itequint (vendredi, 13 novembre 2009)

 

 

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Phot Sara

 

 

 

ITEQUNT


Par Jérémie Gallois 


 

AH ! Que j’aimerais me laisser totalement aller, ne plus penser aux petits tracas quotidiens ! Il faut que je prenne des vacances, c’est çà... les vacances que j’ai passé chez mon oncle étaient parfaitement relaxantes, aux Antilles. Si je pouvais me replonger dans un bon bouquin interminable au fond d’un hamac, sur la plage, et m’endormir à l’ombre d’un palmier pour ne me réveiller que la nuit tombée à l’odeur des langoustes grillées.... Concentration, attention, ne te disperse pas... Il est sûrement en train de fourbir un mauvais coup ! Je n’aime pas du tout l’attitude qu’il a depuis quelques minutes, toujours à dévier les yeux, à faire mine de se gratter le nez sans en avoir l’air, à la limite de la décence. Je ne sais pas mais ces mains volubiles ne me disent rien. Elles sont trop pataudes et rondes pour être aussi rapides, cela tient du prodige. Non, pas de doute, cet état d’excitation ne peut provenir que d’un enthousiasme faramineux et vulgaire. De toute façon, je parviendrai à m’en sortir quoi qu’il arrive, j’en ai vu d’autres comme on dit... Les forces et les faiblesses des hommes se voient au quotidien. Cet homme là est et restera fondamentalement un faible. Aucun éclair de génie ne peut le toucher, aucun dieu ne lui insufflera son inspiration créatrice, son brio stratégique, jamais ! Je le vois même quand je croise dans le couloir. Cette manière de descendre les escaliers, tel un métronome, petit à petit, posant l’ensemble de la plante des pieds méticuleusement en prenant garde à chaque marche de ne pas trop aller en avant, de ne pas faire dépasser tous les orteils dans le vide pour ne pas que ses souliers noir, fraîchement vernis et polis à crème protectrice, ne glissent contre le rebord métallique de la marche incurvée le long du long escalier en colimaçon. Bref rien à craindre. Mais je ne comprends pas tout de même comment cela peut être aussi difficile et long! 

 

Il pose enfin, lentement,  les mains sur les lettres, en prend six, quand même et au fur et mesure aligne avec peine le mot « SEVREE » et ânonne de la tête avec un grand sourire satisfait, béât « mot compte double ». Sevrée... sevrée, il a pris tous les « e »... « sevrée »... je me serais bien servi de ce « s »...sevré... et même pris un petit verre. J’ai rien chez moi, depuis des mois, mais peut-être que lui garde une bonne bouteille de réserve chez lui. C’est vrai çà ! On n’arrive pas chez les gens sans rien apporter, sans prévenir, à deux heures et demi du matin, même entre voisins. J’allais me coucher, lire un bon livre, toujours le même, mon petit compagnon au travers des nuits les plus froides et les plus seules, depuis des années : Le vieil homme et la mer, où le flux et le reflux marin de ma respiration enrouée et de mes pensées ratiocinantes trouvent un exemple, un élan. Cela ne m’étonne même pas en fait, il est déjà venu il y a un mois et il n’avait rien apporté, déjà. Sauf de œufs... des œufs... crus, dans leur coquille. A croire qu’il n’avait plus de gaz pour les faire cuire. Il avait tout de même eu la gentillesse de les cuisiner : une assiette chacun de salade avec un œuf parfaitement mollet posé délicatement dessus et parsemé de persil. « Deux minutes quinze secondes dans une eau salée tout juste frémissante ! » avait-il préconisé doctement. Quel maniaque ce type finalement ! Il faut que je me méfie, et que je commence à réfléchir. « REAUBID»...Beau....raidi... bride...Ce n’est pas avec ça que je vais le mater...  et si je me sers de son « R » ? ...raidir... brider, brider, brider... et  vlan rideau ! Avec huit points, c’est nul ! Je ne vois pas pourquoi il me lance un regard aussi pointu, genre j’ai un mot qui va te faire décoller, te retourner comme une crêpe et te plaquer à la paroi ! Ma chute s’annonce dans ce regard coupant, acéré. Le mot compte triple, je dois absolument le prendre, il s’est trahi ! Trop basique... Rideau.... non, « baudrier », ah ah ! Et je lui prends la place, lui coupe l’herbe sous le pied, remonte la pente, et le pousse à bout. On va voir sa réaction, on va voir s’il est toujours aussi calme, méthodique et théâtreux ! 

« Baudrier ! Mot compte triple, dans les dents, maniaque »! Aucune réaction, quel flegme, quelle morgue... ce n’est pas la peine de me lancer mollement ce regard vitreux de poisson mort. On va essayer de le piquer un peu, de lui titiller le nerf optique avec des lettres compte triple, de relever la sauce d’un jeu que je commence à trouver un peu fade... sans compter que je déteste voir les gens se balancer nonchalamment sur mes chaises de rotin.  

« Quintet ! Scrabble ! », lance mon débonnaire et énervant partenaire. Et là tombe sous mes yeux, un peu sur la droite, à portée de main si j’évite prudemment le sac de lettres et si le décolle un peu le fessier, la fiole de Tabasco qui traînait là, vestige presque sec de mes beuveries mondaines passées, des apéro cocktails du vendredi vingt heures après le boulot,  dont le bloody mary bien chargé avait fait ma renommée. D’un geste vif, assuré, voire félin sans me vanter, je l’attrape sans bruit et en une seconde mon bras s’élance de rage pour asperger le visage en face de moi et rayer le sourire qui le barre. Mais la fiole s’arrache de  mes phalanges moites quelques peu replètes pour venir s’écraser quelques mètres plus loin, sur le miroir qui me fait face et le briser net.

 

Jérémie Gallois

 

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