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vendredi, 13 novembre 2009

itequint

 

 

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ITEQUNT


Par Jérémie Gallois 


 

AH ! Que j’aimerais me laisser totalement aller, ne plus penser aux petits tracas quotidiens ! Il faut que je prenne des vacances, c’est çà... les vacances que j’ai passé chez mon oncle étaient parfaitement relaxantes, aux Antilles. Si je pouvais me replonger dans un bon bouquin interminable au fond d’un hamac, sur la plage, et m’endormir à l’ombre d’un palmier pour ne me réveiller que la nuit tombée à l’odeur des langoustes grillées.... Concentration, attention, ne te disperse pas... Il est sûrement en train de fourbir un mauvais coup ! Je n’aime pas du tout l’attitude qu’il a depuis quelques minutes, toujours à dévier les yeux, à faire mine de se gratter le nez sans en avoir l’air, à la limite de la décence. Je ne sais pas mais ces mains volubiles ne me disent rien. Elles sont trop pataudes et rondes pour être aussi rapides, cela tient du prodige. Non, pas de doute, cet état d’excitation ne peut provenir que d’un enthousiasme faramineux et vulgaire. De toute façon, je parviendrai à m’en sortir quoi qu’il arrive, j’en ai vu d’autres comme on dit... Les forces et les faiblesses des hommes se voient au quotidien. Cet homme là est et restera fondamentalement un faible. Aucun éclair de génie ne peut le toucher, aucun dieu ne lui insufflera son inspiration créatrice, son brio stratégique, jamais ! Je le vois même quand je croise dans le couloir. Cette manière de descendre les escaliers, tel un métronome, petit à petit, posant l’ensemble de la plante des pieds méticuleusement en prenant garde à chaque marche de ne pas trop aller en avant, de ne pas faire dépasser tous les orteils dans le vide pour ne pas que ses souliers noir, fraîchement vernis et polis à crème protectrice, ne glissent contre le rebord métallique de la marche incurvée le long du long escalier en colimaçon. Bref rien à craindre. Mais je ne comprends pas tout de même comment cela peut être aussi difficile et long! 

 

Il pose enfin, lentement,  les mains sur les lettres, en prend six, quand même et au fur et mesure aligne avec peine le mot « SEVREE » et ânonne de la tête avec un grand sourire satisfait, béât « mot compte double ». Sevrée... sevrée, il a pris tous les « e »... « sevrée »... je me serais bien servi de ce « s »...sevré... et même pris un petit verre. J’ai rien chez moi, depuis des mois, mais peut-être que lui garde une bonne bouteille de réserve chez lui. C’est vrai çà ! On n’arrive pas chez les gens sans rien apporter, sans prévenir, à deux heures et demi du matin, même entre voisins. J’allais me coucher, lire un bon livre, toujours le même, mon petit compagnon au travers des nuits les plus froides et les plus seules, depuis des années : Le vieil homme et la mer, où le flux et le reflux marin de ma respiration enrouée et de mes pensées ratiocinantes trouvent un exemple, un élan. Cela ne m’étonne même pas en fait, il est déjà venu il y a un mois et il n’avait rien apporté, déjà. Sauf de œufs... des œufs... crus, dans leur coquille. A croire qu’il n’avait plus de gaz pour les faire cuire. Il avait tout de même eu la gentillesse de les cuisiner : une assiette chacun de salade avec un œuf parfaitement mollet posé délicatement dessus et parsemé de persil. « Deux minutes quinze secondes dans une eau salée tout juste frémissante ! » avait-il préconisé doctement. Quel maniaque ce type finalement ! Il faut que je me méfie, et que je commence à réfléchir. « REAUBID»...Beau....raidi... bride...Ce n’est pas avec ça que je vais le mater...  et si je me sers de son « R » ? ...raidir... brider, brider, brider... et  vlan rideau ! Avec huit points, c’est nul ! Je ne vois pas pourquoi il me lance un regard aussi pointu, genre j’ai un mot qui va te faire décoller, te retourner comme une crêpe et te plaquer à la paroi ! Ma chute s’annonce dans ce regard coupant, acéré. Le mot compte triple, je dois absolument le prendre, il s’est trahi ! Trop basique... Rideau.... non, « baudrier », ah ah ! Et je lui prends la place, lui coupe l’herbe sous le pied, remonte la pente, et le pousse à bout. On va voir sa réaction, on va voir s’il est toujours aussi calme, méthodique et théâtreux ! 

« Baudrier ! Mot compte triple, dans les dents, maniaque »! Aucune réaction, quel flegme, quelle morgue... ce n’est pas la peine de me lancer mollement ce regard vitreux de poisson mort. On va essayer de le piquer un peu, de lui titiller le nerf optique avec des lettres compte triple, de relever la sauce d’un jeu que je commence à trouver un peu fade... sans compter que je déteste voir les gens se balancer nonchalamment sur mes chaises de rotin.  

« Quintet ! Scrabble ! », lance mon débonnaire et énervant partenaire. Et là tombe sous mes yeux, un peu sur la droite, à portée de main si j’évite prudemment le sac de lettres et si le décolle un peu le fessier, la fiole de Tabasco qui traînait là, vestige presque sec de mes beuveries mondaines passées, des apéro cocktails du vendredi vingt heures après le boulot,  dont le bloody mary bien chargé avait fait ma renommée. D’un geste vif, assuré, voire félin sans me vanter, je l’attrape sans bruit et en une seconde mon bras s’élance de rage pour asperger le visage en face de moi et rayer le sourire qui le barre. Mais la fiole s’arrache de  mes phalanges moites quelques peu replètes pour venir s’écraser quelques mètres plus loin, sur le miroir qui me fait face et le briser net.

 

Jérémie Gallois

 

mardi, 13 octobre 2009

Fatale fiole

Par AC Legendre

La porte ancienne.jpg

 

Eclat de soleil en verdure

Médaillon de veau et sa bagatelle de légumes,

sauce Marie-Antoinette

Caramel de poireaux en fourreau de nougatine

 

Décidément, la nouvelle cuisine le laisserait toujours perplexe. 

 

Le serveur venait de déposer devant lui une assiette immense. Contenu : un œuf mollet persillé. L’œuf, jaune, évidemment ; et le persil, essaimé avec art en une subtile arabesque. Pas de doute, il s’agissait bien là de l’Eclat de soleil en verdure. Sourire obséquieux de rigueur. Mais de qui se foutait-on ? Il n’était pas d’humeur à jouer les gourmets.

Un coup de couteau dans l’œuf translucide et le jaune épais se coagula en une marre informe. Test de Rorschach sur porcelaine froide. Que lisait-il dans son œuf ? Il fit pivoter l’assiette. Noyade de soleil en limon verdâtre. Beurk. Ce qu’en aurait pensé son psy ? Il préférait ne pas le savoir. 

 

La suite ne le tentait pas davantage : Marie-Antoinette courir la bagatelle entre bétail et verdure ? Des poireaux gorgés de sucre en pièce montée ? Non, décidément, il n’en voulait pas. Il savait fort bien ce qu’il voulait à vrai dire, mais il avait promis à son psy, à sa mère et à la litanie de médecins qu’il consultait depuis des années sur le sujet, qu’il cesserait même d’y penser. Il se concentra donc sur Marie-Antoinette. Il n’était guère versé en Histoire de France et ne s’imaginait pas que Marie-Antoinette courant la bagatelle entre verdure (jardins à la française plus que potagers, certes) et bétail (ovidés plus que bovidés, sans doute) s’approchait fort de la vérité historique. Il ne voyait la malheureuse que décapitée. Et les viandes saignantes, c’était catégorique, il n’aimait pas. Alors quoi ? Marie-Antoinette alanguie dans un hamac, se laissant faire la cour par quelque perruqueux… ressac, ciel piqueté d’étoiles et sable chaud ? Non, la perruque ne collait pas, pas plus que la poudre et les robes en berceau, par 35°c. Ou alors, ils collaient trop. Il fallait revenir à des latitudes plus raisonnables. 

 

Il revint donc à son assiette. Pause. Prit une longue inspiration, expira posément comme le lui avait enseigné son kinésithérapeute, et visualisa l’action. Effort de la fourchette, légère torsion du poignet gauche, les dents de l’instrument convenablement inclinées vers l’assiette et le corps du sujet formant angle à 45° avec la table. Le couvert retomba avec bruit sur le rebord de porcelaine. Non, décidément, il ne pouvait pas.

 

Ce n’était pas une question de papilles insensibles, ni de glande salivaire déréglée. Il le savait bien, lui, et cela depuis le début, mais les médecins continuaient à se perdre en conjectures sur la question. Etait-ce le goût, l’odeur ou bien la vue qui le dégoûtait à ce point ? Avait-il une aversion particulière pour les produits lactés (trauma infantile ?), la viande (métaphore sexuelle ?), les légumes verts (névrose urbaine ?), à moins qu’il ne s’agisse d’une allergie généralisée (psychose aggravée ? -sujet à enfermer dans les plus brefs délais-) ? Une existence entière perdue à discourir de son assiette sur un divan n’avait pu répondre à ces questions. Les diagnostics se faisaient de plus en plus flous avec les années et aboutissaient tous à cette conclusion absurde : le sevrer de sa planche de salut. Pour son bien, évidemment. Par souci pédagogique (avait-on idée à trente ans révolus de se refuser ainsi à toute nourriture normale ?), par souci hygiéniste, physique, et il passait les meilleurs. Certes, son obsession avait un effet désastreux sur sa santé. Certes, il risquait de mourir de perforation intestinale, de s’écrouler dans d’horribles souffrances et gargouillis d’estomac, là, près de la table et de la fiole fatale. Mais préférerait-on le voir mourir de faim ?

 

Le maître d’hôtel le guettait. C’était toujours ainsi. Où qu’il aille se réfugier pour tenter, en toute tranquillité, l’expérience effrayante de la confrontation à une assiette pleine, il était  observé par le travers, épié par le menu, moqué aussi, il s’en doutait bien. Sa mère s’adonnait à cette activité de manière on ne peut plus consciencieuse, évaluant ses efforts en fin de repas à l’aune des trajectoires parcourues par sa fourchette. Il s’était brouillé avec tous ses amis pour des histoires de daubes en gelée, de fondues savoyardes et de dîners de mariage. Quant aux relations amoureuses, il va sans dire qu’il en avait vite abandonné l’idée, l’étape restaurant étant absolument incontournable en la matière. Sa sociabilité s’en trouvait limitée à la fréquentation d’endroits où toute nourriture était par essence bannie. Essentiellement dans son cas, le bureau et le club de scrabble où il passait ses soirées à oublier de manger. 

 

Le sevrage l’avait forcé à sortir du bois. Au lieu de se réfugier chez lui pour s’adonner, dans une réconfortante intimité, à son penchant décrié, il devait « manger » à la vue de tous. Le patient se soumettra à la pression de ses pairs en déjeunant et dînant dans des lieux publics. Il avait banni de la liste des « lieux publics » la cafétéria de l’entreprise où il travaillait, ne voulant pas ébruiter un handicap qui l’avait déjà poussé à démissionner par deux fois. Restaient les restaurants. Sa première journée de sevrage s’était passée à établir une liste exhaustive des restaurants, bistrots, brasseries et autres cafétérias de la capitale, et leur ordre de roulement pour une année (c’était la dose prescrite). S’il acceptait de se soumettre à la pression de ses pairs, il refusait l’humiliation de s’y soumettre deux fois et changeait donc de lieu midi et soir, jour après jour, jonglant avec les horaires d’ouverture, les jours fériés, les grèves de métro et les exigences de son compte en banque. Et voilà qu’en dépit de ce programme épuisant, on épiait toujours ses moindres effets de fourchette. Cette fois-ci, c’était le maître d’hôtel, bien au carré, souliers noirs parfaitement vernis posés à la perpendiculaire exacte de la marche métallique qui menait à la réception. Mais c’était aussi bien le bistrotier moustachu ou la serveuse pimpante. Pas un qui ne jetât un regard en coin. Même le laveur de vitres, suspendu dans le vide par un simple baudrier, semblait ne pas quitter son assiette des yeux.

 

Un mot lui fit oublier le ballet des regards. Jus de tomate. Son voisin de derrière venait de commander un JUS DE TOMATE. Il s’agrippa à la nappe, concentrant son attention sur les replis du tissu damasquiné. Respire... Respire.. Respire !! Pense à autre chose. Vite, un truc apaisant. Quelque chose d’heureux. N’importe quoi. Velours rouge, voix chaude. Oui, voilà, quelque chose d’un club de jazz. (Soupir). Tu n’es plus là. Jaaaazzzz…. (Soupir). 

L’éclair d’une chaussure vernie se posant sur une marche métallique le tira de sa vision new-orléanaise. Le maître d’hôtel faisait son entrée, plateau en main. Il reprit plus fort : JJJAAAZZZ… !!!!  Le murmure se mua en vagissement, la nappe qu’il n’avait pas lâchée s’envola : il venait de se jeter sur le serveur. Le plateau oscilla dangereusement, reprit son équilibre. Cling ! fit la fiole de Tabasco en se brisant sur le marbre brillant. Il lui sembla qu’une éternité s’écoulait dans la contemplation du précieux liquide répandu sur le sol. Ensuite, il n’avait rien compris, seulement qu’on le jetait dehors. La vision de l’auréole rouge et or faisait comme une tache de soleil devant ses yeux.

 

Il n’aurait su dire comment il était rentré chez lui. Il avait dû errer longtemps, le réveil marquait presque deux heures du matin. Il s’assit devant une partie de scrabble entamée la veille. La partie n° 547 du Manuel du parfait scrabbleur. Mais l’adversaire était décidément trop fort et lui, trop peu concentré. La cuisine l’attirait désespérément. Les placards ne contenaient pourtant pas ce qu’il cherchait, il ne le savait que trop bien pour avoir consciencieusement aidé sa mère à en éliminer toute fiole suspecte. Mais c’était plus fort que lui : en dix minutes, il mit son appartement à sac. Rien. Rien derrière les radiateurs. Rien dans le réservoir des WC. Rien, pas une goutte de Tabasco. Nulle part. Il allait devenir fou.

 

Il se précipita sur le scrabble, balaya d’une main les jetons du plateau, remit celui-ci dans la boite, y jeta les lettres et embarqua le tout. Dix secondes plus tard, il sonnait comme un forcené chez son voisin de palier. Ce dernier, insomniaque et coutumier des sautes d’humeur de son voisinage, l’invita fort cordialement à entrer. Ils s‘attablèrent sans un mot et entamèrent la partie. Le plateau se remplissait rapidement. Le voisin, piètre joueur, se laissait en général battre sans rechigner. « Scrabble », lança-t-il pourtant après un bon quart d’heure, et de poser, l’air triomphant, P, I, M, E, N, T, E, lettre à lettre sur le plateau. Notre homme frissonna et contempla son jeu : Q,U, I, N, A, T, P. Qui font PIQUANT. Mot compte triple. Ses mains furent prises d’un léger tremblement en plaçant les pièces. L’autre renchérit avec ARDEUR mais le TOMATES qu’il venait de piocher l’obnubilait tant qu’il ne le remarqua même pas. Tentant de se concentrer, il réussit pourtant à poser ce nouveau scrabble. Silence. Il fixait le plateau sans parvenir à détourner le regard. « Dîtes-moi, TABASCO, vous prenez ou pas ? Je sais bien que ce n’est pas très régul… ». Le voisin n’eut pas le temps de finir sa phrase. Cling ! L’auréole rouge et or faisait comme une tache de soleil devant ses yeux.

 

AC Legendre

 

 

 

 

 

dimanche, 13 septembre 2009

Les vertiges

 

par Alexandre Loisnac

 

Ce n’est pas sans fierté qu’elle s’avouait ne pas avoir mangé un seul feu rouge depuis plusieurs mois. L’idée de son rétablissement lui faisait souvent battre les flancs à tout rompre et lui prodiguait une joie louche et fugace. Si elle arrivait à se passer des feux rouges, ce serait gagné. Malgré leur goût fruité, ceux-ci lui avaient causé tellement de nausées qu’ils lui semblaient représenter le symbole idéal de ses excès. En se privant de ce pêché mignon, elle était certaine d’arriver également à se passer avec facilité des mets plus aisés à digérer : tickets de métro goût chlorophylle, écharpes à l’anis ou à la violette, rayons de soleil acidulés et autres flocons laiteux de nuages.  
 

Cependant, un après-midi qu’elle déjeunait d’un œuf mollet parsemé de persil, une fiole de Tabasco, sans qu’elle en sut la cause, tomba sur les tomettes et, bien que robuste et charnue d’aspect, se brisa bêtement. Ce bris, au son si stupide dans sa cuisine vide, fut un tocsin à sa raison. Elle fut engloutie par le retour de ce qui pétrissait par trop ses habitudes. En observant le sol constellé d’éclats rougeâtres, tentant de distinguer les fientes de sauce du rouge des tomettes, elle sentit très vite au bout de ses doigts une foule de piments rampants. Elle brûlait de s’ôter les ongles à la tenaille tant ils lui semblaient bouillir. La violence inattendue du son né de la chute de cette fiole si sotte, éclatée d’une vulgarité oisive, lui laissa aux sens une musique d’effroi. Ce furent ses oreilles intérieures qui souffrirent, celles qui entendent tous les sons inutiles et obsédants, celles qui nient tout silence, tout repos. D’un coup, jusqu’au bruit de sa manche frôlant le rebord de la table sembla un crissement de papier de verre. Elle s’entendit déglutir en torrent, le cliquetis de l’horloge, semblable au mouvement lourd et agressif d’une usine en marche, lui enfonçait des myriades d’épingles entre les cheveux, une chaleur malsaine lui emplit le visage. Elle se serait gratter jusqu’au sang si elle n’avait pas été si effrayée par le chaos sonore qu’aurait pu produire un seul de ses mouvements. A cet instant, un seul chuchotement l’aurait fait hurler. Elle n’avait aucun silence en elle. 
 

La fatigue la prit, très lourde, et elle y trouva une excuse pour se blottir dans son fauteuil, laissant les affres physiques de l’épuisement du corps prendre la place de ses efforts mentaux. 
 

La seule chose qui l’apaisait, dans ce grand fauteuil où elle se cachait comme une vieille chatte, était quelque chose d’un club de jazz. Les furies calmes de ces atmosphères qu’elle fantasmait lui semblaient la parfaite image inversée de ses délires. Là-bas, la folie se rêvait bonne. Les sièges étaient de cuir et non de velours, la fumée dans l’air et non au crâne, la musique libre mais sage. Elle souhaitait plus que tout au monde que ses terreurs soient aussi maîtrisables que des envolées de trombone, qu’elle puisse en jouer pour les faire retomber dans le tempo cadré de thèmes inébranlables. Alors voilà ; quand lui venait le mauvais air, elle entrait dans la boîte de jazz. Elle évitait à tout prix de poser ses yeux ailleurs que sur les rayures de velours du grand fauteuil qui lui servait de nid, de peur que ses pupilles ne sortent d’elle pour aller s’éclater sur la matière des murs, du sol ou de n’importe quel objet alentour. Elle était seule dans ces instants, aussi seule qu’une agonie. Le jazz pouvait durer des heures, autant que ses sueurs d’esprit. 

*** 
 

 

Il lui venait à l’esprit le bruit de la mer, accroché quelque part sur sa montagne, un flux et un reflux presque soupirant de langueur. Il avait parcouru un bon nombre de massifs, chaque été, et trouvait dans ses escalades solitaires une incubation à son appétit sexuel. A chaque pic gravi, il redoublait d’ardeur charnelle pour quelques mois, laissant dans son sillage urbain des nuits moites à n’en plus finir. Il lui suffisait de quelques minutes, chaque année. Après plusieurs jours de marche, cherchant à s’isoler au plus des populations des pays et régions qu’il parcourait, il se trouvait une face immense et compliquée de quelque mont sauvage. Il commençait alors sa descente, parfaitement harnaché et, à l’endroit et au moment propices, se collait à la paroi de pierre, cherchait à l’agripper par n’importe quel moyen et l’écoutait le dominer férocement. Les centaines de mètres cube de rocaille le pénétraient lentement et il sentait parfois une érection encombrante lui couper le souffle, pendu à sa corde, fondu à une façade terrifiante. Il descendait alors sur un vague terrain plat, glacé, hagard, et il lui prenait parfois des jours pour retrouver la route des hommes depuis le perchoir où il finissait ses étreintes. Ces expéditions étaient véritablement dangereuses et nul doute qu’aucun cercle d’alpinistes n’aurait cautionné ses voyages, cette recherche de la solitude complète, l’absence totale de moyens de communication avec laquelle il prenait la route et les acrobaties d’apparence insensées et périlleuses auxquelles il se livrait.
 

Cet été, pour la première fois, il entendait la mer à l’approche du fantasme. Ce paradoxe le rendait incroyablement impatient, il sentait ses hanches se raidir de fougue et lui revenaient en plein membres les lentes pénétrations de ses nuits parisiennes, les feulements contenus du plaisir des filles qu’il ramenait chez lui, le goût de mercure qu’il sentait dans leur bouche au moment de leur orgasme si patiemment amené.         
 

C’est surtout cette femme de quarante ans à laquelle il pensait. Elle avait des cheveux roux et des yeux un peu fauves et dorés. Ils sont restés voisins pendant des années, comme s’ils avaient vieilli ensemble dans leur chair, pris ensemble, à quelques portes et étages d’intervalle, une maturité des muscles et de la peau qui rend le toucher si profond. Il était certain qu’elle le guettait et il passait de longs moments à penser l’odeur de cannelle de ses cuisses. Il se voyait atterrir chez elle rudement, à une heure incongrue, deux heures et demie du matin, et elle l’attendrait, grandie de haine et d’un désir poivre et sel irrésistible. Il la voulait franche, sans aucune espièglerie de gamine, puissante de remous tièdes, déguisée de seins écarlates du fait d’une lumière de mauvais goût. Il voulait son bordel d’une nuit sombre au goût méchant.      

Il était certain qu’il ne l’aurait jamais depuis son déménagement. Il s’était installé à l’ouest de la ville, sûr que les beaux quartiers donneraient plus de mal à ses chasses. A tort. La dernière fille dans laquelle il a mordu était cette enfant d’à peine dix-neuf ans, à la peau blanche de céramique, dont même le contact était froid. Ses cheveux noirs et brillants, coiffés dans un mouvement suranné, lui donnaient un charme idiot qui lui plu. Il s’est dit qu’elle n’était sans doute pas vierge, une petite bourge conne qui aime la queue, et ce dès l’instant où elle a posa son soulier noir vernis de fausse écolière sur le rebord métallique de la marche du train de Deauville. Son absence totale d’obligations professionnelles, il vivait d’une rente récente et méritée, lui autorisait à attendre plusieurs jours le retour des trains de Deauville. Elle le reconnu aussitôt. Ils ont fait l’amour debout. Elle a gardé les yeux serrés tandis qu’il portait sa flamme en elle, des heures, jusqu’à ce qu’elle jouisse plusieurs fois, sans un bruit. Lui-même tremblait fortement et se forçait délicieusement à entretenir ce silence poussif, exquis, qui lui procura un brasier sans nom.
 

Et là lui vient le bruit de la mer, il fait frais et il ne connait pas le nom de sa montagne. D’un mouvement brusque il détache les lanières de son baudrier. 
 

Il tomba à la renverse dans le vide, en faisant malgré lui une culbute ridicule dans les airs. Il ne pensait à rien, et le choc sourd de ses os sur les roches n’a rien secoué. Son baudrier restait pendu plusieurs dizaines de mètres au delà, se balançait mollement d’avant en arrière, puis s’arrêta clairement. Un éclat de soleil torve tissait l’ombre d’un bassin sur la paroi.             

***
 

 

Ni mer, ni montagne. Tout au plus de vagues collines épargnées des usines. Quelques fragments de forêts sombres, des nuits d’été aux encres de novembre. Elle trouvait son absolu où on l’avait élevée, dans les contreforts ennuyeux du pays lorrain. Ce paysage lui confiait un ressac particulier, un flux et reflux d’étranges terrils, d’une mer de poussière figée qui, à trop outrer les bois, finit par en faire partie. Si bien que ces minables reliefs forestiers perdraient tout charme à ses yeux hors la majesté d’agonie des séquelles ouvrières auxquels ils offraient écrin.
 

Peut-être se demandait-elle ce qu’il y avait au-delà des buttes boisées, sans doute avait-elle l’aiguille de l’élan qui venait lui irriter les habitudes. Alors quoi ? Et bien, quitter ces douceurs, les chaleurs fruitées des mois d’août et l’odeur de la terre du jardin ? Quitter son père courbé sur la bêche, aux sueurs élégantes des soleils de mirabelle ? Prendre gentiment congé de sa mère et du café de quatre heures, de la partie de scrabble et des dentelles ? Peut-être le jardin aux allées en pente raide lui semblait-il maintenant moins saugrenu d’aventures. Pas vraiment une révolte au fond, plus un fait de la vie, c’est vers Nancy que les chosent arrivent pour les jeunes filles curieuses de la région.
 

La plage de Warnemünde en fin de soleil donnait des horizons d’iode à sa raison. Sur sa serviette de plage, en joli bikini, elle sentait son flot de jeunesse s’épanouir auprès de l’onde marine d’une exotique RDA. Son compagnon s’était éloigné, parti cherché de quelques boissons, et elle s’exclamait de l’intérieur sur où l’avait mené ses années appliquées d’études, ses sympathies pour l’Est. En regardant le sable un peu sale alentour, elle se rêvait un hamac sur une plage immaculée, balançant mollement une nuit tropicale. Elle se pensait un air d’agrumes nouveaux et de faible brise tiède. La vie à venir lui semblait accueillante et rapide, pétrie d’une confiance sensible dans les faits. Tout s’offre et se prend, croyait-elle. En entendant les pas de son étranger, tenant dans chaque main une bouteille de bière, sur le sable compact de marée basse, elle se crû folle, d’amours impatientes, de regrets ignorés.  

 

Alexandre LOISNAC