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samedi, 19 avril 2014

La torture des hérétiques

Toutes les fois que le Crimen majestatis reparaît dans l'Histoire,
la Torture reparaît avec lui.

 

J'ai mangé un sandwich, bu du jus de grenade, et reviens au livre d'Alec Mellor consacré à la Torture. Je recopie pour les visiteurs d'AlmaSoror l'introduction au chapitre sur l'Inquisition. 

L'auteur, Alec Mellor, avocat d'origine britannique, semble avoir été un de ces personnages mystérieux et éclectiques qui éclairent ceux dont ils croisent les chemins, sans jamais être assez compréhensibles pour devenir des modèles ou des chefs de files. Trop subtils et originaux pour que le sociotaxonome leur mette une étiquette, ils passent en ce monde en accomplissant un labeur que personne ne leur demande et qui porte des fruits invisibles, mais sûrs et féconds. 

Je ne sais pas grand chose de Mellor, et ce que j'en sais augmente encore mon indécision : il était catholique et royaliste, mais devint l'avocat et l'historiens des francs-maçons, qu'il appela "nos frères séparés" avant de rejoindre une Loge. Homme de droite, il défendit de nombreux communistes durant la guerre et il ne mettait pas son métier d'avocat au service de ses idées, mais oubliait ses idées pour servir ce métier. Il écrivit des ouvrages étonnants, j'en possède deux, que j'ai lus. La Torture - son histoire, son abolition, sa réapparition au XX°siècle, et Le problème des guérisseurs. Je suis en quête de ses autres ouvrages : une histoire de la franc-maçonnerie, une histoire de l'anticléricalisme français, enfin un livre sur la fabuleuse aventure du téléphone. Si ces ouvrages sont aussi intéressants que ceux que j'ai eu l'heur de lire, alors de riches heures m'attendent. 

Alec Mellor n'est pas impartial, mais il est honnête ; il n'est pas exhaustif, mais il est érudit, clair et inspiré. Il guide sa pensée de façon responsable et la coule dans une phrase qui ne manque pas d'allure dans son efficace simplicité. 

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L'inquisition est l'institution la plus incomprise de l'Histoire. Vilipendé par Voltaire et par les Encyclopédistes, le seul nom d'Inquisition est devenu, depuis lors, le cheval de bataille de la Libre-Pensée contre l'Église ; toute une littérature spéciale est là pour l'attester.
À l'inverse, certains catholiques ont jugé nécessaire à leur foi de réhabiliter d'authentiques atrocités, comme si l'Église avait eu besoin de leurs mensonges. 
Il serait hors de propos, dans le cadre restreint d'une étude sur la Torture, de traiter un sujet de pareille ampleur. D'immenses travaux lui ont été consacrés ; leur bibliographie serait aussi longue, à elle seule, que ce chapitre. 

Notre but se limite à situer l'Inquisition historiquement, à marquer la place qui lui revient dans l'histoire de la Torture, et surtout à vérifier notre thèse fondamentale : toutes les fois que le Crimen majestatis reparaît dans l'Histoire, la Torture reparaît avec lui. 

Au XIII°siècle, c'est le masque théologique, que le Crimen majestatis revêt, et la véritable explication de la torture des hérétiques est là. 

Le nom complet de l'Inquisition est : Inquisition de la perversité hérétique (inquisition haereticae pravitatis). 

Qu'est-ce donc qu'une hérésie ? 

Dans sa savante introduction au Manuel de l'Inquisiteur de Bernard Gui (Bernard Gui, 1261-1331, fut l'un des plus célèbres inquisiteurs du Moyen Âge), M.G. MOLLAT en donne la définition traditionnelle : "l'hérésie est un crime de "lèse-majesté divine" qui consiste dans le rejet conscient d'un dogme ou dans la ferme adhésion à une secte dont les doctrines ont été condamnées par l'Église comme contraires à la foi". 

Il est à peine besoin de souligner combien il est nécessaire, ici, de répudier nos idées modernes. Pour les hommes du XIII°siècle, héritiers d'une longue tradition, l'unité de foi et l'ordre social sont une seule et même chose, et ce grandiose idéal n'était mis en doute par personne. L'idée d'une paisible co-existence entre fidèles et hérétiques dans le cadre de la société laïque était impensable, et les hommes du Moyen Âge eussent été singulièrement étonnés s'ils avaient pu prévoir un monde où les chefs de l'Église et les ministres hérétiques admettent de paraître ensemble publiquement à l'occasion de cérémonies temporelles ou de manifestations charitables. 

L'unité sociale ainsi comprise est d'ailleurs l'idéal des hérétiques eux-mêmes. Ce que veulent ces derniers n'est pas la liberté de pensée religieuse, mais bien une chrétienté fondée sur leurs propres bases, en un mot une société une et hétérodoxe, ce qui ne peut que supposer la subversion préalable de l'ordre ancien et la destruction de l'Église, au besoin par la force (La question a été lumineusement exposée par Bossuet, dans sa Politique tirée de l'écriture sainte). 

Donner dès lors un statut aux hérétiques eût paru un non-sens et la seule existence des hérétiques posait une série de problèmes. 
C'était d'abord pour l'Église une problème dogmatique dont la multiplicité incroyable de conciles suffit à donner une idée. 
C'était pour le peuple fidèle un problème de conscience. 
C'était, enfin, pour l'État un problème de législation. 
À vrai dire, la question du traitement des hérétiques était loin, au XIII°siècle, d'être neuve ; elle remontait aux empereurs d'Occident. 
Mais ce ne fut pas avant le XIII°siècle qu'on eut l'idée de créer une inquisition, puis de rechercher les hérétiques au moyen de la Torture. 

Pourquoi ? 

Tel est le problème, et ce n'est pas le résoudre que de constater qu'à cette époque, le progrès des hérésies, notamment du catharisme, fit juger nécessaire une répression plus grave, car il y eut des hérésies dès les origines de l'Église (St Jean nous fait déjà connaître dans l'Apocalypse l'existence des Nicolaïtes). 

La situation des hérétiques avant l'institution de l'Inquisition mérite d'être retracée, même sommairement, afin de souligner que l'introduction, en cette matière, de la Torture, fut, au XIII°siècle, une véritable révolution. 

Sous les empereurs d'Occident, la Torture n'est employée en aucun cas, dans la répression des hérésies. L'Église use, d'une part, de ses peines propres, les peines spirituelles, dont le type est l'excommunication. L'État prévoit parfois la peine capitale (C. Theod. XVI,7,5,1), plus souvent l'amende (C. Théod. XVI,5,51-52-54,4), la confiscation (C.Theod. XVI, 6,4) ou la déportation (ibid, 5,63). 

Au Moyen Âge, les peines temporelles iront en s'aggravant et la peine habituelle, du moins, pour les relaps, sera celle du Feu, qui n'est autre chose que l'adoption par la justice d'un mode de mise à mort où la fameuse "psychologie des foules" a laissé sa marque. L'historien américain Lea (Histoire de l'Inquisition) écrit justement : "Ce n'est pas la loi positive qui a inauguré l'atroce pratique de brûler vifs les hérétiques. Le Législateur n'a fait qu'adopter une forme de vengeance ou se complaisait naturellement à cette époque la férocité populaire". 

L'origine historique du Bûcher n'est autre, en effet, que le lynchage par le feu. 

Pour le peuple, les hérétiques sont une espèce haïe et redoutée, un danger de nature à provoquer la punition divine contre quiconque les tolère. Parti d'en bas, le mouvement gagna les princes, qui légalisèrent la pratique du bûcher. 

Il serait trop long et hors de propos de retracer tous les jalons de ces deux étapes. Quelques exemples suffiront. 

Guibert de Nogent raconte qu'en 1114, à Soissons, l'évêque dut emprisonner des Manichéens pour les protéger de la fureur populaire. (Il s'agit, bien entendu, des néo-manichéens ou Cathares, répandus surtout dans le midi de la France). Il alla de là à Beauvais consulter ses collègues réunis en concile, accompagné de Guibert lui-même. 

En son absence, la populace hurlante arracha les hérétiques de la prison, et "craignant la mollesse cléricale", dressa incontinent un bûcher où on les brûla tous.  ("Fidelis interim populus, clericalem vernes mollitiem, concurrit ad ergastulam, rapit, et subjecto eis extra urbem igne pariter concremavit"). 

Une émeute pire encore éclata en 1135 à Liège, où, cette fois, le clergé réussit à sauver les prisonniers à temps. 

Les chroniqueurs en citent bien d'autres. C'est en présence de ces troubles graves que le pouvoir séculier prit l'initiative de sévir et de parer à l'insuffisance des peines purement spirituelles par les supplices. 

Déjà Robert Le Pieux condamna au feu treize hérétiques. 

Guillaume, comte de Poitiers et d'Aquitaine se fit un véritable renom de rigueur. Henri III, empereur, sévit en 1052 contre les Manichéens. Le roi d'Angleterre Henri, rapporte le chroniqueur anglais Guillaume de Newbridge, fit arrêter, marquer d'un fer rouge au front, et exposer publiquement des hérétiques flamands venus demander refuge en Angleterre ; cependant Henri II avait fait voter les Statuts de Clarendon soumettant l'Église d'Angleterre à la juridiction royale d'où son fameux conflit avec Thomas Beckett, archevêque de Canterbury, et était entré en lutte ouverte contre le pape Alexandre III, qui alla jusqu'à l'excommunier. 

Ce zèle des princes n'était d'ailleurs pas toujours dépourvu de considérations sordidement temporelles ; dans l'affaire des Templiers, non seulement l'Églises n'eut pas l'initiative des poursuites, mais encore Philippe le Bel jugea bon (ou ses légistes lui firent juger bon) d'obtenir de la Sorbonne une consultation sur le point de savoir si le pouvoir laïc pouvait engager de lui-même des poursuites en matière de foi ! (Nous possédons le texte intégral de cette insolite consultation, en date du 25 mars 1308. La faculté de théologie répond négativement à la question posée par le roi, mais en entourant sa réponse de réserves qui trahissent un embarras significatif, et en s'excusant du long retard mis à répondre.
Il convient d'ailleurs de noter que si les templiers subirent la torture, ce ne fut pas à proprement parler comme hérétiques, mais - selon l'accusation - comme sacrilèges et sodomites. L'Église n'avait pas porté plainte, d'où l'étrange question de Philippe le Bel). 

Toute l'histoire des XI° et XII°siècles est pleine de récits de ce genre, mais la Torture en est absente, et Saint-Thomas d'Aquin qui écrit sous Saint Louis, c'est-à-dire à l'époque où elle commence à s'établir, est en retard sur les canonistes, car il admet et recommande, comme toute la théologie morale de son temps, l'extermination des hérétiques, nulle part il ne parle de la Torture, fut-ce à propos des cas licites de flagellation, comme l'eût comporté cependant le sujet. (St Thomas, Summa theol. De Fide. Quaestio XI art 3 "Utrum haeretici sont tolerandi" à propos des relaps. On sait que la liturgie du Sacre comportait, au nombre des quatre serments prêtés par le roi, celui d'"exterminer les hérétiques dénoncés par l'Église"). 

La Torture des hérétiques est contraire à la tradition canonique. "Verbis melius quam verberibus res agenda est", écrivait, dès son temps, Lactance. 

Le plus grand canoniste du Moyen Âge, Gratien, prohibe la torture en ces termes incisifs : "Confessio ergo in talibus non extorqueri debet, sed potius sponte profiteri. Pessimum est enim de suspicione aut extorta, confessionne quemquam judicare". 

Nous verrons plus loin l'admirable lettre du grand pape Nicolas Ier aux Bulgares ; c'est une condamnation nette de la Torture en elle-même, et qui tire son autorité de ce qu'elle émane du Siège apostolique dans un document particulièrement solennel. 

Fournier observe avec raison que le juge d'Église qui eût admis la torture eût encouru ipso facto une irrégularité canonique (Ecclesia abhorret a sanguine) et cite à ce sujet des textes irrécusables (IN Fournier, Les officialités au Moyen Âge). 

Frédéric Barberousse, dans ses fameuses constitutions de 1220 à 1239 ne parle pas de la Torture, et se borne à prescrire comme mode ordinaire d'enquête en matière d'hérésie la purgation canonique, en accord avec le décret du pape Lucius III. 

On peut même observer que la Torture ne fut pas appliquée par l'Inquisition elle-même, à ses débuts. 

La date fatidique où les choses devaient changer est celle de 1252, année où Innocent IV promulgua la bulle "ad extirpenda", et il n'est que strictement juste de noter que l'Église avait été précédée par la législation laïque, en l'occurrence par le même Frédéric Barberousse, qui, par une singulière inconséquence avec lui-même, ordonne la mise à la question dans son code véronais (1228) et dans ses Constitutions siciliennes (1231). 

 

IN Alec MELLOR

La Torture - Son histoire. Son abolition. Sa réapparition au XX°ème siècle. 

Préface de REMY. 

Editions des Horizons Littéraires

 

Notes d'AlmaSoror :

Les chroniqueurs qui relatent de tels faits (tant les lynchages populaires que les "rigueurs" des dirigeants, sont, entre autres, Guibert de Nogent, Raoul Glaber, Haganon de Chartres, Adhémar de Chabannes, Guillaume de Newbridge. On peut consulter en outre le Corpus documentorum inquisitions haereticae pravitatis neerlandicae. 

Notons la jolie expression par laquelle on voulait dire torture : mise à la question. En français moderne, nous pouvons traduire par interrogatoire

AlmaSoror avait déjà mentionné et cité le chroniqueur passionnant, parfois si rigide, parfois si émouvant, Guibert de Nogent : 

La dépravation des femmes

Une éducation en l'an mille quelque chose