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dimanche, 02 mars 2014

pour Milo : un conte de 1891

 

Voici le début de la nouvelle de Marcel Schwob intitulée Pour Milo. Schwob fut biographe de François Villon, auteur d'un joli texte sur Saint François d'Assise, spécialiste de l'argot français. Opiomane, il devait fréquemment quitter la table (les tables de grands bourgeois et d'intellectuels parisiens qu'il fréquentait) pour aller se faire une piqûre dans les toilettes. Il mourut à trente-sept ans, le 26 février 1905. Il était né dans une riche famille alsacienne d'intellectuels juifs et patriotes français, avait failli mourir de douleur à la mort de son amante Louise, une jeune fille d'origine ouvrière, qui se prostituait.

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Je vais vous dire ce que je suis : un homme très tranquille et vivant d’un peu d’argent que je gagne dans mon commerce. J’ai appris de la politique avec les vieux camarades qui jouent aux boules, sur le soir, près du port, et si j’ai bien compris, je dois être un bourgeois. Sûr, j’ai un peu de bien, et deux petits qui bâillent au soleil, et une bonne femme que j’aime du fond de mon cœur ; sûr, je fume ma pipe, sur le banc goudronné à gauche de ma porte ; j’ai du tabac dans ma vessie, comme un monsieur — et si je ne bourre pas ma horn butun de la même façon que les autres, c’est que je n’ai plus de bras droit. Voilà aussi pourquoi c’est ma femme qui écrit pour moi ; mais je regarde par-dessus son épaule, et je vois si elle met tout, tel que je le dis. Je suis un peu tatillon pour cela ; je regarde bien aussi à la maison de ville pour voir si le secrétaire de M. le maire inscrit exactement, quand je donne mon avis. Si les gens du pays m’ont envoyé au conseil, je ne veux point les tromper sur leurs affaires ; je ne veux point non plus tromper mon gars, quand il lira ceci plus tard, après ses années d’école, mon petit gars qui me regarde, le derrière dans mon écopette, en suçant son pouce.

 

Pourquoi je raconte mon histoire, c’est une idée qui m’est venue ainsi que je vais dire. Les camarades prétendent qu’un bourgeois est à l’aise sans avoir travaillé, qu’il mange censément le pain que lui font les autres, qu’il est né coiffé pour licher pleine gamelle, tandis que ceux qui peinent raclent les pots vides. La journée finie, quand je me couche dans mon bahut, sur un bon matelas bourré de varech qui sent fort, et que je regarde à la chandelle ma boutique, je me demande quelquefois pourquoi je suis heureux, cossu, bien au chaud avec ma bonne petite femme, un beau garçon qui tire sur ses cinq ans et une jeune demoiselle qui prend des airs pour dix, bien qu’elle n’en ait que deux, — tandis qu’il y a de pauvres chemineaux qui battent la route à grands coups de semelle et dorment au frais avec un oreiller de souliers ferrés. Ça me tient bien fort, ces idées-là, avant de souffler ma chandelle (nous avons bien des bougies — mais ma femme les garde pour les pratiques). Il y a comme un judas entre la chambre et la boutique, juste au-dessus du comptoir ; je vois jusque dans la rue entre les paquets de millet qui pendent du plafond avec les saucisses fumées et les morues sèches, jusque sur les petites bouteilles pleines de boulettes rouges, blanches et bleues, sur les images d’Épinal, et les pipes en sucre d’orge, et les pétards ficelés, et les harengs saurs qui montrent leur ventre luisant comme un gilet d’or dans une redingote verte, et les pelotes de ficelle jaune, et les mèches à briquet soufrées, paquetées en nœuds comme des boyaux orangés de poisson. Tout cela est à moitié dans l’ombre ; le vent qui passe sous la porte fait trembler un peu la flamme rouge de la lumière ; ça fait un filet de fumée qui lèche la poutre du milieu — et je vois reluire au-dessus de la coiffe blanche de ma femme les bords de toutes les boîtes d’étain. On dirait que la boutique est pleine d’or et d’argent ; du millet d’or pâle au plafond, et des boudins d’or rouge, des harengs d’or jaune et d’or vert, des balais neufs avec des cheveux en paille d’or, des sucres d’orge en or transparent et des oranges d’or massif ; et puis de belles boîtes d’argent où il y a du café, du poivre et de la cannelle, des casseroles luisantes comme des sous neufs ; ça réjouit le cœur.

 

Je ne lui disais rien, à elle, après que nous étions pelotonnés sous la courtepointe, par les nuits de rafale, quand on se serre contre les bords de son lit et contre le mur tiède. C’est là que ça me pinçait le plus dans le cœur. On entend très bien de chez nous les grandes lames qui se brisent, et des fois, le jour, les paquets d’embrun viennent jusque sur la table à détailler, quand on a vent d’ouest. C’est un bruit qui tire les pensées tristes du fond de vous-même, et vous ramène dessus sans qu’on puisse s’en dépêtrer ; si bien qu’elles seraient amères comme du fiel, il faudrait rester à les remâcher pendant des heures.

Marcel Schwob

La suite de la nouvelle peut se lire par ici...

 



 

Rien que la terre : mes lectures des heures perdues

 Lectures des heures perdues, lectures des temps révolus, les caisses de livres de la bibliothèque de mon grand-père, qui lui même avait gardé beaucoup de livres de son oncle, occupent mes heures et me font oublier mes tourments. Je plonge dans des époques que l'on ne comprend plus et qui pourtant ressemblent aux jours présents. Les frères de Goncourt, Maurice Barrès, Léon Daudet, Pierre Loti et Marcel Schwob ; Alfred Jarry, Paul Morand, Léon Groc, Georges Duhamel et les frères Tharaud. Vous avez bien disparu mais vous êtes toujours là, et certains d'entre vous resteront peut-être encore longtemps. Pages jaunies, feuilles écornées, traces de larmes - mais peut-être n'était-ce que l'eau d'un verre répandu -, j'oublie Paris, j'oublie mes soucis, j'oublie mes batailles mondaines et mes angoisses sociales, et je plonge au temps des pères. Qui étaient-ils ? Des hommes à la mode, mal dégrossis des manies de leur temps - comme nous fiers d'être modernes et croyant tout savoir du passé. Ils maniaient la plume avec aisance, car ils savaient le latin et le grec et avaient sucé le biberon de la syntaxe au lieu que nous grandissons, nous, au milieu d'adultes qui s'expriment par onomatopées, par euphémismes, par hyperboles. Avant-hier, je lisais René Bazin. Hier, Daudet (Léon) ; ce matin, Paul Morand.
Pages jaunies, vieux bouquins déchirés, vous reflétez parfois les idées vieillottes et falotes qui vous tartinent. Vous me parlez de moi, vous me parlez de nous.

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« Tantôt pédaler sur les latitudes (baissant la tête aux courants d'air des grands tournants : Aden, Manille, Cap Horn, Dakar), tantôt se laisser glisser jusqu'au bas des longitudes lisses.

Au risque de perdre l’équilibre, s’arrêter tout à coup, posé sur le globe en porte à faux, comme le soulier-réclame, le meilleur stylo. La piste est convexe et si l’on veut faire plusieurs fois, dans l’heure, le tour du monde, il faudra aller au pôle, et prendre le virage à la corde. Si l’on préfère le tourisme indolent et les illusions de l’espace, l’on descendra vers l’Equateur. Là, le globe aux extrémités gelées cache ses reins brûlants dans un pagne végétal et touffu. Son ventre cuit au soleil.

Après s’être diverti du centre de la terre et avoir dénoué la ceinture équatoriale, celui qui remonte retrouve l’Europe. Que n’eût-il donné pour que la terre fût plane à l’infini ? Et, parti de Cherbourg, ne revoir jamais Marseille ? On parle de la surprise des premiers navigateurs : combien plus belle celle de hisser toutes les voiles et de ne revenir jamais, ou, ignoblement, en arrière ? Et que la terre fût vraiment étendue comme le croient les enfants, les voyageurs, les planisphères ? Et qu’il n’y ait pas de « bout du monde » ? Et qu’aux trois taches, jaune, noire et blanche que font les races, viennent s’en ajouter d’autres, la race violette, la race bleue, la race rose, la race verte ?

Nos pères furent sédentaires. Nos fils le seront davantage car ils n’auront, pour se déplacer, que la terre. Aller prendre la mesure du globe a encore pour nous de l’intérêt, mais après nous ? Là où nous nous réjouissons d’un périple, on ne verra plus qu’un « galimatias de voyages ». Le tour de la cage sera vite fait. Hugo, en 1930, écrirait : « L’enfant demandera : – Puis-je courir aux Indes ? Et la mère répondra : Emporte ton goûter. »

Nous allons vers le tour du monde à quatre-vingts francs. Tout ce qu’on a dit de la misère de l’homme n’apparaîtra vraiment que le jour où ce tarif sera atteint. A tant de raisons de ne pouvoir vivre va s’ajouter celle de vivre à l’étroit sur une boule dont l’eau (qui aurait pu être aérienne ou souterraine) occupe, bien à tort, les trois quarts. On succombera au fini, on perdra sa vie dans ce compartiment fermé à clé, scellé dans la classe unique de cette petite sphère perdue dans l’espace ; car la terre est étonnamment petite ; seuls les bateaux sont encore lents et permettent d’en douter. Un jour prochain, on s’apercevra que les Compagnies de navigation nous ont trompés. Alors les Chinois et les nègres viendront nous disputer les bonnes terres ; il y aura une lutte de races pour les meilleurs climats comme il y a une lutte de classes pour la possession des richesses. Si l’on n’invente pas d’ici là des fléaux scientifiques et des inondations artificielles, on peut compter sur nombre de guerres cosmiques et de suicides métaphysiques. Il restera d’entrer à la Trappe, – cette légion étrangère de Dieu, – et de chercher désormais en hauteur un infini que l’étendue ne peut plus nous donner, ou d’aller conquérir d’autres planètes. Le Mayflower décollant à l’aube pour Saturne, chargé des derniers Blancs ? L’Institut Pasteur, les fondations Rockfeller, en empêchant de mourir les gens que la Providence, en sa sagesse, avait condamnés dans des proportions utiles, auront plus fait contre notre race que les engins de guerre. Michelet dit que si diverses dévastations n’avaient pas été prévues pour eux par la Nature, les harengs, avec leurs inondations de semence, combleraient les océans, ou les assécheraient. D’ailleurs, peu importe, car tout ce qui doit arriver doit être agi. La beauté affreuse de notre époque c’est que les races se sont mêlées sans se comprendre ni avoir eu le temps de se connaître et d’apprendre à se supporter. On est arrivé à construire des locomotives qui vont plus vite que les idées. Les Etats-Unis d’Europe. Il y avait là une formule lapidaire : les politiciens pouvaient-ils ne pas lui faire un sort ? Reste, – pour parler comme eux, – à réaliser la chose. Qui dit la vérité ? Qui se doute, sauf les techniciens de l’exil, qu’il faudra des centaines d’années, toute une éducation, des saints, des martyrs, pour que des individus ordinaires puissent vivre en commun, s’ils ne parlent pas la même langue ? J’apporte le témoignage de quinze ans d’étranger. Prenez l’exemple sous vos yeux, la France et l’Angleterre. Trois quarts d’heure de mer séparent ces peuples, parmi les plus grands de la terre. Ils sont aussi éloignés que la Perse l’est des Antilles, malgré plus de dix siècles d’échanges. Ils versèrent leur sang ensemble. Ils n’ont l’un pour l’autre, – si l’on passe outre aux déclarations d’amour officielles, – qu’ignorance et mépris. L’hypocrisie seule nous empêche d’appeler les étrangers des « porcs », des « immondes », comme font les Asiatiques. Tant que les nations se méconnaissaient, la conversation internationale avait lieu, – latine ou française, – entre esprits d’élite et tout en était facilité. Aujourd’hui, Franklin, Voltaire, Erasme ne sont plus ; on a des visites et contre-visites de conseillers municipaux. Et l’on s’étonne que la haine croisse en raison directe des statistiques douanières et du nombre des visas de passeport ? Chaque vertu est obstacle. Pour les défauts, l’étranger s’en accommode ; plus encore que les individus, les peuples ne sont aimés que pour leurs défauts. Qui eût pensé à se tourner vers l’Orient quand il détenait une sagesse et un secret de vivre qu’il n’a plus ? Pourquoi ne s’intéresser à lui qu’à l’heure où il s’enlise dans le fanatisme nationaliste, la gloutonnerie de l’argent, succombant aux nouveaux besoins que crée la fertile absurdité du commerce occidental ? La France qui est appréciée au-dehors, c’est la France de Louis XV, celle du Second Empire, ce n’est pas la France de Louis XIV, celle de Verdun. Et puisque ce qui s’échange, ce ne sont pas les richesses, mais les pauvretés, mieux vaut peut-être la bêtise des peuples qui s’ignorent que la haine des gens qui se connaissent ?

Déjà, après cinquante années d’un court triomphe scientifique, les effets d’une forte culture polytechnicienne se font sentir. L’homme blanc a troué les montagnes, dessoudé les continents, rectifié les côtes, les fleuves, domestiqué les forces et changé la face de l’univers : partout il en est puni, et l’on ne rit plus des vieux Chinois qui savaient que le rail et l’hélice dérangent les démons et les irritent. La terre cesse d’être un drapeau aux couleurs violentes : c’est l’âge sale du Métis.

Que de chemin parcouru depuis les Pythagoriciens, dont la théorie fit un instant fortune, où monde signifiait ordonnance et s’opposait à chaos ! C’est le 20 septembre 1766, c’est-à-dire aujourd’hui, que notre contemporain Voltaire écrit : « Comptez que le monde est un grand naufrage et que la devise des hommes est : Sauve qui peut ! »

Paul Morand, premier chapitre de Rien que la terre 1926