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mercredi, 10 janvier 2018

Ravins de soufre

Terakaft résonne dans l'appartement, une seule lampe allumée, une seule, toute petite, corps de boulier, abat-jour rouge. La bouteille de Côtes de Bordeaux du domaine de Lavialle me fait marrer avec son bouchon de traviole, mais c'est peut-être parce que je l'ai consciencieusement finie. Il y a une tour Eiffel à droite qui rayonne un halo bleu toutes les cinq minutes, un drôle de mur blanc un peu gondolé à gauche, un reste de riz au lait de chèvre sur ma langue et une prière au bord de mon cœur. Des appels amicaux ont rythmé ces jours et les nuits reviennent comme des vagues blanches de vide. J'ai vu la nuit orange aux lueurs enneigées (caresses allant aux peaux des seins avec verdeur), la stabilisation des racines jaunies et la mort verte et bleue des cristaux enchanteurs.

Ah ah ! Tu savais dire les mots en rafales et tu meurs sans rien croire, comme un lynx endormi, blessure déjà pourrie à la patte démise, poumons récalcitrants depuis l'enfance soumise.

 

Deux heures ont passé. Calme profond des cœurs troués. Une sonate au clair de lune est tombée dans le silence de la nuit. Mon neveu crie quand on le couche et babille quand on l'embrasse, à l'orée d'un petit village où paissent encore des chèvres (quelques unes), non loin de la très grande ville.

Reste auprès de moi, toi, même si tu n'existes pas, ne me quitte pas. J'ai besoin de ton image pour exister. J'ai besoin de cette voix que tu chantes en moi pour me réchauffer l'âme dans cet océan de lait caillé. J'ai besoin de ta carrure de bouvier des Flandres pour m'accompagner sur ce fleuve qu'on appelait jadis l'Achéron.

 

Ô ! que mon rire éclate ! Ô sur la terre amère !

 

Tu étais riche et tu es nu, vidé de ton sang. C'est elle qui t'a sucé, la petite sangsue, les plus grands arbres abdiquent parfois devant des mauvaises herbes. Et tu dansais à l'intérieur de toi, immobile, dans les fêtes foraines. Et tu souriais à l'ange de Fatima.

 

Mais je divague. Rien n'a bougé, pas une ligne de mon front, pas une ligne de mire, pas une ligne du livre. Rien n'a changé à la surface de la mer. C'est la saison du cœur : il pleut des ivresses sur les prés fauchés.

dimanche, 04 janvier 2015

Si les murs étaient peints en noirs

Je me pose la question des murs noirs, des plafonds noirs, afin de savoir s'ils peuvent se dresser en remparts contre la blafardisation de la lumière, le matin, l'hiver. Revenue dans ce lit avec le café qui fume encore, plongée dans le Rimbaud de Henry Miller, je lève quelque fois les yeux sur un portrait qui me fait face. Il représente moi-même, à dix-neuf ans. Le croquis en a été fait dans un restaurant qui n'existe plus : l'Auberge d'Italie, rue Mayet. La petite toile fut peinte dans les jours qui suivirent. Je me souviens d'une autre toile de la même artiste et ne suis pas certaine qu'elle continue à peindre. Pourtant, "Peindre, c'est aimer à nouveau".

Ce visage de jeune fille qui ne me regarde pas, c'est le mien et c'est celui d'une autre. C'est surtout le reflet encore lumineux et vivace d'une jeunesse dont les saveurs s'estompent chaque année un peu plus. Des rêves d'expression personnelle qui épouseraient le monde, ces rêves que nous faisions ensemble, et qui se sont déformés sur le mur des réels et des (im)possibles.

Alors que dire d'un passage combatif, que dire de phrases taillées dans la pierre de la langue par un salaud talentueux ?

"Dans tout cela, je retrouve ma propre condition. Je n'ai jamais abandonné la lutte. Mais quel prix n'ai-je pas payé ! Ce fut une guérilla, ce combat désespéré qui naît seulement du désespoir. L'oeuvre que je m'étais donné la tâche d'écrire n'est pas encore écrite, ou ne l'est qu'en partie. Rien que pour élever la voix, pour parler à ma manière, j'ai dû gagner chaque pouce de terrain de haute lutte. Le bruit de la bataille a presque fait taire la chanson. Qu'on parle du regard fatigué qui fait faner les fleurs et pâlir les étoiles ! Mon regard à moi est devenu corrosif : c'est un miracle que, sous mon oeil sans pitié, les fleurs et les étoiles ne soient pas pulvérisées. Voilà pour le fond de mon être. Quant à l'extérieur, eh bien, l'homme superficiel a, peu à peu, appris à s'accommoder des façons du monde. Il peut être dans le monde sans être du monde. Il peut être aimable, gentil, charitable, hospitalier. Pourquoi pas ? "Le vrai problème", comme l'a montré Rimbaud, "est de faire l'âme monstrueuse", c'est-à-dire non pas hideuse mais prodigieuse ! Quel est le sens du mot "monstrueux" ? D'après le dictionnaire : "toute forme organisée de vie fortement déformée par le manque, l'excès, le déplacement ou la défiguration de certaines parties ou de certains organes ; tout ce qui est hideux ou anormal ou composé de parties ou de caractères inconsistants, qu'ils soient repoussants ou non". La racine est dérivée du mot latin monere, qui signifie avertir. En mythologie, le monstrueux s'exprime dans les formes de la Harpie, de la Gorgone, du Sphinx, du Centaure, de la Dryade, de la Sirène. Tous sont des prodiges ; et c'est là le caractère essentiel du monstrueux : ils ont détruit la norme, l'équilibre. N'est-ce pas la seulement la peur du petit homme médiocre ? Les âmes timides voient partout des monstres sur leur route, qu'on les appelle hippogriffes ou hitlériens. Ce que l'homme redoute le plus, c'est l'expansion de la conscience de soi. Tout ce qu'il y a d'effrayant, de sinistre dans la mythologie vient de cette peur. "Vivons en paix, en harmonie", prie le petit homme. Mais la loi de l'univers, c'est que la paix et l'harmonie ne peuvent être gagnés que par une lutte intérieure. Le petit homme ne veut pas payer le prix de ce genre de paix et d'harmonies ; il les veut toutes faites, comme un complet de confection."

Henry Miller, IN RIMBAUD. Traduction par F. Roger-Cornaz