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dimanche, 24 août 2014

Les chances grises

 

Prélude

« Vous avez de la chance d'aller à l'école, les enfants.

Si vous traînez les pieds, que vous rechignez, c'est que vous êtes de petits inconscients. Vous n'avez donc aucun respect pour les pauvres enfants qui n'ont pas la chance, comme vous, d'être nés ici dans notre pays ? Eux donneraient tout ce qu'ils ont pour pouvoir aller à l'école à votre place.

Comment, les enfants ? On vous donne à manger et vous ne trouvez pas bon ce qu'on vous sert ? En Afrique, en Asie, il y a de nombreux petits enfants qui n'ont pas assez à manger. Croyez-vous qu'ils diraient « pouah, je n'aime pas ça ! C'est pas bon ! » si on leur servait enfin dans leur assiette de la nourriture pour qu'ils aient assez de force pour marcher et grandir ?

On vous envoie à l'école pour apprendre plein de choses et vous vous ennuyez, vous désobéissez, vous travaillez sans entrain, vous vous plaignez encore. Avant la Révolution française, quand les grands seigneurs dominaient la France, les enfants n'allaient pas à l'école et devenaient pauvres comme leurs parents. Aujourd'hui, l’État vous offre une grande chance et vous ne vous en rendez même pas compte... Savez-vous que des gens sont morts pour que vous puissiez aujourd'hui manger à votre faim et aller à l'école ? »

Quel petit privilégié ne s'est pas senti infiniment coupable de rêver qu'il était enfin un petit africain crevant de faim dans la brousse, un petit asiatique travaillant dans une immense usine, un petit métayer chipant un morceau de fromage dans le misérable garde-manger de sa mère-grand malade ?

Quel enfant n'a pas trouvé infiniment grise cette chance qu'on lui imposait, cette chance pleine de contrainte et de culpabilité ?

Ce n'était qu'un exercice, un entraînement, un conditionnement, avant de devenir une grande personne, et de profiter à fond de la chance des grandes personnes : la chance de travailler (I), ou, si l'on n'a pas de travail, la chance d'être assisté (II).

 

I

Il est neuf heures, je suis éveillée depuis peu et je me lève pour aller boire un café dans le salon. Depuis la fenêtre de cette grande pièce du septième étage, j'ai vue sur un immense immeuble occupé par une entreprise d'ingénierie de la cryptographie. Déjà, à cette heure, la quasi-totalité des bureaux sont occupés par des hommes et des femmes habillés en « tenue correcte d'entreprise », qui sont assis chacun à leur bureau, face à leur ordinateur. Ils y resteront huit heures, aujourd'hui, agrémentée d'une pause déjeuner et de quelques petites visites à des collègues dans d'autres bureaux pour se dégourdir les jambes. Il y a une demi-heure, la majorité d'entre eux déambulait dans les couloirs souterrains du métropolitain. Qu'il pleuve, tonne ou vente, ils viennent travailler, sauf lors des jours fériés et lors des congés payés. Leurs enfants sont chez « la nounou » ou à la crèche ; ils connaissent le mariage, le divorce, la recomposition de leur famille et le partage des enfants entre leur ex-conjoint et eux. Du haut en bas de l'échelle sociale, qui, un regard attentif le confirme, se traduit par l'échelle de l'immeuble (les bureaux les plus élégants, les personnes le plus chèrement habillés, se trouvent aux étages supérieurs), chacun à la main sur la souris, le regard sur l'écran. Ils ont les mêmes gestes, la même posture. Leurs habits se ressemblent, bien que les prix et la qualité des tissus les distinguent imperceptiblement. La posture quotidienne de leur vie, c'est : assis. Ils sont assis, sauf pour aller déjeuner. Leurs corps façonnés par le secteur tertiaire dessine la domination sur les courbes de ces centaines d'épaules et de dos.

La mère aux traits tirés qui se trouve à côté de moi, face à ce paysage entrepreunarial qui nous fait face, parle à son fils. Au jeune homme au sortir de l'adolescence, encore drogué, elle ne sait quoi dire, car la vie d'en face pour lui ressemble au destin des enterrés vivants. Elle lui dit : « tu te détruis. Tu tombes, tu sombres ». Il ne répond rien ; il se lève du canapé, s'approche de la fenêtre près de laquelle je bois mon café, il regarde avec moi les salariés d'en face et décide qu'il se piquera encore, ce soir.

 

II

Exercer sa puissance vitale et créatrice, c'est faire face à la liberté et à l'inquiétude de la vie animale (pour reprendre le titre du livre de Florence Burgat : Liberté et inquiétude de la vie animale (Editions Kimé). Cette liberté suprême de vivre, instant après instant, s'accompagne de l'inquiétude de mourir, de perdre le combat. Une des oppressions les plus subtiles qu'on puisse exercer sur un être, consiste à lui donner tout ce dont il a besoin afin qu'il ne manque de rien. En prévenant ses besoins, on étouffe en lui, avant même qu'elle naisse, toute possibilité d'initiative. L'expression vitale, spontanée, est prévenue, empêchée. Mais alors à quoi sert d'avoir tout ce qu'il faut pour vivre, si vivre c'est avant tout éprouver le sentiment d'exister, et si le sentiment d'exister naît de la liberté inquiète de la vie animale ?

 

 

à lire :

La recension par Estiva Reus de Liberté et inquiétude de la vie animale, de Florence Burgat, sur les Cahiers Antispécistes

Le salariat, une aliénation en contradiction avec l'humanisme, sur AlmaSoror

 

dimanche, 15 décembre 2013

Songe d'une brume gothique

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 Ils se sont pendus dans la maison où dormaient tranquillement leurs enfants. Ils ont sauté par la fenêtre un jour d'été (au déjeuner il y avait eu une crise de fou rire, puis de la musique pendant un bon café). Ils se sont jetés sous un train une semaine après l'annonce d'une bonne nouvelle. Ils ont avalé cent pilules dans une salle de bains éclairée aux néons. Ils ont décroché le fusil de chasse du vieux mur et l'ont tournés sur eux par une nuit étoilée. Il ont sauté du Pont-Neuf ou du pont du Gard, ils ont roulé à 280  kilomètres heures vers un platane.

Des gens les aimaient. Des enfants les attendaient. Des chiens les veillaient. Des parents les pleurent encore.

Ne cherche pas d'indices dans leur vie, dans leurs rapports avec les gens qui les entourent, dans leurs hauts et bas ; c'est leur âme qui appartient à la mort. Nul culpabilité ; mais un engrenage, un cercle infernal au sein duquel ils sont prisonniers, comme dans des sables mouvants.

Ne te fouette pas, ne t'ensevelis pas sous des seaux de culpabilité inadéquats. C'est leur âme qui appartient à la mort, comme la tienne appartient à la vie. Vos chemins se sont croisés sans que tu n'aies rien pu faire. Tu les as aimés tous les jours de ta vie sans que cela les retienne.

Ils étaient détestés, charmants, enviés, adorés, tolérés, beaux, laids, forts, fragiles, intelligents, médiocres, tendres, violents, fidèles, instables, rigides, détendus, amoureux, solitaires, fêtards, religieux, bon vivants, végétaliens, chasseurs, surfeurs, poètes, comptables, souriants, boudeurs. Vous vous ressembliez comme deux gouttes d'eau peut-être. Tu te demandes pourquoi tu te lèves encore lorsqu'ils ont quitté cette vie par effraction. C'est leur âme qui appartenait à la mort et qu'aucun contre-sortilège n'a su charmer.

 Edith

(Sur AlmaSoror : les yeux, les tombeaux, l'esclave)

 

dimanche, 09 janvier 2011

Culpabilité et béatitude

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Le soleil d'hiver baigne la ville froide. Les papiers administratifs sont faits. Une certaine somme s'est abattue sur le compte en banque, suite au rachat d'un livre par une maison d'édition étrangère.

Depuis une semaine, alors que la ville grouille et que ses habitants turbinent, s'activent, travaillent..., elle, elle se lève vers 9 heures du matin, prend une douche et un grand petit déjeuner, puis se recouche.

Au lit, elle lit, durant deux ou trois heures, quelquefois des encyclopédies, ou des auteurs grecs ou latins, quelquefois la bibliothèque  de son enfance : les bandes dessinées (Black & Mortimer, Victor Sackville, Tintin), les romans de la bibliothèque de l'amitié, des livres d'aventure du début du siècle.

Puis l'appel du ventre la mène à la cuisine, où, avec plaisir, sans hâte, elle cuisine un déjeuner original et soigné, qu'elle déjeune au coin d'un feu. Elle attend ensuite dans la douce chaleur que le feu s'éteigne en buvant un café et en réfléchissant à des événements passés.

Quand la cheminée a fini de crépiter, elle retourne à sa chambre et se remet au lit. Enfin elle écrit. Vers six heures, quand l'inspiration sera tarie, elle fera une longue promenade dans la ville. Il fera nuit quand elle rentrera. Ainsi passe l'hiver.

Observatoire de la culpabilité

Fond des lectures

Lors d'une lecture de Zozime, la culpabilité est basse. Lors d'une lecture de Tintin ou de la Comtesse de Ségur, la culpabilité est très élevée. Trouve-t-elle que les auteurs classiques sont plus brillants, plus intelligents, plus culturels que Hergé ou la Comtesse de Ségur ? Non ! La culpabilité n'est donc pas due à un jugement interne sur les lectures acceptables, mais sur l'échelle de valeur qu'elle croit objective.

Positions

L'indice de culpabilité monte avec la position couchée et chute avec la position assise ou debout. Lire ou écrire assise sur un fauteuil donne moins de culpabilité que lire ou écrire assise dans son lit. Or, lit-elle mieux dans un fauteuil que dans un lit ? Non. La culpabilité ne monte pas en fonction de la réalité de sa concentration, mais en fonction de l'échelle de valeur qu'elle croit objective.

 

Sommes-nous faits pour la béatitude ou pour la culpabilité ? La souffrance est-elle mesure de la vertu ? A-t-on le droit moral de vivre dans la douceur et la béatitude ?

 

Edith