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lundi, 07 septembre 2009

Mouvantes fictions de la société européenne

 

 Identité, vérité et liberté 

 

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Phot Sara

 

 

 

 

Demain, quelle Europe ? L’Europe tentera d’éviter les deux risques, les monstres égalitaires et ultralibéraux. Il faut aussi qu’elle évite de devenir une juxtaposition de cultures et d’identités qui se réservent le droit de discourir sur elles-mêmes, avec une cour de Justice qui tranche sur les vérités. Cela serait la mort de la liberté et de la démocratie. Cela serait totalitaire.

 

Partie I -  Ne pas figer le passé : la vérité est une fiction

 

"En tant qu'historiens et citoyens, nous pensons qu'il n'y a pas 

de vérité d'Etat" - Jean-Pierre Azéma

 

 

 

La quête juridique de la vérité

 

Plusieurs lois prescrivent des jugements de valeur et donnent des codes de conduite lors de l’enseignement de l’histoire dans les écoles françaises. Ces lois tentent de réparer des violences subies en exigeant une parole de compassion et la reconnaissance de souffrances infligées. 
 

Est-il réellement efficace d’établir une vérité historique officielle pour promouvoir les valeurs humanistes ? Est-ce qu’une quête si absolue de la justice historique, un contrôle si total du discours sur l’histoire passée ne risque pas de détruire, précisément, la libre expression de la démocratie et des droits de l’homme ? Devons-nous tenter d’élaborer un enseignement qui convienne à toutes les entités qui forment la société – toutes les entités reconnues – et particulièrement celles dont la valeur a été niée par le passé ? La prescription de l’histoire doit-elle se faire par l’Etat, et selon le critère de la souffrance ? 
 

A trop se concentrer sur la « réception » d’une parole par des groupes, on perd la notion du « besoin d’expression » des individus. Et, de même que la négation des souffrances crée des frustrations dangereuses, passer la muselière aux citoyens sur un thème, une période passée, peut mener à ces mêmes dérèglements. 
 

L’histoire n’est jamais close. On ne refermera jamais le livre. On n’aura jamais fini de bâtir la maison du passé du monde. Souvenons-nous que les interprétations, sans forcément se renier les unes les autres, bougent avec le temps, car la société relit sans cesse l’histoire en fonction de ce qu’elle est en train de devenir. L’emprisonnement de la pensée dans des cadres ne peut constituer un projet de société viable. Les idées brimées ne peuvent être qu’exaltées. 
 

La légalisation d’une idée ne la rend pas plus vraie. Le droit est une fiction, l’histoire est une interprétation. Cela fait leur force ; cela fait leur nécessité ; cela fait leur incertitude.
 

 

L’un des effets néfastes de ces lois fixant l’histoire est la construction de coupables et de victimes de naissance. Il y a un danger et une malhonnêteté à établir ainsi des martyrologues. 
 

De la reconnaissance officielle de vraies victimes découle nécessairement la reconnaissance officielle de vrais méchants. Aux victimes héréditaires correspondent donc des coupables héréditaires. 
 

Or, pour obtenir la reconnaissance de sévices subis, encore faut-il que cette reconnaissance corresponde à la morale actuelle du pouvoir ; ce n’est pas le cas, entre autres exemples, du génocide vendéen, qui demeure presque oublié. (« Il n’y a plus de Vendée, citoyens républicains. Elle est morte sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. (…) J’ai tout exterminé », affirme en 1793 Westermann aux Révolutionnaires). Une victime officielle est donc forcément une émanation du système dominant. 
 

Enfin, souvent nous luttons contre un pouvoir selon ses propres valeurs, par nécessité - sinon, nous n’aurions aucun effet sur lui. Nous dévoyons alors autant notre identité brimée que nos « dominateurs » eux-mêmes l’ont fait. Dès lors, quelle est la réalité de cette entité victimaire, dont l’identité s’est modifiée à travers la quête de la reconnaissance ? 
 

 

 Les identités multiples et le demos

 

Le demos – le peuple – étant un corps, un tout, notre société peut-t-elle souffrir d’être divisée en parties dont certaines assumeraient une culpabilité ou une victimisation de naissance ? De même que la démocratie ne supporte aucune prérogative natale (noblesse, roture, …) dont émaneraient des droits, il me semble qu’elle ne saurait mieux s’accommoder de l’hérédité coupable et victimaire.
 

La question dès lors est cruciale. Un Français d’origine finlandaise ou sénégalaise est citoyen d’un pays qui a colonisé l’Afrique, même s’il est arrivé après la décolonisation. Une telle situation pose l’immense problème de la nationalité. Peut-on être français pour la vie civique et étranger pour l’Histoire ? Quand on prend la nationalité d’un pays, choisit-on des valeurs, des grandeurs et des crimes ? Cela ne pose pas trop de problème tant que le peuple accepte d’être « indivisible », comme la Constitution le prône. Mais si une différence est faite entre les coupables et les victimes, la raison s’affole. Peut-on exiger la solidarité positive et se dédouaner de la solidarité négative, en réclamant à la fois l’intégration à la République française à part entière, et le droit de n’en refléter qu’une partie ? Dans ce cas, quelles sont les conditions d’exemption ? Est-ce qu’une démocratie survit sans demos uni, mais simplement avec des morceaux d’ochlos revendiquant des parcelles de droits ? La France se pose la question à travers des débats profonds et intenses. A l’échelle de l’Europe aussi, un jour, il faudra décider.
 

 

Partie II - Ne pas figer le présent: l’identité est une fiction

 

" « Le monde entier est un théâtre »

William Shakespeare

 

Les paradoxes de l’identité 
 

Le premier paradoxe de l’identité est qu’elle dépend de la personne que nous avons en face de nous. Le jeu de rôle fait une grande partie de notre identité. Les identités se font à travers la relation à l’autre, et ne sont pas statiques. Une attitude néo-coloniale force la personne d’en face à se comporter d’une certaine façon, opprimée ou vindicative. De même, une attitude néo colonisée crée en partie les réactions condescendantes ou culpabilisées de l’interlocuteur. En créant son identité, on force celle de l’autre.
 

Le second paradoxe de l’identité est que toute tentative de la définir la fonde, mais aussi la fige. Quand on crée les frontières identitaires et idéologiques autour d’un groupe, on crée des camps, on impose de choisir son camp. Cela revient à empêcher les transversalités, à annihiler les tentatives de penser différemment : on nie tous les points de vue pour officialiser la croyance majoritaire, qui a tendance à être la moins complexe, et donc la moins complète. Ainsi, la militance homosexuelle rend difficile à certains homosexuels d’affirmer leurs divergences par rapport à la pensée majoritaire de « leur groupe », qui s’arroge l’identité homosexuelle – un exemple à l’évidence déclinable à toutes les communautés. 
 

Le troisième paradoxe de l’identité, c’est que nous sommes peut-être plus la somme de nos oublis, que celle de nos caractéristiques conscientes. Dès lors, définir son identité, ce n’est pas seulement s’affirmer : c’est nier une immense partie de soi, sans doute bien plus grande que celle qu’on affirme. L’identité définie annihile beaucoup notre liberté d’être et d’imaginer ce que nous pourrions être. Spirituellement, philosophiquement, nous sommes contraints par une appartenance presque forcée.
 

 

 

L’individu, le collectif et la parole

 

Nous remettons en cause, avec beaucoup de raison et de retard, l’extrême individualisme qui nous a poussé à détruire les liens sociaux et familiaux, et le liant qui gardait toute la société unie et se dressait en barrage entre l’individu et son désir immédiat et égoïste. Pourtant, il faut se souvenir aussi que ce que nous aimons dans nos libertés, provient précisément de la place accordée à l’individu en tant que tel, et non seulement au groupe. C’est l’attention à l’humain individuel, à sa vie personnelle, au contrôle qu’il peut avoir sur son parcours dans la société, qui donne tout son sens à l’humanisme universel. A quoi sert une idée d’humanité qui vivrait pour elle, et non pour servir chaque être unique qui la compose ? 
 

Qui peut dire ce que nous sommes ? Le cœur d’un homme est-il réductible au sous groupe dont il fait partie, ou bien est-il immense et entier devant l’univers ?
 

L’habilitation à penser, à parler, qu’elle soit identitaire - je suis métis donc je peux parler des métis, je suis une femme donc je peux parler de la condition féminine, je suis lesbienne donc je peux parler des homosexuels - ou sanctionnée par un diplôme, est une confiscation absurde de la parole d’autrui. La parole, la pensée, mais aussi l’action devraient être ouvertes à tous. Il devrait toujours y avoir présomption de capacité dans les rapports entre les êtres humains d’une société. De capacité politique, intellectuelle, sociale. 
 

On doit pouvoir tout penser. On ne peut certes pas tout exprimer. Il nous faut un espace mental infini, il nous faut un espace d’expression vaste.
 

 

Possibilité d’être mauvais, possibilité d’être fou

 

Il paraît curieux de se battre pour la possibilité d’être un méchant. Il paraît curieux de se battre pour le droit au déséquilibre mental. Pourtant, la question n’est pas anodine : laisser les gens penser des choses méchantes, délirantes ou désagréables, est une garantie de la liberté de penser, de la liberté d’être : c’est un espace mental et intellectuel libre. 
 

Ce n’est pas parce que nous refusons l’intolérance et la discrimination que nous devons exiger une gentillesse agréée et généralisée. Les méchants et les fous jouent leur rôle, eux aussi, et contribuent au débat. D’ailleurs, si ces catégories des bons et des méchants existent dans toutes les sociétés, ceux qui les constituent changent régulièrement de camp, en fonction des modes intellectuelles et du pouvoir politique. La reconnaissance de la diversité, ce n’est pas seulement de la diversité des identités, mais aussi de la multitude des idées sur le monde.
 

Les identités de groupes, prescriptives, entament les aspirations de la personne, et nient l’existence d’un champ intime irréductible aux autres. Si je décide que je suis, au fond, de la même espèce que ma chienne et que nous sommes venues d’une planète lointaine pour visiter les conditions humaine et canine, est-il bon de me laisser vivre cette croyance en liberté ? C’est une grave question de société, historique, philosophique, mais aussi politique, à laquelle je ne trouve pas de réponse. 
 

 

 La compassion et la violence

 

Les plus belles idées possèdent leur monstre ; toute tentative de perfection risque de tourner à l’horreur, parce que le systématisme n’est pas capable d’embrasser la complexité de nos relations humaines. 

 

L’envers de la reconnaissance systématique de l’oppression, c’est l’oppression intellectuelle généralisée. Faut-il, alors, baisser les bras et cesser d’espérer améliorer le monde? Non. 
 

Il est dur de renoncer à la quête du remède idéal face au spectacle extrêmement violent du monde. Mais peut-être peut-on renoncer à la perfection comme but matériel, et s’en servir comme étoile du berger. Si la recherche de la perfection, économique, politique et intellectuelle, représente le totalitarisme égalitaire, l’acceptation de la fatalité correspond à la barbarie ultralibérale. Ces deux récifs sont des causes de naufrages tragiques. Il nous faut naviguer avec justesse pour les éviter. L’imperfection universelle s’oppose ainsi aux perfections totalitaire et ultralibérale. Il me semble qu’elle laisse à l’esprit plus d’espace mental que le totalitarisme, et au corps, plus de possibilité matérielle de vivre que l’ultralibéralisme. 
 

 

Partie III - Ne pas figer le futur: que la citoyenneté soit une réalité

 

 

« Suivant que nous aurons la liberté démocratique ou la tyrannie démocratique, la destinée du monde sera différente. »

Alexis de Tocqueville

 

Les droits de l’homme et du consommateur 

 

Nous ne devrions pas agréer la carte identitaire et les droits auquel elle donne accès. Avec les réductions identitaires, le petit-fils de paysans qui ne comprenaient que le patois et n’étaient jamais sortis de leur village ardéchois serait un coupable de la colonisation. 
 

Quiconque a connu quelques temps, pour quelque raison, ce que c’est d’être différent, ce que c’est d’être minoritaire, sait la cruauté du regard des autres. Mais la constitution de groupes d’intérêts identitaires communs ne peut constituer le moindre début de solution à ce problème vieux comme les sociétés humaines. Ne laissons pas l’Etat de droit devenir l’hypermarché des droits. Soyons, tous ensemble et chacun séparément, citoyens dans un Etat de droit et non consommateurs dans un Etat des droits. Car la République (Res Publica, chose publique) n’est pas un grand marché aux droits et les citoyens ne sont pas, face à ces droits, des associations de consommateurs. Si notre attitude de consommateurs forge notre attitude de citoyens, le monde peut devenir un procès géant et sans fin… 
 

 

Nous ne devrions pas agréer la carte identitaire et les droits auquel elle donne accès. Avec les réductions identitaires, le petit-fils de paysans qui ne comprenaient que le patois et n’étaient jamais sortis de leur village ardéchois serait un coupable de la colonisation. Quiconque a connu quelques temps, pour quelque raison, ce que c’est d’être différent, ce que c’est d’être minoritaire, sait la cruauté du regard des autres. Mais la constitution de groupes d’intérêts identitaires communs ne peut constituer le moindre début de solution à ce problème vieux comme les sociétés humaines. Ne laissons pas l’Etat de droit devenir l’hypermarché des droits. Soyons, tous ensemble et chacun séparément, citoyens dans un Etat de droit et non consommateurs dans un Etat des droits. Car la République (, chose publique) n’est pas un grand marché aux droits et les citoyens ne sont pas, face à ces droits, des associations de consommateurs. Si notre attitude de consommateurs forge notre attitude de citoyens, le monde peut devenir un procès géant et sans fin… 
 

 

• Un monde irréparable

 

Ce débat autour de la vérité historique et des identités relève d’une exigence néfaste de perfection. Certes, elles sont compréhensibles, ces tentatives de réparer un monde humain brisé, meurtri, révolté par sa propre « inhumanité ». La frontière est floue, qui distingue deuil et réparation - mais les morts ne se réparent pas. Croire à la réparation, c’est croire à un futur proche, parfait et éternel. C’est rétrécir le passé, c’est confondre le présent et l’éternité : nous n’acceptons plus l’histoire, nous voulons la figer à jamais dans le procès final de l’Histoire, et consommer la Justice éternelle pour des siècles et des siècles. Jusqu’où fouille-t-on l’histoire ? Au grand procès du monde, qui juge et qui est jugé ? Sur quels faits fermerons-nous nos yeux, sur quels morts dirigerons-nous nos projecteurs ? 
 

 

 

La navigation européenne

 

Demain, quelle Europe ? L’Europe tentera d’éviter les deux risques, les monstres égalitaires et ultralibéraux. 

 

Il faut aussi qu’elle évite de devenir une juxtaposition de cultures et d’identités qui se réservent le droit de discourir sur elles-mêmes, avec une cour de Justice qui tranche sur les vérités. Cela serait la mort de la liberté et de la démocratie. Cela serait totalitaire. 
 

Dans quel monde intellectuel voulons-nous vivre ? 
 

Accepter l’imperfection du monde et refuser la fatalité : tels pourraient être les points de repère de la navigation européenne… 
 

Accepter l’imperfection nous évite l’écrasante et infinie tâche de satisfaire théoriquement chaque groupe, chaque entité de notre société, par des prescriptions intellectuelles qui, sans libérer ceux qu’elles croient préserver, méprisent et ôtent la parole aux autres. 
 

Refuser la fatalité nous garde d’un faux pragmatisme qui consiste à considérer que rien ne sera jamais parfait et qu’il est par conséquent stupide et idéaliste de vouloir changer quoi que ce soit à l’ordre naturellement cruel du monde.
 

La démocratie, n’est-ce pas l’acceptation de l’incertitude qui frappe sans cesse à notre porte ? N’est-ce pas l’acceptation de l’inconfort intellectuel ? 
 

 

Edith de Cornulier-Lucinière in Newropeans Magazine, 2006

 

vendredi, 31 juillet 2009

La personne, le groupe et l’universel

 

Le van Edith, novembre 08.jpg

 

 

La discrimination consiste à rejeter les gens à cause d’une particularité ; par exemple, en fonction de leur couleur de peau – et l’on parle alors de racisme - de leur sexe, et l’on parle alors de sexisme. 

La discrimination positive reprend ces critères, pour inverser le processus, et contrebalancer les discriminations par des faveurs. Elle consiste donc, rigoureusement, en du racisme positif, du sexisme positif. 

Trois questions surgissent :

Est-ce en allumant des feux qu’on éteint un incendie ?

Devrons-nous faire la différence entre les bonnes et les mauvaises discriminations, et nous satisfaire ici d’avoir été discriminé positivement, pour nous plaindre là d’avoir été discriminé négativement ? 

Notre société humaniste et universaliste peut-elle accepter de considérer une personne, non en tant que telle, mais comme ressortissante d’un groupe qui la définit ? 

 

I La discrimination positive et la raison du plus bête

 

Le critère discriminateur est le même pour la loi qui répare que pour le particulier qui discrimine. La loi respecte donc les critères établis par le sentiment de rejet. Elle adopte ainsi la vision méprisante. Raison est donc donnée au regard discriminateur. 

 

Unir ou désunir ?

La discrimination positive n’aplanit pas les différences, elle les entérine. Nier les différences est sans doute inefficace ; les souligner, les figer, les graver dans le roc de la pensée commune est-il meilleur ? A se focaliser sur la différence, qu’on l’exalte ou la conspue, on la met en valeur. Là, réside un choix de société qui constitue une direction générale de la pensée, séparatrice (clanique) au lieu d’être unificatrice (universaliste). Dès lors, comment demander aux gens de ne pas juger autrui d’après des critères devenus légaux, tel le sexe ou l’apparence physique ?

 

Victimes professionnelles

La discrimination positive crée des situations perverses : être victime n’est plus seulement un fardeau, mais une source d’avancement, professionnel et social. La professionnalisation de la victime ne peut constituer une amélioration durable de notre société. 

Elle s’accompagne nécessairement de la désignation d’un coupable. Le non discriminé « dans la vie » se retrouve grand discriminé par la loi, qui le défavorise au nom de la justice : un coupable ainsi dévolu peut-il accepter indéfiniment un tel rôle, surtout quand, en tant qu’individu, il n’a rien à se reprocher ? Peut-on demander à l’individu innocent qu’il fasse les frais d’actes commis par d’autres, sous prétexte qu’il partage leur sexe ou leur couleur de peau ? Mieux vaudrait faire en sorte que les responsabilités, droits et devoirs du citoyen soient jugés indépendamment de n’importe quelle type d’appartenance identitaire.

 

La couleur

Discriminer - négativement ou positivement - en fonction de la couleur de la peau, c’est forcer les gens à s’identifier à leur couleur. Au Pérou, j’ai entendu des gens que j’aurais pris pour des Indiens hurler aux Indiens « sales indiens !». J’ai aussi vu des hommes que je trouvais blancs parler quechua, vivre comme les paysans indiens, et ils étaient vus comme « indiens » : le statut social et le mode de vie définissaient ces deux catégories. Avec l’influence nord américaine « antiraciste » figée, les gens apprennent à se voir selon les critères de l’antiracisme, qui sont calqués sur ceux du racisme. Il n’est pas rare de voir les gens se vanter d’être des Indiens auprès d’Occidentaux antiracistes et se vanter d’être blancs auprès de leurs concitoyens indiens. 

Le sexe

Quant au sexe, ce n’est pas en pénalisant des hommes au profit de femmes qu’on va assurer l’égalité. C’est l’ouverture des universités et professions aux femmes qui a fait qu’elles sont peu à peu devenues aussi éduquées et libres que les hommes. Les femmes ont mis cent ans à rattraper les hommes : comment s’en étonner ? L’exigence de la perfection immédiate est un déni de la réalité. En Chine, l’égalité entre les hommes et les femmes, proclamée dictatorialement par Mao, n’a pas empêché un véritable massacre de masse féminin. On ne façonne pas durablement les volontés et les idées par décret : ceux-ci n’influencent que les discours : chacun dit ce qui est autorisé, mais les mentalités n’évoluent pas. Les totalitarismes le démontrent : il suffit que la pression se relâche pour voir que rien n’a avancé. La patience face à l’évolution en profondeur est seule efficace. 

 

Les quotas

Les quotas soulignent la différence entre la personne qui est là par son « mérite » et la personne qui est là par sa couleur de peau ou parce qu’elle est une femme. 

Ceux qui réclament la discrimination positive disent parler au nom de la générosité. Ceux qui la refusent peuvent faire de même : des individus noirs aux Etats-Unis, ont préféré renoncer à l’université quand ils ont su qu’ils y étaient reçus pour remplir des quotas. Leur parole serait-elle écrasée par les gens qui disent parler en leur nom ? Un homme n’est pas réduit au groupe sociétal auquel il appartient – il est même censé, en pays humaniste, en pays universaliste, le transcender ! 

 

II La discrimination positive et la loi du plus fort

 

Une apparence d’égalité offerte à ceux qui crient le plus fort à l’injustice ne saurait représenter autre chose qu’une mascarade de justice. 

 

Discrimination et reconnaissance 

Les discriminés les plus discrets seront toujours les plus maltraités. 

Car la discrimination la pire, c’est celle, justement, que personne, jamais, ne dénonce. Les « discriminés positifs » en cachent d’autres, dont on ne parle pas, dont la défense n’est pas promue par les pouvoirs publics.

De toute société émane des discriminations, qui peuvent être officielles, légales, interdites, bannies, selon les lois et les modes. La discrimination positive n’annule pas la discrimination, elle la régule selon ses normes. 

 

L’humanisme, l’universalisme

La discrimination positive nuit à l’humanisme, qui s’intéresse à la personne humaine dans son individualité, et non dans ce qu’elle représente extérieurement. En sacrifiant des individus, elle rompt avec une longue tradition humaniste qui visait justement à ce que la personne humaine ne soit plus victime de son groupe, mais s’en libère et soit protégé pour elle-même. 

 

Si l’on analyse bien les aspects de la discrimination positive, on réalise qu’elle n’est pas universaliste, ni humaniste, puisqu’elle ne considère pas la personne humaine comme la mesure irréductible de toute chose, et préfère sacrifier un individu au service d’un groupe. 

Un tel choix tranche d’avec la culture judéo-chrétienne, humaniste, universelle, laïque. Cet humanisme et cet universalisme ont versé beaucoup de sang, en leur nom violence fut faite. Mais il faut savoir ce qu’on perd, au moins, si on le fait sombrer. Notre société a péniblement, lentement réussi à construire un monde où la personne a le droit d’être seule face à l’universel, où elle est la mesure inaliénable. 

L’humanisme universaliste n’est pas la seule pensée généreuse ; mais c’est lui qui, malgré ses errements, ses violences, crée ce respect de la personne, inaliénable à aucun groupe, à aucun pouvoir. Sans lui, ne risquons-nous pas une société de mafias, d’ethnies, de clans, où sans cesse le groupe se dresse entre l’individu et sa liberté ?

 

Par delà les identités apparentes…

Nous devrions refuser une gestion qui délaisse notre valeur inaliénable d’êtres humains, pour nous classer avec des critères de mesure fondés sur notre apparence extérieure et notre statut social. Un calcul permanent serait dès lors utile pour faire privilégier un groupe ici, défavoriser un autre là. Et ces humains parqués dans des identités artificielles se regarderont avec défiance, les groupes en concurrence se dressant les uns contre les autres. 

Quelle négation de la richesse et de la complexité des interactions humaines ! Quel Etat, quelle société peut ainsi mesurer toute la vie en vue d’un monde parfaitement équitable ? Refusons le meilleur des mondes, et tâchons de faire le meilleur dans un monde qui a toujours, partout, été épouvantable. 

 

édith de cornulier lucinière