samedi, 02 novembre 2019
Umor Bacchi
« Si aqua désigne l'eau comme objet, unda sera, le plus souvent, l'eau en mouvement, et l'on s'en servira pour évoquer les vagues de la mer : mare plenum undarum, écrira Plaute. Lumpa est l'eau des sources, qui surgit miraculeusement des entrailles de la terre, et qui est d'une grande transparence – d'une grande « limpidité » disons-nous encore. Le terme de lumpa sera, dans l'usage, rapproché du nom grec des « nymphes », elles aussi divines et habitantes des sources. Umor sera l'humidité qui pénètre les plantes et les objets ; ce terme pourra désigner les larmes aussi bien que le « sang de la vigne », la « sève de Bacchus » (umor Bacchi), cette sève qui se dissimule dans le cep, puis passe dans la grappe et devient enfin du vin. Ros se dit de l'humidité sous la forme de gouttelettes : la rosée matinale, mais, aussi, les larmes, qui roulent goutte à goutte sur les joues. Latex, enfin, est l'eau qui sourd à gros bouillons (profluens aqua), mais aussi tout liquide rencontré ou imaginé sous cet aspect. On voit que la notion abstraite de « liquide » doit être induite à partir de différentes spécifications. Est-ce marque de pauvreté, est-ce richesse ? Certes, pour un chimiste, le vocabulaire latin se révélera peu commode, et source de confusions. Mais pour le poète ? Et pour cette sorte de poètes que sont les orateurs ? Encore conviendrait-il de regarder de près la manière dont Lucrèce, qui, lui, a besoin de notions « abstraites », utilise ce vocabulaire, jouant habilement des nuances et des ressources qu'il offre, avec une subtilité et, finalement, une précision que ne saurait approcher notre langage abstrait. Par exemple, ayant à sa disposition, pour exprimer l'idée de chaleur, les deux mots : calor et vapor, il réserve le premier à la chaleur directement perçue par nos sens (à peu de chose près, et précision numérique en moins, notre « température ») et le second à la chaleur comme substance, comme fluide imprégnant les corps ».
Pierre Grimal, IN La littérature latine, Chapitre La langue littéraire
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mardi, 11 février 2014
Hypervieux
à L.B., qui sait le sens des devises latines et comment la nuit pardonne.
Sur le parking au bout du remblai des Sables, d'où part la jetée qui mène au phare vert, cinq jeunes garçons de quatorze à dix-neuf ans, vêtus de combinaisons noires de plongeurs, se concertaient passionnément au bord d'une camionnette dans laquelle cinq planches de surf semblaient dormir après l'effort. Je n'osai m'approcher d'eux ; pourtant, je les sentais fébriles, presque angoissés, comme en demande de quelque chose. Je ralentis l'allure et leur lançai des regards que j'espérais sympathiques ; ils me les rendirent avec insistance. Je les saluai d'un : « bonjour ! Vous êtes courageux de surfer un premier janvier ! »
- Merci ! Répondirent-ils en chœur.
Je sentais qu'ils désiraient aller plus loin. Je ralentis fortement mon pas, m'arrêtai presque, les yeux perdus à l'horizon. La pluie tombait doucement. La mer n'était ni calme, ni agitée.
- Un homme est mort, entendis-je.
C'était le plus jeune d'entre eux qui venait de parler. Il était un peu gros et d'un visage à la fois triste et jovial. Sa voix n'avait pas fini de muer.
- Qui est mort, demandai-je ? Et comme pour accompagner ma funèbre question, les cloches de l'église Notre-Dame de Bon Port se mirent à sonner, non le glas, mais neuf coups qui annonçaient l'heure en ce début de jour froid et pluvieux.
- Nous ne savons pas qui il est.
- Il s'appelle Naveborde Liénucorr, dit le plus âgé. Connaissez-vous ce nom ?
- Je ne l'ai jamais entendu prononcer, répondis-je.
- Nous surfions depuis avant l'aube, depuis sept-heures et demie, quand nous avons aperçu un homme qui marchait en titubant sur la plage, dit un troisième garçon, qui portait les cheveux longs ; sa barbe de deux jours se terminait en petit bouc sur le menton. C'est Gaël qui l'a vu le premier, il nous a avertis.
Gaël, garçon métis de dix-sept ans dont l'oreille gauche était percée par un anneau en forme de tête de mort, hocha la tête en signe d'approbation :
- Au début, on a cru qu'il était ivre, dit-il.
- Qu'il avait trop fait la fête, ajouta un autre, faisant allusion à la nuit du Nouvel An.
- Et puis, même ivre, ça n'empêche pas d'avoir besoin d'aide. Il tombait tous les trois mètres alors on est revenus sur la plage.
- Il y a longtemps ? Demandai-je.
Ils restèrent évasifs.
- Il faisait déjà bien jour, dit le garçon au petit bouc, qui s'appelait Baptiste. Le plus jeune à la bouille ronde, joviale et triste s'appelait Dylan. Le plus âgé, qui était aussi le plus posé et le conducteur de la camionnette, répondait au surnom de Guilfou. Le cinquième de la bande, charpenté, souriant et boutonneux, s'appelait François.
Lorsque Gaël, François, Guilfou, Baptiste et Dylan s'étaient approchés de l'homme titubant, la thèse de l'alcool s'était évaporée : d'un âge très avancé, l'homme se tenait le ventre par lequel sortaient des flots de sang.
- Il nous a dit son nom, dit Dylan, et nous a dit de retenir une phrase. Je ne me souviens d'aucun des deux.
- Naveborde Liénucorr, dit Guilfou. Et la phrase... Baptiste ?
- Piscis manducat...
- Stellam ! Interrompit François.
- Piscis stellam manducat... manducat stella...
- Sed ! Interrompit François.
Alors pleins d'énergie, Baptiste et Gaël prononcèrent en chœur la phrase qu'ils venaient de recomposer mentalement :
- Piscis stellam manducat sed stella in piscem luceat.
- Il nous l'a fait répété au moins vingt fois, dit Guilfou.
- Mais on n'y comprend rien, ajouta Dylan. On pense que c'est de l'italien.
- C'est du latin, leur dis-je. Répétez...
Ils répétèrent. Je sortis mon téléphone de ma poche ; mes doigts glacés cherchaient sur Internet tandis que la bruine recouvrait l'écran. Peu à peu, je pus proposer une traduction qui demeurait énigmatique et ne nous apprit rien sur le sens du message de cet homme.
- La police est arrivée, finalement ? Demandai-je.
- La police ? Non, dit Dylan.
- Comment, vous n'avez pas appelé la police ou le Samu ?
- Il ne voulait pas, dit Dylan.
- Il nous l'a interdit, dit François. On sentait qu'il fallait lui obéir. Il ne voulait pas qu'on appelle de l'aide, il ne voulait pas nous dire pourquoi son ventre était troué. Il voulait que l'on retienne cette phrase et qu'on l'emporte, lui, très loin dans la mer.
Le jeune garçon éclata en sanglots en prononçant cette phrase.
- Mais qu'avez-vous fait ? Vous n'avez pas appelé les secours ? Insistai-je.
Aux sanglots de François se mêlèrent ceux de Gaël.
- Guilfou l'a emporté, dit Dylan.
Je levai les yeux vers l'aîné de la bande. Ses yeux embués de larmes se tournèrent vers le large.
- J'aurais aimé que mon daron meurt comme ça, plutôt que de crever comme un rat en cage dans un hôpital, murmura-t-il.
Un troisième garçon joignit ses pleurs maladroits à ceux de Gaël et de François. C'était Baptiste. Guilfou restait droit, le regard fixé vers l'horizon où il avait laissé le vieil homme.
- Moi, j'ai suivi Guilfou, dit Dylan. Le vieux lui a demandé de le déposer le plus loin possible et de le laisser là. Laisse-moi me noyer tout seul, mon garçon, il a dit à Guilfou. Pour que la nuit... Pour que la nuit sonne ?
- « Pour que la nuit me pardonne », dit Guilfou. Il voulait se noyer seul au large pour que la nuit lui pardonne.
- Quel âge avait-il ? Demandai-je.
- Il était hyper vieux ! Dit Dylan. Au moins cinquante ans !
Je me pinçais les lèvres. À peine une petite douzaine d'années avant qu'à mon tour je rejoigne le clan des hypervieux.
- Allez-vous nous dénoncer, madame ? Demandait Gaël.
- Vous dénoncer ?
- De l'avoir aidé à se noyer ?
En ce premier matin de l'an 2014, sur le parking qui surplombait la mer, cinq garçons adolescents me regardaient sans haine et sans reproche. Leurs yeux chargés d'inquiétude et de supplication semblaient, non pas me demander de ne pas les trahir, mais quémander une guidance. Ils voulaient que je les extirpe de leur propre stupéfaction. Ils voulaient que je les emmène quelque part.
-N'oubliez jamais cette phrase qu'il a dite, commençai-je d'une voix autoritaire.
Ils buvaient mes paroles.
- Et, de temps en temps, écrivez là sur le sable, afin que des gens puissent la lire. Peut-être qu'elle était destinée à quelqu'un. Et puisque vous n'avez pas appelé les secours, ne racontez plus jamais cette histoire à personne, avant d'être hypervieux.
- Quel âge, demanda Guilfou, plus conscient peut-être que ses copains que le monde hypervieux ne lui serait pas éternellement hermétique.
- Que chacun d'entre vous ne raconte rien de cette histoire avant d'avoir un enfant de l'âge qu'il a aujourd'hui. D'ici là, vous n'avez rien vu, rien entendu. Vous avez surfé tranquillement le matin du premier janvier 2014, et vous êtes ensuite rentrés chez vous pour vous réchauffer.
- Merci madame.
- Bonne journée.
Ils entrèrent dans la camionnette. Ils parlaient ensemble tout bas, mais déjà je sentais qu'ils m'avaient oubliée. J'avais joué mon rôle et je n'avais plus qu'à disparaître de leur vie. Ils ne se souviendraient que de l'hypervieux, de la phrase latine et de la nuit qui pardonne aux noyés.
Fabrice K m'attendait au Flash, pour y boire un café en croquant dans un croissant. À lui non plus je ne dirais rien : trop rationnel, trop administratif, trop sérieux. Je lui dirais juste que la mer était belle bien que froide, et qu'il aurait du traverser la plage avec moi au lieu de conduire sa sempiternelle voiture. Avant de tourner vers le port, je jetai un dernier regard vers le large, où, sans doute, l'hypervieux avait rendu l'âme. Quel que soit son fait ou son méfait, je souhaite que la nuit lui pardonne.
Edith de CL
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samedi, 01 août 2009
Dans l'avenue Desbordes-Valmore
La rencontre irréelle, mais vraie, de Claire Carmen Elisabeth Soledad Dos Santos Brazil Caravalhes et Joan Clark, des années après…
Sur Los Angeles II, en 2115, dans la fraîcheur inattendue des arbres, deux femmes marchent et discutent. Elles attendent de croiser un chevalier et son enfant. Il s’agit du demi-frère de celle qui a les cheveux blonds, François II, et de son fils Neptune.
Joan a les cheveux roux mais ses yeux sont verts comme les étangs. Le vert des yeux de Claire tire vers les feuilles des arbres quand l’été bat son plein. Leurs voix éclatent, se taisent. Leurs voix éclatent, se taisent. Les cours de récréation sont loin dans le passé.
Elles se souviennent leurs 13 ans, de leur rencontre, de leurs amours adolescentes et de leur séparation… Après un an d’amour passionné, caché à tous, elles s’étaient tirées les cheveux, donné des gifles, haletantes de colère, mais ne peuvent se souvenir pourquoi. Elles ne s’étaient plus parlées jusqu’au dernier jour de la classe. L’année suivante, leurs parents les avaient inscrites dans des écoles différentes, dans des pays éloignés. Elles ne s’étaient plus revues. Et chacune dit ce qui a suivi. Pour Claire, des années de révolte et de découverte de la vie, par les sentiers que prennent ceux que la grande porte du monde refoule.
Pour Joan, de brillantes études scellées par un diplôme de droit lui donnant accès aux professions les plus prestigieuses de la voie lactée.
Elles viennent de se retrouver et sont calmes et émues. Le fantôme d’un amour mort hésite à revenir. Il s’en va. L’amitié naissante sur l’avenue Desbordes-Valmore (renommée l’année dernière Desbordes-Valmore Street) peut éclore. L’avenue est belle, les arbres, des cornouillers importés du Jardin des Plantes de Nantes, sont verts ; un peuple de nénuphars endormis embaume dans la rivière qui coule au milieu de l’avenue. Quelques scooters, rares, volent dans les airs parmi les deltaplanes. Cela fait du bien de parler latin dans cette ville où l’anglais domine depuis peu, après des années d’interdiction. Mais voici qu’elles passent devant la statue d’Armande de Polignac. La coiffure de la compositrice de marbre scintille dans la lumière blanche de Desbordes-Valmore Street.
- Je n’arrive pas à croire que je suis en train de parler avec toi.
Claire vient de parler. Joan sourit. Incrédule, elle aussi, elles font cependant face à ce miracle : elles viennent de se retrouver et marchent l’une à côté de l’autre depuis au moins sept minutes.
Une fresque décore la façade murale droite de l’avenue. Dans des couleurs bleues, or, ocre, s’étale en plusieurs épisodes le combat opposa Montherlant et Yourcenar. Un immense hommage à Turing scinde la fresque… Claire et Joan passent devant la cathédrale Saintes Edith et Edith Stein, déserte à cette heure… Un jardin suspendu de bonzaï raconte en taillis d’arbre un roman de Françoise de Grafigny. Les scènes du roman, découpées dans les arbres, rappellent les lectures d'école.
Sur le marbre rose du jardin suspendu, un voyou comme il en erre dans cette partie du Ciel Ouest a gravé un hymne à deux hommes de deux siècles passés : Pic de la Mirandole et James Douglas Morrison. Claire et Joan reconnaissent en riant l’habitude ciel-ouestienne de graver les choses interdites dans le marbre rose. Et elles échangent un regard lourd de souvenir. Qu’elles en gravèrent, des poèmes, sur les incrustations de marbre des rues qui entouraient le pensionnat !
Mais voilà que Desbordes-Valmore Street donne, sur la gauche, sur un parc fleuri, verdoyant. Un panneau indique que la stèle d’Enheduanna se trouve dans Ogoun Ferraille Park. Joan propose du regard ; Claire accepte et pousse le portail du parc d’Ogoun Ferraille. Les statues de Caïn Grovesnore, Venexiana Stevenson et Morgana Bantam Dos Santos trônent, sur lesquels volent des canards, descendants de l’arche de 2080, derniers importés de la terre et déjà bien adaptés.
La conversation continue, au rythme lent des pas qui avancent au milieu des feuilles jonchant les allées laissées à un abandon relatif et heureux.
Le frère aîné de Claire, François I Dos Santos Brazil Caravalhes, est en train de devenir riche sur Terre, au Brésil, où il a repris des exploitations agricoles tombées en abandon.
- François I a des enfants ?
- Oui.
- Et François II ?
- Oui, aussi. Tu vas le voir, son fils. Il s’appelle Neptune.
- Quel âge a-t-il ?
- Sept ans.
Joan hume l’air. Comme elle est sérieuse ! Elle ressemble aux avocats, elle est riche et belle et diplômée et elle marche d’une sûre démarche, où la confiance se mêle à la souplesse. Claire l’admire et se souvient de Joan qui frappait à la porte de sa chambre au pensionnat mal-aimé.
(Cela eut lieu tous les soirs pendant un an, au collège nahuatl-latin de Mexico, collège recréé en 2050, alors qu’il n’existait plus depuis plusieurs siècles).
Le hasard de leurs retrouvailles paraît fabuleux. Claire et son demi-frère ont pris rendez-vous avec une avocate pour discuter du vaisseau spatial qu’ils possèdent ensemble, et qui se trouve depuis plusieurs jours radié de la carte routière officielle du ciel Ouest. De l’avocate, envoyée par l’Institut Ciel Ouest, on ne savait pas le nom et la reconnaissance fut une surprise… Un regard… Une hésitation ; des gestes maladroits, et les deux prénoms, sur un ton d’interrogation incrédule :
- Claire ?!
- Joan ?!
Et l’immense stupeur qui dura quelques secondes, puis les rires et les étreintes.
Leur affaire amoureuse avait commencé dans la chambre de Joan, un soir de veille avant un contrôle sur les mémoires de Joinville.
Joan rit.
- c’est drôle de se retrouver à Los Angeles II. On rêvait de ce lieu ensemble.
- Il te va bien.
- Il nous va bien.
François II et Neptune seront certainement sur la place, au bout de l’avenue. Le rendez-vous imprécis disait « Desbordes-Valmore Street, vers neuf heures du matin ». Il est à peu près neuf heures, l’avenue est longue, mais la place qu’elle dessert est un lieu connu et fréquenté.
Est-ce qu’il va se passer quelque chose ? Oh, stupide question. Il se passe justement quelque chose. Ce n’est rien, mais c’est beaucoup. Une retrouvaille, une marche partagée, un filet d’émotion qui se dévide sur l’avenue presque vide.
En passant devant la Villa Carson, le haut parleur passe un chœur d’adolescents chantant les phrases mystérieuses et profondes de la Ballade du café triste, de Carson McCullers. L’amour y est dévoilé dans sa vérité miroitante : «It is for this reason that most of us would rather love than be loved. Almost everyone wants to be the lover. And the curt truth is that, in a deep secret way, the state of being beloved is intolerable to many. The beloved fears and hates the lover, and with the best of reasons. For the lover is for ever trying to strip bare his beloved. The lover craves any possible relation with the beloved, even if this experience can cause him only pain».
La fin de la solitude partagée pointe son nez. Desbordes-Valmore Street va bientôt s’ouvrir sur la grande place des Premiers Astronautes. Au loin, sous le rayon de soleil blanc-vert qui frissonne dans le matin, un homme et son petit garçon se donnent la main. Leurs habits verts flottent dans le léger vent. Ils attendent. Malgré la distance, on voit sur leurs visages familiers le beau dessin de leurs sourires.
28 juillet 2009
Tiédeur de la chambre, odeurs du bois et des vieilles feuilles.
Édith de Cornulier Lucinière
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