lundi, 05 décembre 2011
Comment s’effectue la traversée d’une époque troublée ?
Nous avons reçu il y a quelques jours un étrange billet de Katharina (F-B).
Lecture, relecture, et bonheur de la voir revenir sur la webasphalte almasororienne. Voilà donc, "Comment s’effectue la traversée, dans la dignité et la liberté, d’une époque troublée ?", par Katharina Fluch-Barrows.
Comment s’effectue la traversée, dans la dignité et la liberté, d’une époque troublée ?
Des contradictions nous étreignent.
Contradiction, entre l’admiration du sacrifice et l’envie de sécurité.
Comment rejoindre nos héros sans finir comme eux, brûlés sur un bûcher, enfermé dans un camp, crevé au bord d’un champ de bataille, lobotomisé dans un asile ? Et nos héros célèbres sont célébrés, mais quid de leurs égaux en courage qui n’ont pas atteint la notoriété ?
Une des solutions pour étancher notre soif de sacrifice peut être de se sacrifier, non pour une idée ou une cause, mais l’art, ou pour l’aide des autres. Quant à l’envie de sécurité, on peut essayer de la satisfaire en trouvant la sécurité dans les relations humaines avec ceux que nous rencontrons et qui nous entourent.
Contradiction, entre engagement politique et quête d’intemporel.
L’engagement politique souvent entre en conflit avec la quête d’éternité, d’intemporalité. Il oblige à se concentrer sur des contingences actuelles, des débats qui n’auront plus lieu demain, quand la noblesse et la beauté des choses tiennent, comme l’a dit Leonard de Vinci, à leur éternité.
On peut chercher quelles valeurs, quelles formulations pourraient rassembler (presque) tous les clans en présence : s’élever au-dessus de la mêlée pour tenter de voir si les combattants des deux côtés ne cherchent pas, au fond, la même chose. Quelle est cette chose ? Il faut axer son engagement sur elle.
Contradiction entre besoin d’expression et peur de la répression.
Face à des évènements et des situations déplaisantes, face à un silence qui oppresse ou à un mensonge, l’envie première qui monte est de prendre la parole pour établir la vérité. Or, si la situation est déplaisante et qu’elle le demeure, c’est qu’un certain nombre de personnes et d’institutions ne veulent pas que cette vérité soit dite.
Une façon de s’exprimer sans s’exposer outrageusement consiste à transmuter la vérité que l’on veut dire. Il faut transmuer l’expression brute du message en expression pure. Dans tous les domaines littéraires, et même dans la conversation, tâcher de dire le fond des choses sans parler des choses elles-mêmes. Exprimer la vérité nue, sans l’envelopper de son contexte. Elle n’en aura pas moins de poids, et pourra même servir à d’autres gens, en d’autres temps, pour d’autres contextes, libérée qu’elle sera des détails du temps présent.
Contradiction entre nos amis, ennemis les uns des autres.
Certains évoluent dans un monde social, idéologique, intellectuel uni : leur monde est assez uniforme pour qu’ils puissent organiser une soirée, un mariage, ou bien s’exprimer publiquement sans choquer atrocement tel ou tel groupe. Mais, pour ceux qui vivent entre deux ou plusieurs mondes, comprenant des opinions diverses ou opposées, bâties sur des analyses de la réalité qui ne se rencontrent jamais, analyses fondées d’après des expériences profondément différentes, comment concilier tout son monde ? Comment être d’accord avec l’un sans se créer un ennemi de l’autre ?
Une règle de comportement pourrait être de ne jamais se créer d’ennemi personnel : éviter tout mépris, toute colère, toute vantardise. On peut exposer ses contradictions, ses hésitations internes, ses déchirements, si on le fait d’un ton calme, sans but de choquer ou de se démarquer. Un peu comme quelqu’un décrirait son handicap physique, qui peut être une richesse, décrire ses conflits et reconnaître ce qu’ils nous apportent.
Contradiction entre solidarité avec les autres et désir de survie personnelle.
Il est vrai que certaines situations nous demandent de choisir entre notre survie personnelle et la solidarité avec les autres. Ces situations tragiques et rares sur le plan pur de la survie physique, se multiplient dès lors qu’il s’agit de survie sociale.
Plutôt que d’hésiter longtemps entre se sauver et sacrifier l’autre, ou bien se compromettre sans être sûr de sauver l’autre, une possibilité qui nous est offerte est de multiplier ses savoir-faire, ses modes de survie et de les transmettre aux autres. Par exemple, en cas de pénurie de nourriture, la solidarité consiste à priver ses enfants pour partager avec les voisins. La survie personnelle consiste à privilégier d’abord ses enfants. La transmission des savoirs consiste à limiter nos dépendances extérieures en augmentant nos compétences (exemple, culture de navets dans un appartement), et, plutôt que de partager les navets, donner la recette de leur culture et de leur conservation. Augmenter et diffuser nos savoir-faire permet de se libérer de la dépendance des autres et d’amplifier l’autonomie de chacun.
Contradiction entre désir de compter et peur d’être mis au ban.
Les époques troublées sont peu sûres, c’est une lapalissade. Qui peut dire quel choix faire et de quoi seront faits les manuels d’histoire de demain ? Faut-il prendre le risque de faire sa carrière et de finir devant une cour de justice ou bien doit-on renoncer à la vie publique – quelle qu’elle soit – pour ne pas risquer d’être mis au ban ?
L’ambition doit être affinée. Mieux vaut renoncer aux honneurs, aux premières places, à la compétition : on s’attachera ainsi à ne se faire remarquer que pour des paroles, des actes non motivés par l’avidité, mais par autre chose, de plus profond, et de plus justifiable en cas de pépin.
Contradiction entre détachement et engagement.
Face à la désagrégation du monde, faut-il intégrer une milice privée qui rétablira l’ordre ou se retirer dans son jardin pour contempler l’éternel végétal ?
L’engagement ne devrait jamais être source de trahison ; le détachement ne devrait jamais être source de lâcheté. On peut toujours se retenir de faire la fête quand d’autres souffrent, on peut toujours se retenir d’un acte de courage s’il doit détruire des vies. Le détachement en lui-même peut être vécu comme un engagement à servir des choses plus hautes que la haine et la mort ; l’engagement quant à lui peut mener à un détachement (vis-à-vis de son confort, mais aussi vis-à-vis de ses valeurs et idéaux initiaux). Il est bon de se rappeler que héros et traitres sont dans les deux camps. Quelle guerre civile a jamais opposé un groupe de héros à un groupe de traitres ? Cela n’existe pas. Les frontières du cœur et de l’abnégation ne sont pas celles des armes et des drapeaux.
Contradiction entre vouloir participer au combat collectif et peur de se tromper de camp.
Cette contradiction rappelle plusieurs contradictions précédentes, la joie fraternelle du partage et de l’amour, de la libération de quelque chose, est ce qui relie les combattants d’une armée. De deux armées. De deux armées qui se laminent l’une l’autre. Quand on a le choix de l’armée, comment choisir ?
Se souvenir que les camps dépassent les clans. Il y a le camp extérieur (l’armée, le clan), bien déterminé ; et il y a le camp intérieur (la substance de notre choix, sa raison morale). Je pense qu’il ne faut jamais sacrifier le camp intérieur au camp extérieur. Combien de gens, à cause d’une émotion initiale, d’un choc, d’une prise de conscience à un moment donné, ont embrassé une cause qui les a menés trop loin, bien au-delà de ce qu’ils ont voulu défendre, et même qui les a poussés à des actions contraires à l’émotion de révolte et de justice initiale ?
Katharina Flunch-Barrows
(Photos d'Olympe Davidson)
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vendredi, 02 décembre 2011
Trois esthètes du XX ème siècle : Romain Rolland, Jacques Benoist-Méchin, Raoul Vaneigem
Trois grands stylistes de la langue française, dont je n'ai pas entendu parler à l'école.
Romain Rolland - pourquoi cet homme n'est plus lu en France aujourd'hui ? Il l'est, ailleurs. Disciple de Tolstoï, c'est lui qui a fait connaître Gandhi en France, c'est lui qui a donné à son ami Sigmund Freud l'idée du sentiment océanique.
Son roman Jean-Christophe est un chef d'oeuvre, un arc en ciel où se mêlent en un même scintillement les couleurs du style littéraire, de la structure et du scénario, de la philosophie et de la vision mystique. Un arc en ciel ancré dans l'histoire européenne de l'aube du XX° siècle.
"Le corps et l'âme s'écoulent comme un flot. Les ans s'inscrivent sur la chair de l'arbre qui vieillit. Le monde entier des formes s'use et se renouvelle. Toi seule ne passes pas, immortelle musique. Tu es la mer intérieure. Tu es l'âme profonde."
in Jean-Christophe, 1912
Jacques Benoist-Méchin, on sait pourquoi cet homme n'est lu que dans les arrières salles, les boudoirs, les bureaux cachés. C'est parce qu'il subit le sort de ceux qui se sont "trompés de camp" lors de la seconde guerre mondiale. Condamné à mort à la Libération, grâcié par le président Auriol et enfin embauché en sous main par les gouvernements français pour des missions dans les pays arabes qu'il adorait, il a toujours écrit, que sa vie se déroule dans les salons mondains et les ministères, en prison, en voyage... Plus qu'un historien, c'est un chroniqueur de son temps, qui rappelle Thucydide et Joinville, une des plus belles langues de notre langue du XXème siècle.
"Passe devant nous, semblable à une citadelle resplendissante de blancheur, l'Olympic Cloud, un pétrolier de 30 000 tonnes... Ce château de rêve glisse lentement devant nos yeux. Sa gloire immaculée domine de haut le désert, les dunes et le faîte des palmiers.
Ce palais majestueux a l'inconsistence d'un mirage. Il semble sur le point de se dissoudre dans la nuit."
In Un printemps arabe, 1959
Raoul Vaneigem vit encore, lui, l'anarchiste, ex-ami de Debord et situationniste. Je ne sais trop qu'en dire, sinon que son écriture a du souffle et qu'elle m'a revivifiée lorsque j'étais salariée et travaillais dans un bureau.
"Ils croient mener une existence et l'existence les mène par les interminables travées d'une usine universelle. Qu'ils lisent, bricolent, dorment, voyagent, méditent ou baisent, ils obéissent le plus souvent au vieux réflexe qui les commande à longueur de jours ouvrables.
Pouvoir et crédit tirent les ficelles. Ont-ils les nerfs tendus à droite ? Ils se détendent à gauche et la machine repart. N'importe quoi les console de l'inconsolable. Ce n'est pas sans raison qu'ils ont, des siècles durant, adoré sous le nom de Dieu un marchand d'esclaves qui, n'octroyant au repos qu'un seul jour sur sept, exigeait encore qu'il fût consacré à chanter ses louanges.
Pourtant, le dimance, vers les quatre heures de l'après-midi, ils sentent, ils savent qu'ils sont perdus, qu'ils ont, comme en semaine, laissé à l'aube le meilleur d'eux-mêmes. Qu'ils n'ont pas arrêté de travailler".
In Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l'opportunité de s'en défaire, 1990
J'ai des rêves, des quêtes. Je n'ai pas tout lu de ces trois hommes. Je voudrais entendre l'oeuvre musicale composée par Benoist-Méchin, Equateur.
J'ai des réserves. Je n'aime pas la passion de Benoist-Méchin pour les sociétés complètement mysogines, tels le nazisme ou l'islam ; je n'aime pas la passion de Vaneigem pour les sociétés complètement machistes, celles des nomades qu'il décrit en déployant son style avec fougue. Ces réserves ne sont pas d'ordre litttéraire. Elles n'ont donc aucune espèce d'importance puisque la littérature est libre et flotte bien plus haut que les idées ou les actions.
J'ai une admiration pour ces trois plumes, bien que Benoist-Méchin ait pu taper à la machine, et Vaneigem sur un ordinateur, au moins pour la partie récente de son oeuvre.
Dans ces trois styles, une sensorialité démultipliée, la sensualité de la vie transmuée dans la sensualité des mots, un grand amour des expériences concrètes et la capacité de s'élever très haut dans l'abstraction.
Ils sont je crois parmi les trois plus grands écrivains du XX°siècle, en langue française. Il y en a d'autres, mais ceux-cis sont bien peu cités.
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Carvos Loup : Escargot
Carvos Loup intervient le vendredi sur AlmaSoror, avec une photo illustrée par une phrase ou deux.
L'imposant marbre m'accueillait ce jour là comme les autres jours : je ne savais pas que je vivais dans le luxe. Je ne m'en rendis compte que lorsque mon travail au Ministère des arts et des lettres s'arrêta. Alors seulement je compris qui j'étais et que j'étais poète, et je regrettai amèrement d'être resté de marbre face au marbre et aux tapisseries ex-royaux.
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