Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 03 septembre 2015

Marketingue

 

Tu t'es baigné dans l'océan au soleil couchant ce soir, mais tu n'as pas de compte facebook pour le partager avec tes centaines d'amis.

Personne ne te regardait. Personne ne sait que tu as connu des sensations merveilleuses quand ton corps est entré dans l'eau. Si tu te pinces pour savoir que tu existes, tu ressens une légère douleur au bras, preuve que tu existes en effet au moins un petit peu. Tu détiens une carte d'identité qui prouve que l’État, possesseur et dominateur de tout ce qui bouge, reconnaît ton existence : tu existes encore un peu plus. Mais tant que tu n'auras pas marketé ton bain dans l'océan, et le porto qui l'a suivi et les conversations sympathiques qui ont accompagné le porto avec ces trois hommes appuyés sur leurs planches de surf, ton expérience n'aura aucune retombée sociale positive pour toi.

Pourquoi ne markètes-tu pas ta vie, d'une manière fine et intelligente, sans en avoir l'air, dans ta conversation au jour le jour et sur tes réseaux sociaux ? Par une sorte d'abstinence ? Parce que tu crois que tu abaisserais ton âme à faire semblant de ne pas faire exprès de faire souffrir les autres ? Faire souffrir en étalant ton entourage chaleureux, tes mignons enfants, tes connaissances culturelles et scientifiques, ta pensée radicalement engagée au service des causes justes, ton art de vivre de multiples bons moments dans la vie quotidienne, ta capacité à mener des projets au long cours, ton sens de l'humour, ton sens du partage, ton originalité exceptionnelle bien sûr mais aussi ta fabuleuse capacité à cocher toutes les cases de la réussite sociale, et enfin, ce détachement qui te caractérise et qui te rend capable de communiquer aussi avec le clochard ou l'ermite.
Pourquoi cette abstinence, as-tu peur qu'à force d'interpréter ta vie en public, cette interprétation à son tour influerait ta personne, et te ferait dériver, t’éloignant de toi-même sans que tu en prennes pleinement conscience ?

Le marketingue a envahi presque toutes les parcelles de notre monde mental partagé.

Il ne s'agit pas tant de créer la haine que de susciter l'envie, non cette envie qui galvanise, mais ce désir déjà perdant d'être l'autre, comme l'autre, d'avoir ce qu'a l'autre, de monter à sa hauteur ontologique.

Peut-on faire naître l'amour et l'admiration sans attiser l'envie maladive, peut-on aviver chez l'autre la confiance, le contentement d'être soi, ici et maintenant, tel qu'on est et avec ce qu'on a ? Peut-on provoquer chez autrui, par un acte, par un mode de vie, la paix avec la vie accomplie et envers celle à venir ?

Oui, peut-être, mais en dehors de tout discours sur soi.

Ne marketer ni son bonheur, ni son courage, ni sa peine.

De ce que je lis, partout et tout le temps, tous les discours sont faux. Les discours estampillés authentiques sont de l'authenticité marketée. Voici un homme qui markète son expérience d'isolement dans une plaine perdue de Sibérie. Voici un autre qui markète son cheminement auprès des grands maîtres bouddhistes. Voici encore un autre qui markète le fait d'avoir plaqué son placide et monotone boulot dans un bureau pour courir les hautes montagnes. Voici encore cette dame qui markète sa formidable résilience après avoir découvert la maladie grave de son petit. Tous discourent sur le sens de l'humilité, la quête de l'absolu, la prise de liberté par rapport aux carcans de la vie dans un pays trop calibré, la souffrance intime et son dépassement. Leurs phrases dites et écrites, émoustillent les sponsors, galvanisent les personnes assoiffées de sens, et voilà qu'on murmure leurs noms dans des cercles de plus en plus larges : c'est la reconnaissance des autres qui commence.

Drogue dont on sort très difficilement : l'addiction à la reconnaissance des autres. La souffrance sociale, on peut le mesurer avec des observations cérébrales, active les mêmes zones que la souffrance physique. Il est tentant d'en conclure que la jouissance sociale procure un vrai plaisir au corps. (Du reste, où-peut on éprouver du plaisir ailleurs qu'en notre corps ? Penser, ressentir, sont des activités que l'on ne ferait pas sans corps).

 

A lire (en anglais) sur The Edge : SOCIAL PAIN

 

samedi, 27 septembre 2014

Bouffonnerie

 

Un tout petit peu d'honnêteté me permet de reconnaître que lorsque je ne me sens pas bien, je me vante. Il suffit que je me sente, en société, légèrement mal à l'aise (vis-à-vis de mon niveau d'étude, de ma situation familiale, financière ou professionnelle) pour qu'immédiatement je tente de compenser par la conversation, tentant de prouver à tout un chacun que ma vie est entièrement réussie.

Regardez comme j'ai une belle famille, des activités passionnantes, des amis très sympathiques avec lesquels je partage des moments enthousiasmants et chaleureux, une famille unie, qui me soutient et m'aime, des enfants en pleine forme mentale et physique ! Voyez aussi comme j'alterne avec grâce la concentration dans mon travail passionnant, un ordinateur portable dernier cri sur une table design, et la détente tranquille, un petit verre de vin rouge à la main, sur une terrasse orientée plein Sud. Notez comme mon amoureux est amoureux de moi, et comme il est à la fois élégant, relaxé et efficace. Prenez conscience de mes nombreux voyages, de ma capacité à me débrouiller avec charme dans plusieurs langues. N'oubliez pas que je suis quelqu'un d'engagé : je ne supporte pas la misère du monde, et plutôt que de me tourner les pouces en geignant, je m'engage avec cœur et raison aux côtés de ceux qui sont plus faibles que moi. Appréciez mon aménagement intérieur, dont voici, au passage, quelques photographies. Et surtout, remarquez que je ne me vante jamais. Tout ce dont je viens de parler, vous le constatez en m'observant, bien sûr, mais vous n'avez jamais eu la moindre occasion de m'entendre m'en rengorger, car ma finesse est à la hauteur de ma puissance sociale. N'ignorez plus que cette vie pleine de panache que je mène avec aisance, je ne la dois qu'à moi-même : j'ai souffert, plus que vous sûrement, je viens d'un milieu humble et, contrairement à ces héritiers que je côtoie tous les jours et qui ne connaissent pas la vie, moi, c'est grâce à ma grandeur morale et à ma persistance admirable que j'ai monté les marches du bonheur apparent.

Un simple coup d’œil aux profils des gens sur les réseaux sociaux, un rapide coup d'ouïe aux conversations des brasseries chics et gays du Marais ou des sorties de messes non moins chics mais plus traditionnelles des églises, un tour d'horizon des bavardages des parents aux sorties des écoles, des discussions des retraités sur les plages de Biarritz ou des Sables d'Olonne, ou encore des babillages des cours de récréation de l'école primaire jusqu'au lycée, et l'on se convainc de l'universalité de la vantardise, vantardise grossière ou raffinée, m'as-tu-vu ou l'air de rien, qui vise à prouver à nos semblables que nous sommes dignes de leur respect.

Exister, souffrir et aimer ne suffisent donc pas à justifier amplement notre présence ici-bas ? Compétition, concurrence, comparaison, comme nous serions désœuvrés si nous ne succombions pas sans cesse à vos pièges, au fond desquels nous nous dégradons en croyant nous hisser plus haut !