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dimanche, 12 janvier 2014

18 juillet 1573. Véronèse comparaît devant la Sainte Inquisition

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Véronèse avait livré son tableau - une commande des Dominicains vénitiens de San Giovanni - représentant La Cène ; quelque temps plus tard, l'Inquisition invita  les commanditaires à exiger de Véronese une modification, qui consistait à remplacer un personnage de chien par Sainte Marie-Madeleine. Le peintre refusa.

Il fut convoqué au tribunal de l'Inquisition. En effet, il avait pris des libertés avec la vérité historique, c'est-à-dire le texte de la Bible, pour ajouter des personnages fantasques (un fou, un perroquet, des chiens, des nains), personnages qui éloignaient le tableau d'une représentation de la vérité tout en pointant les imperfections de la Création divine, soulignant mesquinement que Dieu avait aussi créé les nains et les fous. Par ailleurs, les hommes armés du tableau portaient un uniforme qui rappelait celui des hommes du Saint Empire germanique, l'ennemi allemand. Enfin, comble de l'insolence, Véronèse a représenté les visages de confrères (Dürer, le Titien, le Tintoret, Bassano, et même ses propres traits) sur les personnages du tableau.

Au terme du procès, Véronèse fut obligé de modifier le tableau et de changer son titre. Ce n'était plus la Cène, événement fondamental de l'Evangile, fondateur de la messe et cœur du catholicisme, mais Le repas chez Levi, scène non moins évangélique, mais plus triviale, dans laquelle Matthieu (alias Lévi) festoie chez lui avec des amis.

Ci-dessous, nous reproduisons un extrait de son procès.

 


Le juge. — Avez-vous connaissance des raisons pour lesquelles vous avez été appelé ?
Le peintre. — Non.
Le juge. — Vous imaginez-vous quelles sont ces raisons ?
Le peintre. — Je puis bien me les imaginer.
Le juge. — Dites ce que vous pensez à cet égard.
Le peintre. — Je pense que c’est au sujet de ce qui m’a été dit par les Révérends Pères, ou plutôt par le prieur du couvent des saints Jean et Paul, prieur de qui j’ignorais le nom, lequel m’a déclaré qu’il était venu ici, et que Vos Seigneuries Illustrissimes lui avaient commandé de devoir faire exécuter dans le tableau une Madeleine au lieu d’un chien, et je lui répondis que fort volontiers je ferais tout ce qu’il faudrait faire pour mon honneur et l’honneur du tableau ; mais que je ne comprenais pas que cette figure de la Madeleine pût bien faire ici, et cela pour beaucoup de raisons que je dirai aussitôt qu’il me sera donné occasion de les dire.
Le juge. — Quel est le tableau dont vous venez de parler ?
Le peintre. — C’est le tableau représentant la dernière cène que fit Jésus-Christ avec ses apôtres dans la maison de Simon.
Le juge. — Où se trouve ce tableau ?
Le peintre. — Dans le réfectoire des frères des saints Jean et Paul.
Le juge. — Est-il à fresque, sur bois ou sur toile?
Le peintre. — Il est sur toile.
Le juge. — Combien de pieds mesure-t-il en hauteur ?
Le peintre. — Il peut mesurer dix-sept pieds.
Le juge. — Et en largeur ?
Le peintre. — Trente-neuf environ.
Le juge. — Dans cette cène de Notre-Seigneur, avez-vous peint des gens ?
Le peintre. — Oui.
Le juge. — Combien en avez-vous représenté, et quel est l’office de chacun ?
Le peintre. — D’abord le maître de l’auberge, Simon; puis, au-dessous de lui, un écuyer tranchant, que j’ai supposé être venu là pour son plaisir et voir comment vont les choses de la table. Il y a beaucoup d’autres figures, que je ne me rappelle d’ailleurs point, vu qu’il y a déjà longtemps que j’ai fait ce tableau.
Le juge. — Avez-vous peint d’autres cènes que celle-là ?
Le peintre. — Oui.
Le juge. — Combien en avez-vous peint, et où sont-elles ?
Le peintre. — J’en ai fait une à Vérone pour les révérends moines de Saint-Lazare; elle est dans leur réfectoire. Une autre se trouve dans le réfectoire des Révérends Pères de Saint-Georges, ici, à Venise.
Le juge. — Mais celle-là n’est pas une cène, et ne s’appelle d’ailleurs pas la Cène de Notre-Seigneur.
Le peintre. — J’en ai fait une autre dans le réfectoire de Saint-Sébastien, à Venise, une autre à Padoue, pour les Pères de la Madeleine. Je ne me souviens pas d’en avoir fait d’autres.
Le juge. — Dans cette cène que vous avez faite pour Saints-Jean-et-Paul, que signifie la figure de celui à qui le sang sort par le nez ?
Le peintre. — C’est un serviteur qu’un accident quelconque a fait saigner du nez.
Le juge. — Que signifient ces gens armés et habillés à la mode d’Allemagne, tenant une hallebarde à la main ?
Le peintre. — Il est ici nécessaire que je dise une vingtaine de paroles.
Le juge. — Dites-les.
Le peintre. — Nous autres peintres, nous prenons de ces licences que prennent les poètes et les fous, et j’ai représenté ces hallebardiers, l’un buvant et l’autre mangeant au bas de l’escalier, tout près d’ailleurs à s’acquitter de leur service; car il me parut convenable et possible que le maître de la maison, riche et magnifique, selon ce qu’on m’a dit, dût avoir de tels serviteurs.
Le juge. — Et celui habillé en bouffon, avec un perroquet au poing, à quel effet l’avez-vous représenté dans ce tableau ?
Le peintre. — Il est là comme ornement, ainsi qu’il est d’usage que cela se fasse.
Le juge. — A la table de Notre-Seigneur, quels sont ceux qui s’y trouvent ?
Le peintre. — Les douze Apôtres.
Le juge. — Que fait saint Pierre, qui est le premier ?
Le peintre. — Il découpe l’agneau pour le faire passer à l’autre partie de la table.
Le juge. — Que fait celui qui vient après?
Le peintre. — Il tient un plat pour recevoir ce que saint Pierre lui donnera.
Le juge. — Dites ce que fait le troisième ?
Le peintre. — Il se cure les dents avec une fourchette.
Le juge. — Quelles sont vraiment les personnes que vous admettez avoir été à cette cène ?
Le peintre. — Je crois qu’il n’y eut que le Christ et ses apôtres; mais lorsque, dans un tableau, il me reste un peu d’espace, je l’orne de figures d’invention.
Le juge. — Est-ce quelque personne qui vous a commandé de peindre des Allemands, des bouffons et autres pareilles figures dans ce tableau ?
Le peintre. — Non, mais il me fut donné commission de l’orner selon que je penserais convenable ; or, il est grand et peut contenir beaucoup de figures.
Le juge. — Est-ce que les ornements que vous, peintre, avez coutume de faire dans les tableaux ne doivent pas être en convenance et en rapport direct avec le sujet, ou bien sont-ils ainsi laissés à votre fantaisie, sans discrétion aucune et sans raison?
Le peintre. — Je fais les peintures avec toutes les considérations qui sont propres à mon esprit et selon qu’il les entend.
Le juge. — Est-ce qu’il vous paraît convenable, dans la dernière cène de Notre Seigneur, de représenter des bouffons, des Allemands ivres, des nains et autres niaiseries ?
Le peintre. — Mais non…
Le juge. — Pourquoi l’avez-vous donc fait  ?
Le peintre. — Je l’ai fait en supposant que ces gens sont en dehors du lieu où se passait la cène.
Le juge. — Ne savez-vous pas qu’en Allemagne et autres lieux infestés d’hérésie, ils ont coutume, avec leurs peintures pleines de niaiseries, d’avilir et de tourner en ridicule les choses de la sainte Église Catholique, pour enseigner ainsi la fausse doctrine aux gens ignorants ou dépourvus de bon sens ?
Le peintre. — Je conviens que c’est mal , mais je reviens à dire ce que j’ai dit, que c’est un devoir pour moi de suivre les exemples que m’ont donnés mes maîtres.
Le juge. — Qu’ont donc fait vos maîtres? Des choses pareilles peut-être?
Le peintre. — Michel-Ange, à Rome, dans la chapelle du Pape, a représenté Notre-Seigneur, sa mère, saint Jean, saint Pierre et la cour céleste, et il a représenté nus tous les personnages, voire la Vierge Marie, et dans des attitudes diverses que la plus grande religion n’a pas inspirées.
Le juge. — Ne savez-vous donc pas qu’en représentant le jugement dernier, pour lequel il ne faut point supposer de vêtements, il n’y avait pas lieu d’en peindre ? Mais dans ces figures, qu’y a-t-il qui ne soit pas inspiré de l’Esprit-Saint ? Il n’y a ni bouffons, ni chiens, ni armes ni autres plaisanteries. Vous paraît-il donc, d’après ceci ou cela , avoir bien fait en ayant peint de la sorte votre tableau, et voulez-vous prouver qu’il soit bien et décent ?
Le peintre. — Non, très-illustres seigneurs, je ne prétends point le prouver, mais j’avais pensé ne point mal faire; je n’avais point pris tant de choses en considération. J’avais été loin d’imaginer un si grand désordre, d’autant que j’ai mis ces bouffons en dehors du lieu où se trouve Notre-Seigneur.

 

Ces choses étant dites, les juges ont prononcé que le susdit Paul serait tenu de corriger et d’amender son tableau dans l’espace de trois mois à dater du jour de la réprimande, et cela selon l’arbitre et la décision du tribunal sacré , et le tout aux dépens dudit Paul.
Et ita decreverunt omni melius modo. 

repas chez levi, cène, véronèse, inquisition

Pour approfondir :

La censure est de retour, d'Emmanuel Alloa (Magazine du Jeu de Paume, été 2013)

Pour un monde sans respect, d'Yves Bonnardel

Le discours de la servitude volontaire, d'Etienne de La Boétie

Comment Wang Fo fut sauvé, court métrage de René Laloux d'après Yourcenar

Main basse sur la mémoire, les pièges de la loi Gayssot

La déforestation du langage, sur Périphéries

"Lorsqu'ils sont venus chercher Dieudonné" (sur un blog intitulé Descartes)

 

mercredi, 03 juin 2009

Giordano Bruno, le Nolain

Hommage

 

Cet hommage à nos étoiles des temps proches et lointains veut saluer des êtres dont le souffle, la vision, la parole nous aident à vivre et à penser.

« Nous sommes déjà au ciel »

Giordano Bruno, le Nolain

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« Vous éprouvez sans doute plus de crainte à rendre cette sentence que moi à l'accepter »

 

Giordano Bruno est né non loin de Naples, à Nola, en 1548, au mois de janvier. Il est mort sur un bûcher de l’Inquisition en 1600, au mois de février.

Elevé modestement, mais par de très bons maîtres, il entre au séminaire et devient dominicain. Il doit quitter le séminaire après avoir émis des doutes sur la religion. Dès lors, commence sa vie de penseur indépendant.

Il parcourt l’Europe, trouve des protecteurs ; pourtant, il se dispute souvent. Dénoncé ou mal aimé, il doit toujours fuir. Il s’intéresse aux thèses calvinistes, mais ses idées originales ne plaisent pas et il doit de nouveau fuir (Calvin ordonna beaucoup de bûchers).

Jusqu’à ce qu’il se fatigue de cette vie et veuille rentrer en Italie. C’est alors son hôte italien qui, après une dispute, le dénonce aux autorités ecclésiastiques. Le procès pour hérésie et l’enfermement durent huit ans…

Giordano Bruno soutient qu’il existe une pluralité de mondes comme le nôtre. L’univers est infini, il n’a pas de centre, et Dieu est l’âme de l’univers.

L’insoumission du Nolain est sans complaisance. Son orgueil ne l’aide pas à instaurer le dialogue. Ce ne sont pas ses théories qui le conduisent au bûcher, mais son refus d’abjurer.

Sur le Campo dei Fiori à Rome, Giordano Bruno meurt dans les flammes. Mais il a eu le temps de dire :

« Vous éprouvez sans doute plus de crainte à rendre cette sentence que moi à l'accepter »