Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 13 mars 2014

Classe, caste. Le théâtre de la distinction sociale

Nous proposons l'ouverture de l'ouvrage d'Edmond Goblot, La barrière et le niveau : une histoire de la bourgeoisie française, qui date de 1925.

edmond goblot,bourgeoisie française,classe,caste,distinction,socialisme,théoriciens du socialisme,institution,ordre social,inégalités social,plafond de verre,parvenu,nouveau riche,déclassé,ancien régime,révolution,abolition des privilèges,noblesse,peuple

Nous ne serons jamais assez reconnaissants à la Révolution de nous avoir donné l'égalité civile et l'égalité politique. Elle ne nous a pas donné l'égalité sociale. Les hommes de ce temps n'ont pas prévu, ne pouvaient guère prévoir cette espèce de pseudo-aristocratie qui se fonda presque aussitôt sur les ruines de l'ancienne et acheva de l'abolir en la supplantant : la bourgeoisie moderne.

Ce n'est pas que le rêve de l'égalité sociale fût étranger à l'esprit révolu­tionnaire. Mais, chez nos grands aïeux, ce rêve est. demeuré sentimental et ne se réalisa guère que par de nouvelles formules de politesse et le mot de frater­nité. S'il s'était précisé, c'eût été sans doute dans le sens économique. On eût cherché l'égalité sociale dans le nivellement des seules richesses matérielles, comme l'ont fait plus tard les théoriciens du socialisme.

Nous n'avons plus de castes, nous avons encore des classes. Une caste est fermée : on y naît, on y meurt; sauf de rares exceptions, on n'y entre point; on n'en sort pas davantage. Une classe est ouverte, a des « parvenus » et des « déclassés » : L'une et l'autre jouissent de certains avantages, répondant, au moins dans le principe, à des charges et à des obligations, L'une et l'autre cherchent à se soustraire à leurs obligations en conservant leurs avantages. C'est par là qu'elles se ruinent : leurs avantages deviennent difficiles à défen­dre quand ils ne sont plus la rémunération d'aucun service. C'est alors qu'une révolution les balaie, ou qu'elles se dissolvent dans un ordre social nouveau.

Une caste est une institution, une classe n'a pas d'existence officielle et légale. Au lieu de reposer sur des lois et des constitutions, elle est tout entière dans l'opinion et dans les mœurs. Elle n'en est pas moins une réalité sociale, moins fixe, il est vrai, et moins définie, mais tout aussi positive qu'une caste. On reconnaît un bourgeois d'un homme du peuple rien qu'à les voir passer dans la rue. On ne confond point un « Monsieur » avec un « homme », encore moins une « Dame » avec une « femme ». Un logicien dirait que la dénomi­nation générique suffit pour le vulgaire, tandis que le bourgeois et la bour­geoise veulent être désignés par leur différence. C'est, ajouterait un moraliste, que la différence est péjorative pour le premier, laudative pour l'autre.

Aux avantages qui constituent une classe ou une caste s'ajoutent, toujours quelques signes sensibles qui distinguent ceux qui jouissent de ces avantages de ceux qui en sont privés. Les avantages d'une caste sont des privilèges. Ceux de la noblesse de l'Ancien Régime étaient d'abord des biens matériels et des droits réels, dés exemptions de charges personnelles, fiscales et autres; puis des droits honorifiques, titre, préséances, droit exclusif de porter certaines armes et certains costumes, cérémonial défini et prescrit; c'était enfin le pres­tige, quiest tout entier dans des représentations collectives et des jugements de valeur: Leurs obligations étaient d'administrer presque toute la production agricole, car ils avaient été primitivement les propriétaires du sol et possé­daient encore les plus vastes et les plus riches domaines. A leurs fonctions de chefs d'exploitation rurale, ils joignaient des fonctions militaires, policières et juridiques. Lorsqu'au XVIIe siècle la plus haute noblesse quitta la campagne pour la ville, elle crut augmenter son prestige en formant l'inutile et brillant entourage des princes et du roi. Elle se trompait,. Elle se vit obligée d'aban­donner elle-même, dans la nuit du 4 août, des privilèges dont elle ne pouvait plus contester l'injustice.

L'avantage du bourgeois est tout entier dans l'opinion et se réduit à des jugements de valeur : ce n'est pas à dire qu'il soit mince: C'est une grande supériorité que d'être jugé supérieur. Cet avantage, c'est la « considération ». Être « considéré », c'est beaucoup mieux que d'être considérable : Le sens moderne de ce mot date de l'avènement de la bourgeoisie. Il est volontaire­ment vague : c'est un hommage que la personne peut toujours prendre pour elle et qui pourtant n'est rendu qu'à la classe ; c'est la reconnaissance d'une supériorité qui n'individualise pas, qui assimile, au contraire, et qui range. Dans les formules de politesse ; il évite les expressions trop humbles de serviteur, d'obéissance et de respect, et signifie : Je ne vous confonds pas avec le vulgaire ; je vous distingue ; je vous place sur le même rang que moi-même .

La considération doit, au moins eu apparence, être la rémunération d'un service. Les « classes dirigeantes » - autre expression dont l'origine date de la même époque, ne sont investies d'aucun pouvoir légal ; en principe, aucun emploi ne leur est réservé. Mais elles sont censées capables, en vertu d'une éducation plus longue et plus soignée, d'exercer un ascendant moral, d'être ce que Le Play appellera les « autorités sociales », de maintenir un certain niveau de civilisation dans la vie intellectuelle, économique, politique et sociale du pays.

La, noblesse, étant d'un autre rang que le peuple, semblait être d'une autre essence : il fallait réfléchir pour découvrir qu'un noble est un homme comme tous les autres; on ne s'en avisa guère qu'au XVIIIe siècle, et ce fut un scan­dale, un libertinage, que d'oser le dire. La bourgeoisie n'a pas de prestige : on sait qu'elle sort des rangs du peuple. La « considération » qui lui tient lieu de prestige, est un avantage toujours disputé et qu'il faut constamment maintenir et renouveler. En vain la bourgeoisie s'évertue à conserver la considération sans avoir la supériorité qui la justifierait. Tout indique que nous assistons maintenant à son déclin : on ne peut maintenir et renouveler longtemps une illusion. Aucune « révolution sociale » ne sera nécessaire pour la vaincre; elle ne périra pas par ce que le socialisme appelle la « lutte des classes ». Un « grand soir » lui rendrait plutôt un renouveau de vie. Elle s'éteindra de mort naturelle, par une évolution dont elle porte en elle-même le principe:

La démarcation d'une classe est aussi nette que celle d'une caste ; seule­ment elle est franchissable. Elle ne s'efface point du fait qu'on la franchit. On pourrait croire que les parvenus sont à la bourgeoisie ce qu'étaient les anoblis à l'ancienne noblesse. Nullement. Un anobli n'était pas l'égal du noble ; son fils, son petit-fils même ne pouvaient prétendre au rang des descendants des croisés : on comptait les quartiers. Rien, au contraire; n'est plus fréquent que le passage de la classe populaire à la classe bourgeoise. Sur dix bourgeois pris au hasard, cinq au moins sont fils ou petit-fils d'ouvriers, de paysans, de bouti­quiers, de concierges, d'employés subalternes. Qui a su prendre les mœurs de la bourgeoisie est bourgeois. Il n'a pas à faire oublier son humble origine; personne ne la lui reproche; il l'avoue sans embarras ; il s'en fait gloire. Ce ne sont pas ceux-là qu'on appelle parvenus » ; ce sont ceux qui, entrés dans la classe bourgeoise par leur fortune ou par leur profession, n'y semblent pas à leur place. Ils en ont pris ce qu'ils ont su discerner des caractères superficiels; ce qui est profond ou subtil leur échappe : leur premier état transparaît. Une fortune rapidement acquise inspire-t-elle à un homme le désir de vivre bourgeoisement, son éducation s'y oppose; des manières « communes », des « vulgarités » le trahissent ; il fait des impairs, des gaffes, des pataquès. Ou bien, s'il s'est adapté, sa femme ne l'a pas suivi. Car la principale difficulté de devenir bourgeois est qu'on ne le devient pas tout seul. Chacun appartient à une famille avant d'appartenir à une classe. C'est par sa famille que le bourgeois né est bourgeois ; c'est avec sa famille qu'il s'agit de le devenir: Il faut élever avec soi sa femme, ses père et mère, ses frères et sœurs, secouer son entourage, rompre avec certains amis ou les tenir à distance. Passer d'une classe dans une autre, c'est se dégager de l'ancienne, sans quoi on n'est pas accepté dans la nouvelle, qui n'admet pas une société « mêlée ». Pour cela une ou deux générations sont souvent nécessaires. Mais celui qui est, réelle­ment devenu bourgeois n'est pas un parvenu.

Par contre, le « déclassé » n'est plus bourgeois tandis que le noble qui dérogeait ou se mésalliait ne cessait pas d'être noble.

On voit que le nom de bourgeois n'est pas pris ici dans l'acception spéciale que lui donne la langue socialiste. Né dans les `cités industrielles, le socialisme raisonne et parle comme si le monde n'était composé que d'usines. Il divise la société en capitalistes et prolétaires, employeurs et salariés, profi­teurs et travailleurs. Le bourgeois, c'est le patron, l'ingénieur, le banquier, le rentier, le riche. À ce compte que suis-je donc, moi qui écris ces lignes? Patron ? Capitaliste ? Non certes. Rentier ? Oh ! si peu! Profiteur ? Pas que je sache. Je suis sûrement salarié, car je vis de mon travail. L'Université m'appa­raît comme une vaste industrie d'État qui façonne une matière humaine ; je ne suis pas patron, mais ouvrier dans cette usine. Je fabrique avec des étudiants comme matière première, des licenciés et des agrégés de philosophie : Je n'appartiens pourtant pas à la catégorie des « travailleurs », car je n'ai pas huit heures de sommeil et huit. heures de loisir garanties par le traité de Versailles. Il n'y a pas place pour moi dans la nomenclature socialiste. Mais dans la société française, que je le veuille ou non, je suis un bourgeois, et n'ai pas lieu d'en être fier.

 

Edmond Goblot

La barrière et le niveau : histoire de la bourgeoisie française - 1925

 

Goblot sur AlmaSoror :

Épictète commenté par Goblot

Bourg choisi

 

 

lundi, 03 mars 2014

Les steppes de l'esprit

 

Pour une fantastique histoire de la Mongolie et de ses alentours, je vous conseille de lire L'Empire des Steppes, de René Grousset. Grâce à la très sympathique et intelligente Université du Québec à Chicoutimi (Surnom : UQAC), l'intégralité de l'ouvrage est disponible en ligne, à cette adresse.

AlmaSoror avait déjà usé des largesses de l'Uqac en mentionnant une autre œuvre publiée sur ce site, l'excellente Histoire de la bourgeoisie française, sous titrée La barrière et le niveau, d'Edmond Goblot. La voici en téléchargement. (Nous l'avions cité dans le billet Bourg Choisi, un billet intitulé Épictète commenté par Goblot,)

ombre au 13.jpg

Mais voici, de René Grousset, un extrait de son livre intitulé Bilan de l'Histoire (1946).

« Il n’est plus permis aujourd’hui d’oublier que le « miracle grec » a été longuement préparé par les éblouissantes civilisations préhelléniques de la Crète (apogée entre 2400 et 1400), puis par la riche civilisation mycénienne (1600-1200) et finalement, à travers le « Moyen-Age dorien » (douzième-huitième siècle), par la « renaissance hellénique » des septième-sixième siècles. Mais il y eut bien miracle, si l’on entend par là que les quelques mille années du classicisme gréco-romain, sans compter nos propres renaissances, nos propres classicismes et finalement toute la civilisation occidentale, toute la science moderne, ont vécu sur les valeurs créées par l’hellénisme entre le début des guerres médiques et l’établissement de l’hégémonie romaine (480-200 avant Jésus-Christ). Pendant ces trois siècles toutes les virtualités du génie grec se trouvèrent réalisées, toutes les virtualités de l’esprit humain se virent annoncées ou pressenties.

Cependant, les Grecs eux-mêmes se sont plu à se reconnaître les élèves des vieilles cultures de l’Égypte et de la Mésopotamie. Qu’est-ce qui les a donc distingués de leurs maîtres? Ceci, que le génie grec représente dans tous les domaines et pour la première fois la libération de l’esprit humain. Des recettes empiriques de l’Égypte et de Babylone, il a, dès les premiers philosophes ioniens, dégagé la science pure; des antiques secrets transmis par les collèges sacerdotaux à des fins toujours plus ou moins thaumaturgiques, il a fait sortir la spéculation désintéressée; des rustiques chœurs dionysiaques, les cris de révolte du Prométhée enchaîné; des rigides xoana archaïques, les beaux corps libérés triomphant dans la pleine lumière, le culte de l’art pur. Au point de vue scientifique, rappelons seulement que Copernic, en établissant au seizième siècle les principes de notre mécanique céleste, ne fera que retrouver les enseignements d’Aristarque de Samos, mort vers 230 avant Jésus-Christ. Dans le domaine politique et malgré les entraves dont l’État grec chargeait ses ressortissants, la société grecque a créé l’homme libre et le libre gouvernement de la cité. D’un point de vue plus général, l’hellénisme a établi l’éminente dignité de la personne humaine, avec la notion de ces « lois non écrites » qui obligent l’Antigone de Sophocle au même titre que le Socrate du Criton. Si haute même a été cette conception de la valeur humaine que les Phidias et les Praxitèle n’ont cru pouvoir mieux faire que d’élever leurs dieux à la dignité d’hommes : la majesté sereine des Olympiens taillés dans le pentélique repose avant tout sur un parfait équilibre de nos propres facultés. Dans le domaine de l’art comme dans celui de la religion, l’univers, selon le mot de Renan, s’est ainsi humanisé parce que les Hellènes l’ont ramené à leur mesure. Empressons-nous d’ajouter que l’homme s’était ici humanisé tout le premier : dans l’adoucissement général des mœurs, l’esclave lui-même se voyait, à Athènes, traité avec plus de ménagements que l’individu libre en bien d’autres pays.

Ces qualités exceptionnelles assurèrent pendant trois siècles à l’âme hellénique une persistante jeunesse, débordante de spontanéité créatrice. Dans le monde de ce temps, le Grec se meut avec l’aisance d’un jeune dieu qui ne se connaît de rivaux ni dans les luttes de l’esprit, ni, – depuis Marathon et Salamine, – dans les jeux d’Arès. Cependant, dès la mort de Périclès (429) d’inquiétants symptômes se manifestent. Comblé des dons de l’esprit, le Grec commence à en abuser. De ses brillantes facultés intellectuelles il joue de plus en plus pour le seul plaisir, sa virtuosité l’entraînant à se désintéresser du fond. Le même dilettantisme transporté dans la politique, à l’heure la plus grave de la vie d’Athènes, fera d’Alcibiade un aventurier. Par ailleurs, ce peuple si bien doué et qui gardait une telle conscience de sa supériorité culturelle sur le reste du monde, ne put jamais, chose incroyable, s’élever jusqu’à la notion de la commune patrie. La patrie resta pour lui réduite aux limites de la cité, et les trois cités principales, Athènes, Sparte et Thèbes, passèrent leur temps à se combattre. Sparte qui représentait la principale force militaire de l’Hellade, joua finalement dans le monde grec le même jeu que l’Allemagne dans l’Europe du vingtième siècle : ne pouvant imposer autrement sa domination au reste des Grecs, elle n’hésita pas, par le traité d’Antalcidas, à pactiser avec les Asiatiques, non sans livrer à ceux-ci la Grèce extérieure (387). Ajoutons à ces guerres fratricides une effrayante dépopulation volontaire, véritable suicide de la race grecque, à l’heure où les Grecs allaient avoir à se défendre contre la menace de peuples nouveaux, Macédoniens d’abord, Romains ensuite.

Du moins, la conquête macédonienne valut-elle à l’hellénisme, compensation inappréciable, la domination de l’Asie, et on sait quel stimulant constitua pour l’esprit grec sa rencontre, dans le syncrétisme alexandrin, avec le génie de l’Orient. Malheureusement après une centaine d’années d’un magnifique essor, l’alexandrinisme qui, au troisième siècle, avait présidé à l’hellénisation de l’Orient, vit de plus en plus se produire le phénomène inverse, l’invasion de l’esprit grec par les idées orientales. Euclide et Aristarque avaient vécu à Alexandrie, mais c’est aussi à Alexandrie que vivront néoplatoniciens et gnostiques. L’éclat de rire de Lucien, au deuxième siècle de notre ère, sera la dernière protestation de l’esprit critique devant le retour des plus troubles mystiques païennes.

De plus, les Grecs devenus grâce à Alexandre les maîtres de l’Orient, y avaient apporté leur incapacité à s’unir. La Macédoine des Antigonides, la Syrie des Séleucides et l’Égypte des Ptolémées, comme naguère Athènes, Sparte et Thèbes, s’épuisèrent en une rivalité sans issue qui les livra les uns après les autres à l’étranger, en l’espèce aux Romains. Ajoutons que ce n’était pas impunément que les dynasties gréco-macédoniennes avaient revêtu l’appareil du vieux despotisme oriental. L’esprit grec qui, aux journées de Marathon et de Salamine, s’était identifié avec l’idée même de la liberté, apprit, dans les cours d’Alexandrie, d’Antioche et de Pergame, à devenir servile. Eschyle est remplacé par Callimaque. L’Hellène des Guerres médiques va devenir le Graeculus. Remarque significative : cet abaissement de la dignité hellénique coïncide avec l’arrêt de la faculté créatrice chez les Grecs. À partir du deuxième siècle avant notre ère, il y aura encore d’innombrables artistes ou savants grecs, mais l’art grec, la science grecque cesseront de progresser. L’hellénisme ne sera plus désormais qu’une culture cosmopolite qui vivra sur son acquis, non d’ailleurs sans rendre encore à l’humanité un inappréciable service en faisant l’éducation du monde romain ».

René Grousset, IN Bilan de l'histoire

 

Sur AlmaSoror, à propos du Miracle grec, il y avait déjà eu Fragment de Nietzsche, et le Fragment d'un printemps arabe.

 

jeudi, 28 octobre 2010

Bourg choisi

 

 

surfer.jpg

bourgeois dans une vague

 

 

 

 

Extrait de La barrière et le niveau, d'Edmond Goblot.
Une étude de la bourgeoisie écrite en 1925 par ce sociologue.

On peut lire le texte en entier sur le site de l'Université du Québec à Chicoutimi

 

"Nous ne serons jamais assez reconnaissants à la Révolution de nous avoir donné l'égalité civile et l'égalité politique. Elle ne nous a pas donné l'égalité sociale. Les hommes de ce temps n'ont pas prévu, ne pouvaient guère prévoir cette espèce de pseudo-aristocratie qui se fonda presque aussitôt sur les ruines de l'ancienne et acheva de l'abolir en la supplantant : la bourgeoisie moderne.

 

Ce n'est pas que le rêve de l'égalité sociale fût étranger à l'esprit révolu­tionnaire. Mais, chez nos grands aïeux, ce rêve est. demeuré sentimental et ne se réalisa guère que par de nouvelles formules de politesse et le mot de frater­nité. S'il s'était précisé, c'eût été sans doute dans le sens économique. On eût cherché l'égalité sociale dans le nivellement des seules richesses matérielles, comme l'ont fait plus tard les théoriciens du socialisme.

 

Nous n'avons plus de castes, nous avons encore des classes. Une caste est fermée : on y naît, on y meurt; sauf de rares exceptions, on n'y entre point; on n'en sort pas davantage. Une classe est ouverte, a des « parvenus » et des « déclassés » : L'une et l'autre jouissent de certains avantages, répondant, au moins dans le principe, à des charges et à des obligations, L'une et l'autre cherchent à se soustraire à leurs obligations en conservant leurs avantages. C'est par là qu'elles se ruinent : leurs avantages deviennent difficiles à défen­dre quand ils ne sont plus la rémunération d'aucun service. C'est alors qu'une révolution les balaie, ou qu'elles se dissolvent dans un ordre social nouveau.

 

Une caste est une institution, une classe n'a pas d'existence officielle et légale. Au lieu de reposer sur des lois et des constitutions, elle est tout entière dans l'opinion et dans les mœurs. Elle n'en est pas moins une réalité sociale, moins fixe, il est vrai, et moins définie, mais tout aussi positive qu'une caste. On reconnaît un bourgeois d'un homme du peuple rien qu'à les voir passer dans la rue".

 

Edmond Goblot