mercredi, 04 août 2010
Encore un peu d'Hopper ?
"Il est difficile de peindre en même temps un extérieur et un intérieur".
Edward Hopper
"Le dessein de Hopper était de peindre la lumière ; en réalité, il a peint l'éclairage".
Ivo Kranzfelder
AlmaSoror vous invite à lire quelques extraits du sociologue Richard Sennett et quelques phrases du peintre Edward Hopper. Sans se rencontrer, ils auraient vécu dans le même atelier new-yorkais, Sennett après Hopper bien sûr puisque il est d'une génération plus tardive. L'un a-t-il peint ce que l'autre a décrit ? (Comme c'est drôle cette expression : l'idéologie de l'intimité).
"La chaleur humaine est devenue notre divinité"
"Aujourd'hui, l'idée qui domine est que la proximité est une valeur morale en soi. L'autre aspect dominant, c'est l'aspiration à épanouir son individualité par l'expérience de la chaleur humaine et la proximité des autres...
Domine aussi le mythe selon lequel l'anonymat, l'aliénation et la froideur seraient responsables de tous les maux de la société. De ces trois aspects découle l'idéologie de l'intimité : les relations sociales quelles qu'elles soient sont d'autant plus réelles, crédibles, authentiques qu'elles se rapprochent des besoins psychiques profonds de chacun. Cette idéologie de l'intimité transforme toutes les catégories politiques en catégories psychologiques. Elle définit l'humanité d'une société sans dieux : la chaleur humaine est devenue notre divinité."
"La disparition des murs augmente l'efficacité du travail"
"Le concept de "mur transparent" est utilisé par les architectes non seulement pour la structure extérieure des constructions mais aussi à l'intérieur. Le décloisonnement des bureaux entraîne la suppression de tout ce qui gêne la vue ; l'étage entier devient un espace unique et ouvert ou un espace central entouré d'une couronne de bureaux cloisonnés. La disparition des murs augmente l'efficacité du travail, nous assurent les concepteurs, car chez les gens qui travaillent toute la journée sous le contrôle visuel des autres, la tendance à entamer une conversation baisse et la concentration s'accroît. Lorsque chacun se sent surveillé par l'autre, la sociabilité diminue parce que le silence apparaît alors comme le seul moyen de se protéger".
Richard Sennett
"Les loisiristes sont emprisonnés dans l'absurdité de leur conduite".
"Le temps libre apparaît chez Hopper tout aussi désolant que le travail (...). Chez Hopper, les "loisiristes", comme les appellent Horkheimer et Adorno dans leur Dialectique de la raison (1947) sont emprisonnés dans l'absurdité de leur conduite. (...) Les hôtels représentent un domaine intermédiaire, celui du travail comme celui du loisir. La différence entre comportement dans le travail et comportement dans le loisir est une pure fiction : les personnes se comportent finalement presque toujours de la même manière, quel que soit le lieu où elles se trouvent. (...) Selon Hopper, tout changement de résidence est lui-même une fiction. La condition humaine est immuable."
Ivo Kranzfelder, in Hopper (éditions Taschen)
"Très peu de ce qui est important est créé par l'esprit conscient".
"Tant de choses dans l'art sont l'expression de l'inconscient que j'ai l'impression parfois que presque toutes les qualités importantes sont d'origine inconsciente et que très peu de ce qui est important est créé par l'esprit conscient. Mais c'est aux psychologues de débrouiller ces problèmes".
Edward Hopper
| Lien permanent | Commentaires (0) | | Facebook | Imprimer |
samedi, 10 juillet 2010
Soir bleu d'Hopper
Ivo Kranzfelder, dans son livre Hopper, parle du tableau d'Edward Hopper intitulé Soir bleu.
Editions Taschen, traduction française d'Annie Berthold.
Hopper prétend qu'il lui fallut dix ans pour arriver à surmonter l'influence européenne, et par "européenne", il faut entendre bien sûr "française". La meilleure preuve en est le tableau Soir bleu daté de 1914. Ce tableau occupe une place plutôt à part dans l'oeuvre de Hopper, du fait déjà que la scène est peuplée et dominée par des figures humaines. L'espace dans lequel elles se trouvent n'est que vaguement esquissé. Il s'agit sans doute de la terrasse d'un café close par une balustrade. L'arrière plan est indéfini, une ligne ondulée le partage entre une surface bleu clair et une surface bleu foncé. La balustrade de pierre accentue la division de l'espace en un extérieur et un intérieur. A gauche, un tiers du tableau est séparé du reste par une bande verticale de couleur, probablement un poteau servant de support à un toit imaginaire où sont suspendues des lanternes.
Cette mise en scène correspond parfaitement aux personnages. Sur la gauche, un proxénète est assis en solitaire à une table ; un dessin préparatoire du personnage (Un maquereau, étude préliminaire à Soir bleu) permet de l'identifier comme tel. A la table voisine se trouve un homme vu de profil et dont les yeux disparaissent sous un large béret basque ; il porte la barbe, une cigarette au coin des lèvres et une ombre très marquée sous la pommette. La cigarette est un point commun entre lui et le clown qui est assis ostensiblement au centre de l'espace à droite, le regard fixe. Entre ces deux personnages se trouve un militaire, certainement un officier en tenue de sortie, assis lui aussi à la table, le dos tourné vers le spectateur. Vu la position de la tête, il semble regarder une femme très maquillée, de toute évidence une prostituée, qui se tient debout de l'autre côté de la balustrade. Enfin, plus à droite, à la table voisine, un couple de grands bourgeois en habit, les cheveux et la barbe très soignés, observe la scène. Presque tous les personnages empiètent les uns sur les autres, ce couple, lui, se situe clairement à l'écart.
Trois figures, au caractère typologique marqué et sans individualité, sont liées par de fortes affinités : le maquereau, le barbu au béret basque et le clown. Tous trois ont une cigarette tombante au coin des lèvres mais elle ne dégage pas de fumée. La cigarette doit être vue plutôt comme un attribut, un signe d'appartenance à une couche sociale bien déterminée, qui est, en l'occurrence, cette fameuse bohème parisienne, ce demi-monde où se côtoient le génie artistique et les criminels. Lloyd Goodrich rapporte que Hopper s'est toujours tenu à l'écart de ce milieu. Au café se rencontrent aussi les membres de la bonne société, représentés par les trois autres personnages ; ils viennent ici comme la bohème mais se tiennent à l'écart d'elle.
Edouard Manet appartenait à ces deux mondes : membre de la haute société, il savait "se comporter avec l'élite aisée et cultivée mais évoluait tout aussi facilement au milieu des asociaux de la grande ville, qui lui servaient aussi souvent de modèles". C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre le personnage assis à moitié dans l'espace réservé au proxénète. Deux figures présentent de grandes affinités, si ce n'est déjà par le maquillage : la prostituée, sûre d'elle, qui reste en dehors et domine de toute sa hauteur les autres personnages, et le clown. Difficile de savoir dans quelle direction elle regarde vraiment, elle a probablement repéré un client potentiel, le militaire.
Soir bleu évoque aussi la place de l'artiste dans la société - un thème rare chez Hopper - et plus précisément, il faut le supposer, celle de l'artiste qu'il est. Son tout dernier tableau Deux comédiens (1956) sera encore une variation sur ce thème. Hopper identifie assurément le clown avec l'artiste. La comparaison entre l'artiste et le bouffon et le saltimbanque, voire le magicien, est un thème traditionnel que l'on retrouve aussi dans les biographies d'artistes. Gail Levin raconte l'anecdote selon laquelle Hopper aurait mis des punaises peintes sur l'oreiller de son condisciple Walter Tittle. C'est un thème très prisé depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours en passant par la Renaissance : Pline ne raconte-t-il pas que Xeuxis a peint des raisins que les moineaux auraient cherché à picorer ? Giorgio Vasari que l'élève a dessiné un insecte sur le tableau du maître et que celui-ci aurait essayé de le chasser ? Outre ce thème traditionnel, Hopper a intégré dans Soir bleu quelques références personnelles. Ainsi la prostitution est à rapprocher de son activité commerciale d'illustrateur, de même que le personnage de l'artiste accepté, reconnu, qui se rengorge comme il se doit, suggère l'insuccès de Hopper à l'époque (n'avait-il pas vendu jusque là en tout et pour tout un tableau au "Armory Show"?) On peut voir aussi dans l'expression de stupeur du personnage à droite, posant un regard peu amène sur les autres personnes du tableau, le fait de ne pas être encore reconnu et apprécié.
Hopper présente Soir bleu en 1915 à une exposition du groupe "MacDowell Club". C'est sa première oeuvre dont parlent les critiques. Leur compte rendu est une critique en règle de ce tableau présenté comme un ambitieux produit de l'imagination dénué d'intensité expressive. Il est décrit comme un portrait de buveurs d'absinthe parisiens pas particulièrement réussi. En revanche, l'autre toile de Hopper présentée à cette exposition, Coin de rues new-yorkais (1913), est bien reçu par la critique. Hopper n'exposera plus jamais Soir bleu. Gail Levin prétend que cette toile fut inspirée d'un vers d'Arthur Rimbaud, et en cite pour preuve le début : "Par les soirs bleus d'été..." La concordance fortuite (sic, note d'AlmaSoror) des mots "soir bleu" ne signifie pas forcément qu'il s'agit ici d'une connexion sciemment établie par l'artiste.
Cependant, ces considérations nous amènent à nous poser une question non négligeable : quels étaient les goûts et les connaissances de Hopper en littérature, en art, etc. ? Selon Levin, Hopper était doté d'un niveau intellectuel élevé. Il avait lu les classiques français et russes traduits, parmi lesquels Molière, Victor Hugo, Marcel Proust, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine et Charles Baudelaire. On raconte toujours que Hopper appréciait au plus haut point le poème de Goethe "Wanderers Nachtlied" ("über allen Gipfeln ist Ruh..."), qu'il pouvait réciter en allemand. Il prétendait d'ailleurs que le poème de Goethe avait une force visuelle extraordinaire. Hopper aimait le nouveau roman réaliste américain, celui de Theodor Dreiser par exemple, ou le théâtre moderne d'Eugene O'Neill, de Maxwell Anderson, d'Elmer Rice ou de Thornton Wilder, de la même génération que Hopper, et plus tard celui de Tennessee Williams".
Publié dans Fragments | Lien permanent | Commentaires (0) | | Facebook | Imprimer |