique, c'est-à-dire impériale. En bas, un véritable prolétariat médical, envahi maintenant par les étrangers et métèques, où sévit cruellement la concurrence. En haut, une série de mandarins, créés par les concours à échelons et jet continu, mandarins qui se haïssent au fond, mais s'entendent sur le dos des candidats perpétuels. Entre les deux, un peuple d'élèves, soumis et craintifs, sans volonté comme sans initiative, que le succès ou l'insuccès fera tantôt monter au mandarinat, tantôt rejettera dans la foule anonyme et misérable des court-la-visite et coupe-le-ventre. Ajoutez à cela les influences politiques et électorales, qui peuplent les chaires et les laboratoires de nullités alliées aux ministres et femmes de ministres et demandez-vous comment un jeune homme de valeur, mais sans appui, ni argent, ni bassesse, pourrait traverser ces rangs pressés de fonctionnaires et d'intrigants ?... Ainsi s'explique la déchéance extraordinairement rapide d'une science où nous avons jadis tenu la corde avec les Bichat, les Laënnec, les Duchenne de Boulogne, les Morel de Rouen, les Claude Bernard, les Charcot et les Potain ; sans compter le grand Pasteur, qui est à part, mais dont l'Institut est lui aussi, à l'heure qu'il est, en complète décomposition. Ce préambule était nécessaire pour vérifier une fois de plus la parole royale :
Les institutions corrompent les hommes ».
Léon Daudet
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