mardi, 20 octobre 2015
Cactus sur béton
Il est 10h38 ce matin et le ciel est affreusement gris et triste par la baie vitrée du salon. Des travaux ont lieu dans la rue, des camions stationnent en laissant tourner le moteur, et je pense à la chanson de Tom Waits, In the neighborhood.
Nous quittons nos clochers isolés et fleuris pour venir nous rassembler dans de grands centres urbains monotones et célébrer ensemble la grisaille du jour et le mauvais alcool de la nuit.
Ce cactus au bord de la baie vitrée s'appelle Challwa, ce qui signifie poisson en quechua. Il ressemble à cet immigré : majestueux chef de village dans son pays, gardien de la tradition et père de l'avenir, il porte désormais des poids lourds au fond du couloir d'une usine en regardant l'heure ; tout à l'heure, parmi des milliers d'hommes et de femmes il s'engouffrera dans le RER pour être transporté dans un wagon jusqu'à chez lui. Il a le droit de vote, il est donc libre et égal parmi tant de citoyens multicolores, mélangés, mal payés, tous pourvus d'un numéro de sécurité sociale (c'est une chance, un cadeau de l'Etat) et dont le maigre budget mensuel est grevé dès son arrivée par toutes les dépenses courantes, sans lesquelles le statut fragile d'homme normal se déliterait au profit du statut inébranlable d'homme exclu.
Quant au cactus Challwa, le voilà planté là dans un pot de terre stérile qui met en valeur, non sa beauté, mais sa bizarrerie. Comme il était heureux en août, à la même place, devant cette grande baie vitrée qui lui balançait des brocs de soleil et de chaleur ! Il a pris vingt centimètres en juillet et en août, et depuis que la fraîcheur est revenue, il a cessé de grandir. Et pourtant, ici, en station contre la baie, devant la lampée de ciel gris, au son pénible des moteurs et des marteaux-piqueurs, il représente quelque chose d'important. Il nous rappelle que le soleil existe, qu'il était là hier, qu'il reviendra peut-être demain. Il nous parle des tropiques, de pays lointains dont on rêve sans y aller, car rêver est plus facile que partir (et que partir révélerait qu'ailleurs est semblablement bétonné). Il témoigne d'une autre existence, il bruisse d'autres langues, il porte la trace d'une végétation secrète au sein de laquelle d'autres genres de vies se meuvent.
Nos vies passent vite, trop vite, et avant même d'avoir tenté de suivre deux ou trois rêves, nous voilà enfermés dans des cases administratives, dans des blocs de béton, nous voilà pris dans des flux préprogrammés. Renonçant alors à nos désirs, aux appels de la jeunesse et de la joie, nous tentons au moins de correspondre à la réussite telle qu'elle est prescrite, c'est à dire à la vie conforme : une maison achetée, un grand lit pour y dormir à deux, des enfants qui grandissent et, peut-être, auront plus de marge de manœuvre.
Mais non : inscrits à la crèche ou en nourrice, déjà pourvu d'une identité administrative figée, ils n'auront pas d'autres choix que d'abandonner au plus vite leur rêve pour entrer dans la grande usine sociale de la conformité. Peut-être que toutes nos maladies psychiques viennent de là : de ces grandes tours de béton, de ces pensées citoyennes prémachées que l'on nous distribue à l'école et à la télévision, sur Internet et dans les rues, comme une transfusion intellectuelle permanente.
Nous sommes des chiens en chenil, et pour nous venger de notre douloureuse condition, nous mangeons des burgers de bœuf mort sous la torture, assaisonnés à la mayonnaise empoisonnée par Monsanto. Nous nous consolons en accomplissant le désir de nos maîtres, en enrichissant celui qui nous écrase, en dévorant avec indifférence les autres animaux.
Je suis un chien dangereux castré dans des conditions humaines et sanitaires. J'aboie dans le silence de mon âme.
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