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vendredi, 20 novembre 2009

L’eau de vie de pomme (et les archives d’AlmaSoror)

 

 

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Photo de Sara


 

Sais-tu que je bois de l’eau de vie, le soir, en dégustant mes bons fruits cuits, en écoutant le piano tendre de Ludovico Einaudi, mp3 volés à ma soeur un jour où je squattais son ordinateur, et sais-tu que je repense aux amitiés blessées, brisées, et aux rêves que je faisais lorsque j’avais quinze ans ? Et le piano accompagne ces moments lents et beaux et le feu crépite dans la vieille cheminée du vieil appartement du 13. Et la voix de mon frère dans ma mémoire, et le rire de ma soeur dans ma mémoire, et la présence-tension de mon père dans ma mémoire flottent autour de moi alors que leurs corps et leurs coeurs vivent leurs vies dans leurs villes. 


Et le caméscope filme : car je succombe aux règles de l’art individualiste qui ne chante plus son Dieu, mais son image dans le miroir. J’installe la caméra et je dîne aux chandelles, seule avec le film que je suis en train de faire et qui dévoilera ce que fut une vie anodine, esthétisée par goût et par nécessité. 


Et la musique se balance, nostalgique, tandis que mon regard intérieur remonte le temps, traverse ces années écoulées, retourne au Pérou, à la Casa Elena. Souvenir de visages et de voix si éloignées de ceux qu’on trouve par ici. 

Quelquefois j’ai l’impression que la vraie solitude, la plus belle, la plus pure, la plus déroutante, la plus dangeureuse, est une invention européenne. Une des grandes découvertes qui ont détruit et construit le monde.


C’est au creux de cette drôle de solitude, frustration créatrice en mouvement insaisissable, que sont nées certaines photos et certains textes qu’AlmaSoror a publiés, depuis sa naissance en septembre de l’an 2006.


Et je voudrais me ressouvenirs des jours où je reçus, dans mon électro-boite aux lettres, ces textes qui firent le miel d’AlmaSoror et qui demeurent ses fondations. 

Il y eut l'épiphanie d'Esther Mar : sa quête d'intemporel. 
Il y eut ce mail, pas si vieux, de Katharina FB, que nous traduisimes, Kyra et édith, pour le rendre lisible ici. Ce mail qui parlait d'Anne-Pierre Lallande, l'ami parti.
Il y eut l'énervement de Nadège Steene, après un apéro chez ses voisins...
Le mélange de littératures sur les Italiennes, de Sara, court encore.
Le tout premier numéro d'AlmaSoror, celui qui sortit le 20 septembre 2006, contenait un hommage à Alan Turing, l'assassiné.
Laurent Moonens s'essayait aux "articles vidéo" pour la première fois en nous expliquant pourquoi on ne peut pas réaliser une carte géographique parfaite.
AlmaSoror a publié la première interview au monde de Fredy Ortiz, le chanteur du groupe péruvien Uchpa, en langue quechua. La traduction en espagnol est disponible pour d'éventuels non quechuaphones parmi les visiteurs d'AlmaSoror. 
Un SOS virtuel qui n'avait jamais trouvé de réponse a trouvé, au moins, une oreille ici.
Les manuels scolaires français n'éprouvent pas le besoin de la commémorer, cette journée. Pourquoi ? Cette photo pose la question.
Et merci aux deux Black Agnes de hanter le monde et les cerveaux des enfants noyés dans les corps des grands.
Terminons ce voyage avec une porte sur le grand voyage que pourrait être, pour toi, la lecture de Guerre et Paix.

 

lundi, 27 juillet 2009

Ma rencontre avec Anne-Pierre Lallande, chrétien, anarchiste, antispéciste

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Phot Sara

 

Par Katharina Flunch-Barrows

Anne-Pierre avait de longs jeans qui pendaient autour de ses longues jambes et il flottait dans des chemises blanches, bleues, vertes, toutes délavées. Il avait une voix légère comme celle d’un oiseau et rassurante comme certaines voix des hommes. Il avait des cheveux blonds un peu ondulés qui voletaient autour de son visage, dans le vent du matin. Il parlait peu ; il parlait bien. Il mangeait peu ; il mangeait bien. Il aimait peu ; il aimait dans l'abnégation de lui-même.
C’était Edith qui me l’avait présenté. Elle me présentait les hommes qu’elle aimait parce qu’elle ne savait que faire avec eux. Elle sentait cette proximité, et en même temps une immense barrière qui lui interdisait de se rapprocher d’eux. C’eut été trop dangereux. Je parlais déjà bien français et j’étais heureuse de pouvoir échanger des idées avec cet homme beau, ou plutôt aimable et frais, charmant et secret. 

J’ai tout découvert peu à peu, au fur et à mesure que nos relations s’approfondissaient : la croix autour du cou ; son chien Jumbo-Roi ; le vieux manoir de son amie Esther, où il allait se ressourcer et faire courir son chien. Et les vieux livres des anarchistes d’alors et d’antan. Raoul Vaneigem et La Boétie ; Bakounine et Tolstoï ; Victor Serge et Pic de la Mirandole. Il y avait aussi, dans sa bibliothèque, Giordano Bruno et les Cahiers antispécistes, James Douglas Morrison et Sainte Thérèse d’Avila.
Il avait aimé Catherine de Sienne et avait cessé de manger lors de longues séances d’adoration de la sainte. Il avait allumé des cierges dans des églises et brûlé des affiches dans les rues de la révolte. Il avait couru dans les manifs et mangé dans les camps de gauche et dans les camps de droite. Il avait vécu et senti beaucoup de choses et il en était revenu profondément triste. Quelque chose n’allait pas, mais son sourire tendre, teinté d’humour, plus rassurant que rassuré, nous berçait et empêchait, par une paresse toute confortable, toute égoïste, de s’intéresser au fond du cœur d’Anne-Pierre. On croyait l’aimer : c’était qu’on était content qu’il nous aime.
Bien sûr, beaucoup de regrets surgissent, en cascade, navrants, navrés. Je ne suis pas la seule : perdre quelqu’un, c’est se rendre compte, bien souvent, de tout ce que l’on n’a pas su dire ; de tout ce que l’on s’est retenu de donner. Un voile de pudeur métallique empêche ceux qui s’aiment de se le dire, surtout si leur amour n’est pas d’une forme reconnue. Hors la vie amoureuse et la vie de famille, quel est le statut de l’amour ? Et pourtant n’est –ce pas l’amour, ces tendresses et ces souffrances que l’on ressent pour ceux qu’on croise, et qu’on recroise, auxquels on pense et qui, un jour, partent et ne reviennent plus. Ils n’existent plus. Ils ont disparu. Le monde continue sans eux et ils ne reviennent qu’en images lointaines peupler les cerveaux de ceux qu’ils ont aimé. 

Anne-Pierre, anarchiste, catholique, antispéciste, féministe, et si modéré au fond. Modéré, pas par lâcheté, mais par une connaissance trop parfaite de trop d’univers trop différents. Ma vie, au moins, aura été changée par ta présence, par ce que tu étais. Je ne suis sûrement pas la seule. Je ne regrette pas que Jumbo-Roi soit parti avec toi (qui t’aurait remplacé auprès de lui ?) Et il me reste le ciel et les oiseaux, les nuages et la lumière du boulevard dans le matin, pour rêver de toi et te parler tout bas. 

 

Katharina F-B, lundi 27 juillet 2009, après un dîner de crêpes et bière à Buenos Aires, in mémoriam.

 

Traduit de l’espagnol argentin par Edith CL et Kyra Portage