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vendredi, 18 avril 2014

Le crime de lèse-majesté

C'est à partir de ce moment que le Crimen magestatis va changer peu à peu de caractère et devenir un des pires fléaux de l'Histoire humaine.

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La petite ville de province lézarde au soleil, mais je me suis enfermée dans ce cagibi que n'atteint pas la lumière du jour. Pourquoi donc ? Il faut que je médite cet enfermement imposé, que je trouve la porte de sortie.

J'ai près de moi ce livre étonnant du mystérieux Alec Mellor. Dédicacé à mon arrière-grand-oncle d'une main leste, il s'intitule La torture, et la thèse de l'auteur est la suivante : dans l'histoire, la pratique de la torture et le crime de lèse-majesté sont concomitants. Bien sûr, le crime de "lèse-majesté" ne porte pas toujours son nom ; en outre, la majesté n'est pas forcément royale. Inventé par les Romains, le crimen  majestatis signifie crime d'Etat ou crime politique. Alec Mellor démontre assez savamment et judicieusement cette corrélation qu'il retrouve à travers les siècles et même les millénaires. 

 

Voici donc un extrait du livre La torture : Son histoire. Son abolition. Sa réapparition au XX°siècle, d'Alec Mellor, avocat à la Cour de Paris, publié en 1949 par Les Horizons Littéraires.

Chapitre II La torture dans le monde romain

2 La torture de l'homme libre

C Le "Crimen Majestatis". La préfiguration du Totalitarisme moderne. 

 

La langue juridique moderne désigne sous l'expression de "Crimen majestatis imminutae", et par abréviation de "crime majestatis" le Crime d'Etat, ou, si l'on préfère, le crime politique. 

Punir l'atteinte contre la sûreté de l'Etat comme un crime n'a rien, en soi, de spécifiquement romain, et ce souci est commun à tous les législateurs. 
Cette préoccupation est normale et elle est morale. 
Elle ne conduit en rien à pratiquer la Torture, du moins aussi longtemps que l'Etat ne sort pas de son vrai rôle, qui est la sauvegarde commune. 
Mais les choses prennent un tout autre tour quand, débordant sa mission primitive, l'Etat entend organiser le bonheur universel par décrets, veut tout envahir, puis tout asservir. 
On parle aujourd'hui d'Etats totalitaires
L'expression est neuve, la chose, ancienne. 

Dans son principe, l'Etat totalitaire n'est rien d'autre que celui décrit sous le terme de gouvernement despotique par les anciens philosophes politiques, d'Aristote à Montesquieu, en passant par Polybe et par Bossuet, dans la théorie traditionnelle des trois formes de Gouvernement. 
Dans un semblable Etat, la conception du crime politique se modèle sur l'idéal politique même. Elle ne peut être qu'indéfiniment extensible, et la punition sans limites. 
Incrimination et Répression deviennent totalitaires comme l'Etat et, dès lors, la Torture a, dans les institutions, une place prédésignée. 
Un rapide aperçu historique de ce que fut, à Rome, le Crime politique, illustre bien cette loi. 
Un texte fondamental concernant la matière est la très célèbre Lex Julia majestatis (DIG. XVIII,4), attribuée tantôt à César, tantôt à Auguste. Singulier destin que celui de cette loi dont la date demeure mystérieuse, alors qu'elle marque le point où vient d'aboutir toute l'évolution antérieure du droit et celui d'où s'élanceront de formidables développements futurs !…
Sous la République, le concept de Crime politique apparaît comme réparti, si l'on peut dire, sur deux notions bien distinctes : celle de Perduellio et celle de Crimen majestatis. 
Perduellio vient du préfixe Per (à tort) et de duellum (guerre). 
Le Perduellio est, étymologiquement, le mauvais guerrier, c'est-à-dire l'Ennemi (car le Peuple romain ne fait, par hypothèse, que des guerres justes), non toutefois l'ennemi étranger, l'hostis, mais celui de l'intérieur, le Traître. 
La répression du Crime politique ainsi entendu n'est pas autre chose que le droit de tuer l'ennemi. 
Denys d'Halicarnasse parle d'une loi légendaire de Romulus sur les traîtres (II, 10,-III, 30). 
Les XII Tables punissent de mort quiconque aura excité l'ennemi ou lui aura livré un citoyen (DIG, XLVIII,4,3). 
La physionomie du délit est toute militaire. (Dans les lois de la période républicaine, ce caractère est des plus nets ; toutes sont des textes de circonstances, faites contre des généraux vaincus ou prévaricateurs. Telles sont la loi Marmilia (110 av JC) ; votée après la guerre contre Jugurtha, la loi Varia (91 av JC) contre les espions, la loi Appuleia (103 av JC) ; dont il est question dans le fameux scandale de l'or de Toulouse (CIC. De Orat. passim et de nat.deor. III,30,74) et le procès de C. Norbanus en 95 (CIC. De Orat. XXI,89). Nous n'entrerons pas dans la question procédurale des Duoviri perduellionis, qui sont une véritable énigme historique, d'ailleurs sans intérêt pour l'histoire de la Torture). 
"Le mot Majestas, écrit Mommsen, a également une étymologie transparente. Il désigne une situation élevée, cette prééminence dont l'inférieur doit tenir compte, non pas un pouvoir supérieur mais un prestige plus grand. - Cette seconde acceptation technique du mot apparaît de la manière la plus nette, à propos des pactes internationaux, conclus entre Rome et les Etats souverains en droit, mais subordonnés en fait, dans la formule : "Majestatem Populi romani comité colunto" : ils doivent "rendre avec courtoisie à la haute dignité du Peuple romain les honneurs qui lui sont dus". 
Le terme est entré dans la langue pénale par suite, semble-t-il, du statut juridique des tribuns de la Plèbe. Cette dernière est, on le sait, à l'origine, en dehors du Populus romans. Ses chefs ne sont pas magistrats. Le plébiscite n'est pas lex publica (Il en sera ainsi jusqu'à la loi Hortensia - 286 av JC). Comment, d!s lors, les entourer d'une protection juridique ?
La notion de perduellio était propre à la Cité patricienne, donc inutilisable (L'expression de majestas n'est d'ailleurs pas restreinte à la majesté des tribuns ; c'est ainsi que les lois Varia et Appuleia sont qualifiées de majestatis, mais la majesté qu'elles protègent est celle du peuple romain). 
La solution fut trouvée dans le droit religieux, le FAS, lequel était commun aux Ordres, et permit de reconnaître au Tribunat une légitimité de secours : la sacrosancta potestas. Un passage du Pro Tullio de Cicéron le montre : "Legem antiquam de legibus sacratis, quad jubeat impune iccidi eum qui tribunum Plebis pulsaverit". 
On put, dès lors, poursuivre et punir le crime "amoindrissement de la majesté tribunitienne" (Crimen imminutae majestatis tribunicae).

Au Ier siècle av. J.C., l'antique Lutte des Ordres n'est plus qu'un souvenir et cette dualité de notion devenue un anachronisme. La perduellio et le crimen majestatis étaient destinés à confluer. 
Une ébauche d'unification fut tentée par Sylla, dictateur "legibus scribundis", qui promulgua une lex Cornelia majestatis sans lendemain. 
Il était réservé à la Loi Julia majestatis de fusionner en un délit unique les infractions du vieux droit militaire, et toutes les formes de majestas imminuta. Le Crimen majestatis devint le genre, la perduellio, l'espèce, et l'espèce la plus grave. 
Une magistrature nouvelle, celle de l'empereur, n'avait pas encore absorbé l'Etat en sa personne, mais déjà Auguste réalise le nouvel ordre en cumulant sur sa tête toutes les magistratures, fondant ainsi la légitimité du Principat à la fois sur la conservation des vieilles magistratures d'origine patricienne et sur la sainteté du tribunat, dont les bases lui assurent la protection des sacratae leges

C'est à partir de ce moment que le Crimen magestatis va changer peu à peu de caractère et devenir un des pires fléaux de l'Histoire humaine.

La législation criminelle des peuples est le plus fidèle reflet de l'évolution de leurs maximes politiques et constitutionnelles. C'est pourquoi le Crimen majestatis, tel qu'il devait faire trembler le monde, est inexplicable si on ne le replace pas dans son cadre historique. 

Citons ici - non sans émotion à la pensée de notre admirable maître, enlevé prématurément à la Science - l'opuscule lucide d'Ernest Perrot : "La vraie cause de la ruine du monde antique : l'étatisme" (ces lignes étonnantes sont de… 1929) :

"Comment se fait-il qu'ait disparu, au V°siècle, le plus célèbre et le plus solide des empires, l'Empire romain, consommant la ruine du monde antique ? Pourquoi cet écroulement qui a laissé un si grand vide et de tels souvenirs ? 

On se l'est demandé souvent. Il semble même qu'on se le demande depuis quelques années, avec plus d'anxiété que jamais. Comme ces malades avides de connaître des cas pathologiques analogues au leur propre, nous scrutons le passé, d'instinct, pour savoir si les maux dont nous souffrons n'ont pas été endurés déjà par d'autres que nous, et s'ils ne sont pas mortels. 

L'étatisme, le socialisme d'Etat, vers lequel nous glissons et dont nous commençons à sentir l'étreinte asphyxiante, est-ce une nouveauté ? D'autres sociétés ne l'ont-elles pas connu ? N'est-ce point une maladie mortelle ? Et, au fait, ne serait-ce pas de cela qu'est mort le monde antique, résumé dans l'empire romain ?"

Tout serait à citer de ce petit chef d'oeuvre, qui montre comment au Bas-Empire, le monde était devenu un bagne. "L'Etat est une Providence ; le Prince est dieu sur terre" écrit E. Perrot, définissant l'étatisme lui-même d'une formule lapidaire. C'est dans cette atmosphère d'absorption de toutes les activités - le terme exact serait de vampirisme universel - par l'Etat que le Crimen majestatis devait se mettre à sa mesure. 
L'étatisation de l'économie s'associait d'ailleurs à une lâtrie empruntée aux monarchies asiatiques : le culte du Numen imperatoris, et jamais l'expression d'Etat-providence, dont on désigne les sociétés étatisées, ne put être pris plus à la lettre. 
À vrai dire, ce dernier mal couvait depuis la fin même de la République et la conquête de l'Orient ; le mérite d'un J. Carcopino est, de nos jours, d'avoir souligné l'attrait exercé sur l'esprit de César lui-même par ces royautés hellénistiques aux origines desquelles on découvre - bien au-delà des Diadoques - non l'hellénisme classique, mais le Grand Roi médoc-perse, nimbé du "Hvarêno". Le prototype de l'empereur du III°siècle n'est même pas le Lagide ni le Séleucide ayant communiqué à Rome ses vices ; c'est le Xercès dépeint par Hérodote et mis en scène dans Les Perses d'Eschyle.
Mais il est permis de penser, cependant, que jamais les successeurs d'Auguste et de Trajan n'en seraient venus là sans le passage sur le trône d'authentiques Orientaux, de ces empereurs syriens dont Ulpien - lui-même né à Tyr - formula le despotisme en adages connus : "Quicquid Principi placuit, legs habit vigorem" - "Quid libet, licet". 
Dans une telle société, le développement du Crimen majestatis ne pouvait connaître de bornes ni de délimitations juridiques, surtout dans un droit ne connaissant pas l'interprétation restrictive des textes pénaux. (Modestin (DIG. XLVIII,4,7,3) définit le délit "quod bel ex scriptura legis descendit, bel as exemplum legis vindicandum est".) L'offense la plus indirecte, la plus éloignée y exposait son auteur. Alexandre Sévère en vint (Code Just. IX,8,1) à se voir contraint de repousser une demande tendant à faire condamner pour Crimen majestatis un magistrat qui avait prononcé une sentence contrairement à une constitution impériale !
L'accusation de lèse-majesté devint même "subsidiaire" et susceptible d'être jointe à toute autre qualification pénale (Tacite, Ann II, 38 : … addito (à l'action de repetundae) majestatis criminel quod gum omnium accusationum complementum erat). 

On comprend dès lors, en cette matière, la possibilité d'appliquer la torture même à des citoyens romains, même à ces "Clarissimes" et à ces "Perfectissimes" qui étaient exemptés par ailleurs. L'immunité civique était un anachronisme dans une société où il n'y avait plus de citoyens et où la liberté différait peu de la servitude. De plus, le gigantesque appareil du Pouvoir postulait des organes répressifs toujours plus redoutables. 

Enfin, la divinité de l'Etat imprimait au crime politique un caractère sacrilège incompatible avec les garanties d'une procédure normale. 

En un mot, toutes les raisons pour lesquelles la Torture était autrefois bannie des prétoires avait disparu. Dès le Haut-Empire, on soumet à la torture les criminels de lèse-majesté, même de naissance libre. Au Bas-Empire, la Torture sera étendue, telle une tache sanglante, et on les y soumet quel que soit le délit. Les romanistes du Moyen Âge ne ressusciteront pas le pur "Crimen Majestatis" impérial, car les royautés médiévales sont loin du césarisme, mais ils exhumeront la question des lois romaines retrouvées, avec tout l'appareil inquisitoire. 

 

 IN Alec MELLOR

La Torture - Son histoire. Son abolition. Sa réapparition au XX°ème siècle. 

Préface de REMY. 

Editions des Horizons Littéraires