mardi, 27 février 2018
Textos d'un dimanche après-midi
« Il y a des soirs si beaux, en cette saison, dans ce pays, qu'ils vous tordent le cœur comme une serpillière. Et l'on ne sait pas si c'est à cause de tout ce qu'ils offrent, ou bien de tout ce qui nous manque à travers eux. Nous n'avons pas la jeunesse, nous n'avons pas l'amour, nous n'avons pas la gloire, nous n'avons pas l'argent, la vie bat mille fois plus fort ailleurs, avec ses corps exposés, ses désirs satisfaits peut-être, ses grandes affaires, ses rires, sa nervosité, ses grandes idées. Ici nous traversons la campagne dans le silence parfait du soir, parmi l'été déjà sur son déclin. De grandes maisons coites, sur des crêtes offertes, boivent l'immensité du ciel et la lumière apaisée, de toutes leurs hautes fenêtres grandes ouvertes. Est-ce que c'est vivre ? Est-ce que c'est être mort ? La voiture glisse si légèrement qu'on pourrait s'envoler avec elle. Déchirantes déchirées, on croirait s'enfoncer dans les limbes.
À la radio, Michel Dalberto, pour tout arranger, joue merveilleusement deux des dernières sonates de Schubert. »
Renaud Camus, IN Derniers jours, Journal de l'année 1997
Il y a quelques jours, un dimanche, un échange de textos entre un homme au repos dans le quartier de l'Opéra et une femme lézardant au soleil d'un dernier étage plus au Nord :
Bénédicte : Aimes-tu la ville de Marseille ?
Alexis : Beaucoup. Je me vois y vivre assez facilement.
Bénédicte : Moi aussi, de plus en plus. Même si c'est assez sale, pour ne pas dire cradissime. Mais le soleil, la chaleur et le relief qui descend sur la mer...
Alexis : Voilà. Et puis la saleté c'est aussi la vie, en un sens. On peut même y voir une forme d'esthétique. Naples est un peu sale mais je ne l'imagine pas plus belle si elle était récurée de fond en comble.
Bénédicte : La saleté comme preuve de vie, je ne sais pas. Jean-Nathanaël me disait la semaine dernière que Belleville était le dernier quartier vivant de Paris avec la Goutte d'Or. Or ce sont surtout les derniers quartiers crades. Le silence, la pureté, la grâce, l'évanescence, la symétrie, l'harmonie, ne sont en rien selon moi des synonymes de mort. Au contraire, ils sont ce qui me fait aimer la vie. La nature sauvage n'est ni sale ni toujours bruyante ou bigarrée. La vie palpite aussi dans le calme.
Alexis : Ne confonds-tu pas la vie cérébrale et la vie humaine ? Je fais souvent cette erreur aussi. L'humain ne vit ni dans une forêt sauvage, ni dans une oeuvre d'art. Mais peut-être ne sommes-nous pas de très bons humains toi et moi.
Bénédicte : Non, mais je me sens justement un animal et je trouve que certains membres de notre espèce se laissent aller à la crasse comme des animaux de ferme qui macèrent dans leur foin. Je préfère les chiens bien léchés de canapés ou les chevaux sauvages. J'avoue que Barbès me paraît constituer une nullité civilisationnelle que je ne confonds ni avec la pauvreté (un village péruvien très pauvre, c'est propre) ni avec l'urbanisme (Copenhague est propre) mais avec un laisser-aller culturel, langagier, physique et moral qui me déplait.
Alexis : Je comprends. Ce Quartier où vit Fabrice est ma limite aussi. C'est vraiment too much.
Bénédicte : Et puis le cerveau est tout aussi naturel que des selles. Pourquoi une rue remplie de crachats serait-elle plus vivante qu'une salle du château de Chantilly ?
Alexis : Parce qu'elle l'est. Déjà c'est une rue de Paris, pas une salle de musée. Je suis certain que tu peux trouver meilleur parallèle à ton propos. Le caractère vivant, au sens de la concentration d'humains dans un lieu, n'est pas incompatible avec la propreté mais c'est souvent le fait d'un contrôle extrême : Disneyland par exemple. Entre la vie de la foule de Disneyland et celle de Barbès, je préfère tout de même Barbès. Moins de contrôle, plus de liberté et donc de licence de saleté, etc.
Mais je ne vivrais ni dans l'un ni dans l'autre, je suis trop comme toi. Mon quartier de l'Opéra est vivant par exemple et pas trop sale mais c'est une foule de touristes et d'acheteurs. C'est une vie étrange, moins imprévisible et poétique que celle de Belleville, de Marseille ou de Naples. Parfois j'ai l'impression que c'est une fausse vie. Scénarisée.
Bénédicte : J'ai l'impression que tu confonds la vie et la multitude. Mon parallèle n'était certes pas bon. Mais le monde est-il plus vivant aujourd'hui que lorsque'il ne comptait que 20 millions d'habitants sur la planète ? Une cage de souris surpeuplée est-elle plus vivante qu'un terrier de mulots dans un champ ?
Oui, remarque, quantitativement il y a plus de vivants. Mais la surpopulation réduit aussi beaucoup l'envergure d'une vie.
La vie scénarisée est pour moi la vraie vie. C'est pourquoi j'aime les rites antiques. Notre beauté animale à nous, tient dans les rites et notre nullité, dans l'agglutinement informe.
Alexis : Pour moi la vie c'est la concentration humaine en effet. Le reste c'est une idée intellectualisée de la vie, quand je regarde une forêt ou l'océan je sais bien qu'ils sont pleins de vie au sens biologique du terme mais je ne me sens pas partie de cela dans ma chair. Quand je suis au milieu de mes semblables, même s'ils sont très différents de moi culturellement ou sociologiquement, je me sens dans la vie. La vie humaine. La vie des foules qui dorment sur elles-mêmes, Tokyo, Calcutta, Paris, Manhattan, quand tu n'es qu'une forme parmi la fourmilière, que tu es à la fois très seul et plein des autres. Que leur vie déborde sur toi, qu'elle te choque et t'agrippe parfois à contre-courant. Je sens alors la vie des hommes et des femmes.
C'est intéressant ce que tu dis sur la vie scénarisée et le rite.
Bénédicte : Incroyable ! Moi je ne me sens pleinement en vie que seule et en silence face à la ligne bleue des Vosges ou à l'océan Atlantique. Ou dans une église romane perdue dans la campagne. Sinon j'ai l'impression d'être dans une queue chez Carrefour. Seul le rite esthétique me permet de supporter la promiscuité car je peux encore rêver d'éternité. Dans la foule, je me sens sans âme, sans identité. Mon corps n'est plus qu'un bout de viande avec un numéro de sécurité sociale.
Alexis : C'est ça. Et pourtant quand tu es seule face à l'océan, tu es juste seule. Comme on le sera au tombeau.
Bénédicte : Une poule en batterie n'est pas seule dans un tombeau.
Alexis : Par définition. Je ne mange que de la volaille de Bresse.
Bénédicte : En fait, peut-être que tout dépend de la manière dont on se sent en relation avec les autres et avec le monde.
Alexis : Exactement. C'était où je voulais en venir.
Bénédicte : Faudrait savoir d'où ça vient.
Alexis : Comme toujours, des névroses personnelles et des expériences. Je pense.
Bénédicte : Oui. Voire des premiers jours passés sur cette terre, des premiers bruits, des premières visions.
Alexis : Et de cette chose étrange qu'on appelle les traits de caractère qui font que deux personnes qui ont vécu les mêmes choses n'y réagissent pas pareil.
Bénédicte : C'est vrai. Les traits de caractère qui sont uniques, comme les traits du visage.
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jeudi, 26 novembre 2009
Leurs visages, leurs nuques
Il avait passé suffisamment de temps en prison pour les reconnaître dans la foule : leurs visages, leurs nuques, leurs yeux ouverts, leur peur diffuse et habituelle, leur mesquin sadisme et leur domination parfaite. Il marchait sur les routes et tentait d'éviter de faire à nouveau des bêtises. Il s'était battu pour son peuple, sa langue, sa région, sa liberté, et même son peuple l'avait désavoué pour se noyer volontairement dans le peuple, la langue, la nation, l'administration de la France.
Ses amis bretons et ses amis corses passaient comme des ombres au fond de sa mémoire. Eux aussi savaient la douleur d'avoir cru se battre pour les autres et d'avoir lu dans le regard des autres le mépris pour lui, pour lui qui restait fidèle aux combats des aïeux, à leur langue, à leur terre chérie.
Il avait passé suffisamment de temps en prison pour les reconnaître dans la foule : leurs visages, leurs nuques, leurs yeux ouverts, leur peur diffuse et habituelle, leur mesquin sadisme et leur domination parfaite. Les gardiens et les gardiennes de prison ne ressemblaient à personne d'autre et on pouvait les repérer à cet air spécial qu'ils ont tous. "Ils y passent autant de temps que nous", se disait-il en trottant sur la route qui allait vers Lorient, où il savait qu'il pourrait dormir quelque part. "Ils y passent autant de temps que nous, mais il sont de l'autre côté". Et pourtant leur vie à eux aussi était détruite. Quand ils ne devenaient pas fous ou violents ou désespérés, ils plongeaient dans le goût de leur métier, et cela, songeait-il, n'était-ce pas le pire des gouffres où une âme peut tomber ? Et il songeait à sa terre lointaine sur laquelle il valait mieux qu'il ne retourne pas ; à ses aïeux qui avaient ri et chanté dans cette langue qu'il avait voulu sauver ; à ses camarades et à leurs alteregos bretons et corses etc ; et il voyait la société comme une grande feuille de papier trois fois déchirée : la première fine déchirure contenait les juges et les gardiens ; la troisième fine déchirure comprenait les prisonniers et les errants ; la grande frange du milieu, c'était tous les autres : ceux qui ne voient pas. Ceux qui ne savent pas. Ceux qui ne comprennent pas. Et ceux aussi qui voient, qui savent, qui comprennent que les luttes sont toujours perdues pour ceux qui les mènent et toujours récupérées par ceux qui les ont écrasées.
Il s'était battu pour son peuple, sa langue, sa région, sa liberté, mais ses luttes n'étaient plus, n'étaient pas encore à la mode.
Il était basque.
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