vendredi, 29 mai 2009
Apéro-dînatoire chez les voisins
12 novembre 2005, Paris 17
(Réunion de voisins rue Rennequin)
Chère Bathilde,
Tu as du te demander quelles étaient les raisons de ce silence des derniers jours. Ah ! Elles tiennent simplement à une petite baisse de moral, une sorte de dépression qui suivit un dîner chez mes voisins Evène. Les Evène, tu sais, dont je t’ai souvent parlé. Ils fêtaient l’autre soir l’obtention du doctorat de physique par leur fille S.. S., tu t’en souviens ? S., qui eut une histoire d’amour avec un garçon extrêmement étrange, que son père brisa comme on brise un bâton, par la force, S. qui se maria peu après avec un garçon niais et névrosé, un grand dadais beaucoup trop sérieux et raide pour on âge, S., qui aujourd’hui est enceinte et qui nous accueillait, froide et courtoise, il y a trois soirs de cela, dans la grande maison de ses parents.
Je m’ennuyais beaucoup, n’ayant rien à dire à personne. La plupart des gens n’étaient pas encore arrivés, et les quelques membres de la famille présents étaient absorbés par l’organisation de cette petite sauterie. Je m’ennuyais, et, habillée, maquillée, je souriais agréablement au vide. Le père, Philippe, au chômage depuis peu – personne n’est censé le savoir, chacun le sait – s’occupait de mettre des disques de sa jeunesse, et battait la mesure opiniâtrement, pour ne pas parler à son gendre, ce fameux Pierre. Celui ce se tourna donc vers moi et m’interrogea sur ce que je fais cette année. Je sais, bien sûr, parfaitement comment répondre à cette question. Je sais toujours, tout le temps, partout, comment répondre à cette fameuse, à cette inévitable, à cette imperturbable, à cette épouvantable, à cette fatigante, à cette éprouvante, à cette fatidique question. D’ailleurs, chaque fois que je sors, je relis avant ma leçon : dans mon ordinateur j’ai créé un document au doux titre interrogatif : « qui je suis ? » et qui répond implacablement à la question éternelle. J’ai des réponses pour les bourgeois, j’ai des réponses pour les étudiants, j’ai des réponses pour les émigrés et d’autres pour les immigrés. J’ai des réponses pour les gens d’orientations politiques diverses. J’ai des réponses pour les militants antiracistes et des réponses pour les gens relevant des minorités identitaires vindicatives.
Je me répète ma leçon sur la route, et toute la soirée je récite patiemment, sagement ma réponse, deux, dix ou trente fois, aux gens qui m’interrogent.
Ne me trouvais-je pas, ce soir là, en face d’un bourgeois bon teint, au teint jaunâtre, raide et méprisant, bien pensant, orgueilleux de ses études ? Je lui répondis donc que n’ayant pas obtenu d’allocation de recherche pour achever mes études universitaires aux frais de l’Etat, je me lançais dans des activités d’écriture – de scénarios, de documentaires – pour gagner ma vie, tandis que je cherchais, parallèlement, une université où faire ma thèse l’année prochaine.
Ses lunettes me scrutèrent inhabituellement.
Et, euh… Tu ne cherches pas à partir ? Tu n’as pas envie de partir ? Tu es certaine qu’il ne serait pas intéressant de partir ?
Il avait l’air terrifié à l’idée que je ne parte pas. La vie que je mène, sans doute, ici, lui paraît, justement, ne pas mériter ce mot : vie. Je n’ai pas de vie. Cela me rappela la conversation entendue au café Chez Mimi, rue Rennequin, entre deux jeunes filles surmaquillées et surcoiffées, qui s’apprêtaient sans doute à embrasser, l’une la profession d’assistante publiciste, et l’autre, celle de secrétaire bilingue, et qui parlaient d’une troisième, sans doute moins maquillée, et à la coupe démodée. « Elle n’a pas de mec, elle n’a pas de vie. »
Enfin, après quelques habiles phrases me laissant entendre qu’il faudrait peut-être que je parte habiter ailleurs, il me dit, convaincu :
il faudrait peut-être que tu trouves une thèse à faire, parce que tu ne vas tout de même pas écrire des scénarios toute ta vie.
Euh, eh bien… C'est-à-dire… Certes.
Je m’étais rendu compte que mon métier lui paraissait plus que ridicule. Evidemment. Qu’y a-t-il de mieux, de toutes façons, qu’être ingénieur-gestionnaire chez Renault ? Comment peut-on avoir l’idée absurde et dégénérée de vivre de l’écriture de scénarios quand on peut être ingénieur-gestionnaire chez Renault ? Il était gonflé de mépris, rempli de pitié, un mépris, une pitié, qui fort heureusement se tournèrent vire en désintérêt total : des ingénieurs, des gestionnaires et des spécialistes du marketing, assortis de quelques chercheurs dans des disciplines scientifiques sérieuses, venaient d’arriver.
Je demeurai coite, moite, hébétée, dépitée, amusée et terrifiée, tandis qu’il se balançait avec des airs de secrétaire de sénateur vers l’entrée pour aller accueillir ses joyeuses relations.
Plus tard, je me remettais tranquillement, tandis qu’on s’affairait autour d’S. pour la féliciter. Elle a obtenu son doctorat brillamment, au terme de trois ans d’un travail sérieux et endurant. De surcroît, elle est enceinte, ce qui, comme chacun sait, est admirable, surtout quand on est mariée. Certes le mari n’est pas polytechnicien. Mais il est tout de même ingénieur-gestionnaire chez Renault.
La mère d’S. (Christa, mais si, tu te souviens, qui boit un tout petit peu trop, parfois), oui, elle, qui sait que je n’ai pas reçu mes allocations de recherche, sembla l’oublier pour quelques instants, puisqu’elle interrompit le concert de félicitations qui de toutes façons faiblissait, pour se tourner vers moi et me crier à la cantonade, si je puis dire :
ben alors et toi !!! quand esketunoulafè, cette thèse ?
Un grand silence suivit. Je m’accrochai à mon verre de vin pour ne pas tomber. Les gens s’étaient tous tournés vers moi, et eux et moi restions interdits.
Ben alors, et toi alors ? Hein ? cria-t-elle, déchirant le silence récent.
Eh bien, moi, je n’ai pas obtenu mon allocation de recherche, commençai-je.
AH ! cria-t-elle d’un ton triomphant.
Eh oui, comme tu le sais. Je cherche donc à…
Mais elle s’était détournée de moi, et parcourait l’assistance d’un sourire satisfait.
Un peu écrasée par les évènements, j’entrepris de finir méthodiquement, par gorgées égales, sirotées à intervalles égaux, mon verre de vin rouge.
Je me souvins alors qu’il y a quelques jours – je ne suis pas censée le savoir, mais, vois-tu, tout le monde le sait -, lors d’une réunion de famille, entre les frère et sœurs, elle se disputait avec sa sœur Marie (si, je t’en ai parlé, la juriste, professeur à l’université chic d’une banlieue bien fréquentée), elle lui jeta à la figure :
Va te faire soigner à Sainte-Anne !
Nul ne dit rien. La conversation reprit sur autre chose.
Le fils de Marie avait été interné la veille, à Sainte-Anne, aux urgences psychiatriques, ramassé dans la rue par la police alors qu’il divaguait.
J’achevai mon verre et me remis à sourire au vide.
Plus tard, Pierre se tourna à nouveau vers moi, terrifié. De nouvelles personnes – un couple- venaient d’arriver. Il semblait affolé.
Je ne les connais pas, je ne les connais pas, me répéta-t-il plusieurs fois. J’eus soudainement l’impression que nous faisions partie du même clan. Il ne me donne pas très souvent cette impression. J’eus la tentation de lui faire un clin d’œil. Je n’y cédai pas.
Eh bien, lui dis-je, voyant que sa belle-famille s’affairait avec plaisir autour des nouveaux venus, un homme simple et fort d’apparence, plutôt sympathique, et une très jolie femme, tous les deux entre quarante-cinq et cinquante ans, eh bien, je pense que ce sont des amis de tes beaux-parents.
Je ne les connais pas, je ne les connais pas, répéta-t-il, buté.
Je compris alors ce qui se passait. L’homme était en jean et pull over. Il ressemblait à un travailleur manuel. Quant à la jolie femme, très charmante, elle semblait une femme d’origine populaire, intelligente et très courtoise. Pauvre Pierre. Il allait devoir leur serrer la main !
Je ne pus m’empêcher de lui mettre la main sur l’épaule, pour l’encourager. Mais alors il eut un mouvement nerveux de cette épaule là, que j’avais eu l’idée incongrue de toucher. Il eut quelques petits sursauts, et ses lunettes me scrutèrent de travers. Nous n’étions plus du même clan.
Nadège Steene
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