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mardi, 21 février 2012

Le benêt de Saint-Vivien

 

Sara
Phot. Sara


        Je ne suis jamais retournée à Saint-Vivien. De temps en temps, au terme d’une journée trop remplie, je me tiens à la fenêtre, fatiguée ; mon esprit vagabonde. Je laisse alors remonter des images d’un temps qui ne reviendra pas. Une époque enfuie, une époque dont il ne reste pas même des ruines. Plus un être, plus un objet ne me demeure. Mais comme les souvenirs sont vivaces a! Et de temps en temps, je bois une bière en mangeant un sandwich aux olives et au concombre, et des mots d’autrefois sonnent dans ma mémoire. Non, je ne suis pas nostalgique. Je tente de comprendre comment il est possible qu’un monde s’écroule, comment il est possible qu’on puisse s’éloigner autant de sa jeunesse. Je considère la jeune fille d’alors et il m’est difficile de croire qu’elle est la même personne que moi. Les souvenirs sont les seuls ponts qui me lient à elle. Les souvenirs, et certaines émotions, légères et douces, qui palpitent à nouveau en mon sein à l’évocation du chemin des oliviers.
Il menait à la mer. Nous allions rarement jusqu’à la mer. Nous nous cachions dans l’un de ces arbres magnifiques, toujours le même, et nous contemplions, avec béatitude, le ciel bleu, les rangées d’oliviers qui mouraient, tout au fond du chemin, dans le vert de la mer, et les tâches blanches des nuages, et les tâches jaunes des genêts. Sur la route, rarement, une voiture passait. Et personne ne connaissait notre refuge. Personne ne connaissait notre secret.
 
Il s’appelait Matthias.
 
Les gens appelaient Matthias, le benêt. On m’appelait la fille du bedeau. Ma mère était morte ou partie, je ne sais pas. Les gens du village étaient gentils avec moi, cruels avec Matthias. Comme aucun jeune ne lui parlait, je ne le connaissais que de vue jusqu’à notre première rencontre sur le chemin des oliviers. Ce fut une rencontre de hasard. J’aurais pu rencontrer n’importe quel autre garçon sur ce chemin oublié. Ce premier jour, nous montâmes déjà à l’arbre, parce qu’il voulait me montrer comment voient les oiseaux. Nous vivions depuis quinze ans dans ce village de neuf cents habitants, et c’était la première fois que je parlais avec le benêt.
 
 
 
Le village de Saint-Vivien s’étendait sur plusieurs kilomètres, des collines basses de Montpréau jusqu’à la mer. Les maisons de chaume ressemblaient toutes à la nôtre, blanches et rectangulaires, bien qu’elles fussent beaucoup plus grandes. Aujourd’hui que la grande Toile nous relie tous électroniquement à tout, je songe parfois à taper le nom de « mon village » sur un moteur de recherche. Mais je sais que je ne le ferai jamais. A quoi bon remuer la boue d’une enfance morte ?
 
« La maison du bedeau », comme on l’appelait, était une dépendance de l’église. J’y vivais seule avec mon père, mais nous dînions presque tous les soirs avec le curé du village. Je ne me souviens pas d’une seule conversation. Je ne me souviens pas de la voix du curé, ni de celle de mon père. Ils palabraient entre eux, et j’écoutais, baignée d’un ennui constant, inconscient. La maison comprenait trois pièces, et un joli petit jardin carré. Ma chambre donnait sur la rue, celle de mon père sur le jardin. J’ai passé beaucoup de temps à ma fenêtre, dissimulée derrière la tenture du rideau, à observer les allées et venues du village. Lui, ne passait presque jamais. Il bêchait dans les maisons du côté des collines. Puis, pour se rendre au chemin des oliviers, il ne traversait pas le village mais passait par le bois. Nous n’avions jamais de rendez vous et n’étions pas à quelques heures près. Une heure ou cinq minutes nous paraissait équivalents.
 
 
Nous dévorions inlassablement des sandwiches aux olives et au concombre. Il amenait le pain, j’amenais les concombres et nous nous servions d’olives dans l’arbre. C’est incroyable à quel point ce souvenir est puissant. Toute ma vie, j’ai eu des flashes extraordinairement violents et imprévisibles. A un cocktail, sur un marché, ou tout simplement chez des amis, lorsqu’une effluve de concombre ou d’olive traversait ma narine. Alors il me fallait plusieurs secondes pour en revenir, et me détacher d’un regard naïf, entier, un peu quémandeur.
 
 
Cinq ans durant, nous nous rencontrâmes quotidiennement, à l’arbre.
 
Et, c’est vrai, l’arbre, qui fut d’abord notre observatoire, nous servit bientôt de salle à manger, et enfin de lit.
 
Au village, nous nous ignorions. Nous ne nous parlions pas. A l’arbre, je l’écoutais et il m’écoutait. Pourtant, aujourd’hui, je me demande si nous nous connaissions, ou si nos solitudes se rencontraient sans que nous saisissions nous même où se situait cette rencontre en chacun de nous.
 
Nous ne savions rien exprimer ; savions-nous aimer ? Il n’est pas un jour depuis ma fuite où je n’ai pas pensé à lui. Il n’est pas un soir où je ne me suis pas endormie au creux de son souvenir. Il n’est pas une aube qui n’a mis devant mes yeux entrouverts, avant la moindre lumière du jour, l’image de ses deux grands yeux bleus naïfs, songeurs, vaguement mendiants…
 
 
Quand Matthias marchait, on le reconnaissait de très loin. Sa démarche était un peu de travers. Sa silhouette, à la fois élancée et gauche, penchait trop d’un côté à chaque pas. Il semblait marcher à contretemps.
 
 
De l’arbre, on voyait la statue de Notre Dame du Bon Secours, cette si gentille dame qui priait pour les marins. Les mères, les sœurs, les filles et les fils des marins morts lui déposaient des gerbes. Notre Dame du Bon Secours était notre seule amie, pourtant, nous n’allions jamais la voir. Nous parlions souvent d’elle, de sa douceur, de sa fidélité, de son amour pour les marins. Nous l’admirions. Nous savions que la statue représentait un être qui nous semblait incroyablement proche. J’étais la fille du bedeau, et lui, le benêt, était le dernier fils du boulanger, athée et épicuriste, comme il disait. Il ne comprenait pas qu’on lui ait refourgué un benêt pareil. Sur sept enfants, ça arrive souvent, comme il disait.
 
 
Au village, on ne nous faisait pas de fête d’anniversaire ; c’était réservé à la fine fleur des habitants, ceux qui « commandaient », ceux qui « dominaient » les autres par leur prestance. Mais les gens nous criaient : bon anniversaire. C’est ainsi que je connus sa date d’anniversaire : j’entendis quelqu’un lui crier, eh, bon anniversaire ! Lui, quelques mois avant, le jour de mes seize ans, était arrivé à l’arbre avec un couteau et un bracelet de sa fabrication, scellés entre eux par une liane fleurie. J’étais bouleversée par leur beauté. A mon tour, je lui offris un pull-over, pour lequel je dépensai tout mon argent au seul magasin de vêtements de Saint-Vivien. Matthias le porta presque tous les jours les trois ans qui suivirent.
 
 
Quand Matthias apprit, sans doute en entendant des gens du village en parler, que je partais étudier à la ville, il ne dit rien. Son attitude ne changea pas. Son regard devint peut-être plus inquiet.
 
Un jour, j’abordai le sujet. Il était évident qu’il savait ; j’en parlai donc naturellement, sans tristesse, sans joie : je vais aller étudier à la fac. Cela faisait plus de trois ans que nous nous étreignions tous les jours sans jamais commenter ces étreintes, ces serrements, qui étaient autant de serments jamais formulés, autant de déclarations jamais prononcées. Nous parlions des oiseaux, des arbres, il me racontait qu’il avait beaucoup bêché, je lui expliquai que je n’avais pas aimé la fin de telle émission de télévision.
 
Et voilà que sans rien commenter ni sous entendre, je disais simplement que j’allais partir. Qu’avais-je jusqu’ici décidé dans ma vie ? Rien. Nous avions l’habitude des décisions importantes imposées par le monde extérieur. Il ne dit rien.
 
 
 
Mais son étreinte ce jour là ressembla à un appel au secours. Je ne me dis rien, je le ressentis simplement. Nous nous quittâmes comme d’habitude, et son regard était affolé, mais silencieux.
 
Mon départ était prévu dans trois mois. Les trois mois qui suivirent, rien de différent n’eut lieu. La veille de mon départ, il me serra contre lui sans parler. Le benêt ne me laissait plus partir, et moi non plus je ne voulais pas partir.
 
Je devais marcher seule jusqu’au car, à quelques kilomètres de là. Je pris la route, un sac énorme et trop lourd sur le dos. J’étais si peu habituée à formuler et à ressentir que je ne mettais pas de mot sur la pierre douloureuse que je sentais dans mon cœur. Il sortit d’un fourré, émergea sur la route. Il me poignarda trois fois. Puis il me prit dans ses bras, sanglota et s’enfuit.
 
 
Quelques heures plus tard, une voiture s’arrêta et je fus ramassée, ainsi que le poignard. J’étais à peine consciente. Je ne l’ai jamais dénoncé. Au bout de quelques mois ils ont laissé tomber, ils ne m’ont plus interrogée. J’étais en convalescence. Je partis avec six mois de retard pour l’université. Lui, je le vis plusieurs fois venir à ma fenêtre. Je lui souris. Il déposa des fleurs sur le rebord de ma fenêtre. Quand je partis, mon père le bedeau et le maire du village m’accompagnèrent au car. Je le vis quand le car démarra. Il était dans un fourré, au bord de la route. Nous nous regardâmes jusqu’à ce que la vitesse du car nous sépare.
 
 
Je savais qu’il ne me faudrait jamais retourner à Saint-Vivien. Je savais qu’il était le benêt, qu’il bêchait, dans les jardins des gens. Je savais qu’il pensait à moi, et je pensais à lui. Quand je passai mon doctorat de poésie, j’eus le sentiment à la fin de la soutenance d’avoir raconté des insanités. Il aurait fallu que je raconte cette histoire : la seule chose qui compte vraiment.
 
 
Les mots qui me viennent le plus justement sont la fraternité et la tendresse. Ou l’amour, et la tendresse. Une histoire sans fard, sans témoin, sans intention.
 
La fraîcheur des aubes, la blancheur sale des maisons, le gras de la terre, l’herbe humide. Cela habite en moi. Rien de ce labyrinthe urbain qui m’entoure n’a pu effacer la terre. Et aucune caresse, aucun regard, aucun échange n’a calmé le profond amour que j’éprouve pour lui.
 
Certes, il était incapable d’être autre chose qu’un ange, et cela en faisait l’image d’un débile. Certes… J’ai vécu une vie d’universitaire, j’ai voyagé, j’ai été une citadine. J’ai fréquenté les bars à la mode. J’ai erré dans la ville le dimanche après-midi, désoeuvrée. J’ai péroré le samedi soir dans des dîners… Certes. Et je n’ai jamais rien dit de lui. Aujourd’hui, malgré l’impossibilité d’exprimer l’inexprimable, je prends la plume pour que cette histoire vive à nouveau. Mes amours, urbaines, n’ont jamais valu le benêt de Saint-Vivien.
 
Je me demande si de temps en temps, un homme de soixante ans, la démarche déglinguée, la bêche sur l’épaule, s’arrête, là-bas, à la sortie de Saint-Vivien, sur le chemin des oliviers, et adossé à la branche la plus basse d’un arbre, toujours le même, l’esprit chargé de mémoires d’un temps depuis longtemps fini, mange un sandwich aux olives et au concombre.
 
Peut-être les histoires les plus immobiles, les plus silencieuses, sont-elles aussi les plus inoubliables.
 

 
 
édith de Cornulier Lucinière
 
 
 
 
 Et pour illustrer cette histoire, une autre histoire, sur une proposition d'Emma du Songe italien