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lundi, 03 mars 2014

Les steppes de l'esprit

 

Pour une fantastique histoire de la Mongolie et de ses alentours, je vous conseille de lire L'Empire des Steppes, de René Grousset. Grâce à la très sympathique et intelligente Université du Québec à Chicoutimi (Surnom : UQAC), l'intégralité de l'ouvrage est disponible en ligne, à cette adresse.

AlmaSoror avait déjà usé des largesses de l'Uqac en mentionnant une autre œuvre publiée sur ce site, l'excellente Histoire de la bourgeoisie française, sous titrée La barrière et le niveau, d'Edmond Goblot. La voici en téléchargement. (Nous l'avions cité dans le billet Bourg Choisi, un billet intitulé Épictète commenté par Goblot,)

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Mais voici, de René Grousset, un extrait de son livre intitulé Bilan de l'Histoire (1946).

« Il n’est plus permis aujourd’hui d’oublier que le « miracle grec » a été longuement préparé par les éblouissantes civilisations préhelléniques de la Crète (apogée entre 2400 et 1400), puis par la riche civilisation mycénienne (1600-1200) et finalement, à travers le « Moyen-Age dorien » (douzième-huitième siècle), par la « renaissance hellénique » des septième-sixième siècles. Mais il y eut bien miracle, si l’on entend par là que les quelques mille années du classicisme gréco-romain, sans compter nos propres renaissances, nos propres classicismes et finalement toute la civilisation occidentale, toute la science moderne, ont vécu sur les valeurs créées par l’hellénisme entre le début des guerres médiques et l’établissement de l’hégémonie romaine (480-200 avant Jésus-Christ). Pendant ces trois siècles toutes les virtualités du génie grec se trouvèrent réalisées, toutes les virtualités de l’esprit humain se virent annoncées ou pressenties.

Cependant, les Grecs eux-mêmes se sont plu à se reconnaître les élèves des vieilles cultures de l’Égypte et de la Mésopotamie. Qu’est-ce qui les a donc distingués de leurs maîtres? Ceci, que le génie grec représente dans tous les domaines et pour la première fois la libération de l’esprit humain. Des recettes empiriques de l’Égypte et de Babylone, il a, dès les premiers philosophes ioniens, dégagé la science pure; des antiques secrets transmis par les collèges sacerdotaux à des fins toujours plus ou moins thaumaturgiques, il a fait sortir la spéculation désintéressée; des rustiques chœurs dionysiaques, les cris de révolte du Prométhée enchaîné; des rigides xoana archaïques, les beaux corps libérés triomphant dans la pleine lumière, le culte de l’art pur. Au point de vue scientifique, rappelons seulement que Copernic, en établissant au seizième siècle les principes de notre mécanique céleste, ne fera que retrouver les enseignements d’Aristarque de Samos, mort vers 230 avant Jésus-Christ. Dans le domaine politique et malgré les entraves dont l’État grec chargeait ses ressortissants, la société grecque a créé l’homme libre et le libre gouvernement de la cité. D’un point de vue plus général, l’hellénisme a établi l’éminente dignité de la personne humaine, avec la notion de ces « lois non écrites » qui obligent l’Antigone de Sophocle au même titre que le Socrate du Criton. Si haute même a été cette conception de la valeur humaine que les Phidias et les Praxitèle n’ont cru pouvoir mieux faire que d’élever leurs dieux à la dignité d’hommes : la majesté sereine des Olympiens taillés dans le pentélique repose avant tout sur un parfait équilibre de nos propres facultés. Dans le domaine de l’art comme dans celui de la religion, l’univers, selon le mot de Renan, s’est ainsi humanisé parce que les Hellènes l’ont ramené à leur mesure. Empressons-nous d’ajouter que l’homme s’était ici humanisé tout le premier : dans l’adoucissement général des mœurs, l’esclave lui-même se voyait, à Athènes, traité avec plus de ménagements que l’individu libre en bien d’autres pays.

Ces qualités exceptionnelles assurèrent pendant trois siècles à l’âme hellénique une persistante jeunesse, débordante de spontanéité créatrice. Dans le monde de ce temps, le Grec se meut avec l’aisance d’un jeune dieu qui ne se connaît de rivaux ni dans les luttes de l’esprit, ni, – depuis Marathon et Salamine, – dans les jeux d’Arès. Cependant, dès la mort de Périclès (429) d’inquiétants symptômes se manifestent. Comblé des dons de l’esprit, le Grec commence à en abuser. De ses brillantes facultés intellectuelles il joue de plus en plus pour le seul plaisir, sa virtuosité l’entraînant à se désintéresser du fond. Le même dilettantisme transporté dans la politique, à l’heure la plus grave de la vie d’Athènes, fera d’Alcibiade un aventurier. Par ailleurs, ce peuple si bien doué et qui gardait une telle conscience de sa supériorité culturelle sur le reste du monde, ne put jamais, chose incroyable, s’élever jusqu’à la notion de la commune patrie. La patrie resta pour lui réduite aux limites de la cité, et les trois cités principales, Athènes, Sparte et Thèbes, passèrent leur temps à se combattre. Sparte qui représentait la principale force militaire de l’Hellade, joua finalement dans le monde grec le même jeu que l’Allemagne dans l’Europe du vingtième siècle : ne pouvant imposer autrement sa domination au reste des Grecs, elle n’hésita pas, par le traité d’Antalcidas, à pactiser avec les Asiatiques, non sans livrer à ceux-ci la Grèce extérieure (387). Ajoutons à ces guerres fratricides une effrayante dépopulation volontaire, véritable suicide de la race grecque, à l’heure où les Grecs allaient avoir à se défendre contre la menace de peuples nouveaux, Macédoniens d’abord, Romains ensuite.

Du moins, la conquête macédonienne valut-elle à l’hellénisme, compensation inappréciable, la domination de l’Asie, et on sait quel stimulant constitua pour l’esprit grec sa rencontre, dans le syncrétisme alexandrin, avec le génie de l’Orient. Malheureusement après une centaine d’années d’un magnifique essor, l’alexandrinisme qui, au troisième siècle, avait présidé à l’hellénisation de l’Orient, vit de plus en plus se produire le phénomène inverse, l’invasion de l’esprit grec par les idées orientales. Euclide et Aristarque avaient vécu à Alexandrie, mais c’est aussi à Alexandrie que vivront néoplatoniciens et gnostiques. L’éclat de rire de Lucien, au deuxième siècle de notre ère, sera la dernière protestation de l’esprit critique devant le retour des plus troubles mystiques païennes.

De plus, les Grecs devenus grâce à Alexandre les maîtres de l’Orient, y avaient apporté leur incapacité à s’unir. La Macédoine des Antigonides, la Syrie des Séleucides et l’Égypte des Ptolémées, comme naguère Athènes, Sparte et Thèbes, s’épuisèrent en une rivalité sans issue qui les livra les uns après les autres à l’étranger, en l’espèce aux Romains. Ajoutons que ce n’était pas impunément que les dynasties gréco-macédoniennes avaient revêtu l’appareil du vieux despotisme oriental. L’esprit grec qui, aux journées de Marathon et de Salamine, s’était identifié avec l’idée même de la liberté, apprit, dans les cours d’Alexandrie, d’Antioche et de Pergame, à devenir servile. Eschyle est remplacé par Callimaque. L’Hellène des Guerres médiques va devenir le Graeculus. Remarque significative : cet abaissement de la dignité hellénique coïncide avec l’arrêt de la faculté créatrice chez les Grecs. À partir du deuxième siècle avant notre ère, il y aura encore d’innombrables artistes ou savants grecs, mais l’art grec, la science grecque cesseront de progresser. L’hellénisme ne sera plus désormais qu’une culture cosmopolite qui vivra sur son acquis, non d’ailleurs sans rendre encore à l’humanité un inappréciable service en faisant l’éducation du monde romain ».

René Grousset, IN Bilan de l'histoire

 

Sur AlmaSoror, à propos du Miracle grec, il y avait déjà eu Fragment de Nietzsche, et le Fragment d'un printemps arabe.

 

vendredi, 01 novembre 2013

Etoffes de pierre

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Je l'avais retrouvée dans la rue d'Aboukir, elle m'avait emmenée manger un sandwich au chèvre, au miel et au pesto, accompagné d'un coca cola et suivi d'un fromage blanc aux marrons. Et puis nous avions erré quelques temps dans un passage des Grands Boulevards, je ne sais plus lequel. J'étais repartie en portant dans mon sac quelques livres achetés dans une librairie d'ouvrages anciens. Il faisait frais ; pas encore froid. On était au début du mois d'octobre. Paris ne me fascinait plus depuis longtemps : trop gris, trop sale, trop brutal. Pourtant, quelque chose de l'atmosphère de ce jour m'est resté - quelque chose de nostalgique.

J'ai attendu un peu avant d'ouvrir l'Art religieux du XII au XVIII°siècle, d’Émile Mâle.

 

En voici un extrait :

"A chaque instant les monuments romans nous émeuvent par d'étranges symboles chargés de siècles. Un tailloir du cloître de Moissac est décoré d'une suite d'aigles à deux têtes ; le même aigle à deux têtes reparaît, sur un montant, au portail de l'église de Civray (Vienne) et sur un chapiteau de l'église Saint-Maurice de Vienne. Nous voici emportés par l'imagination jusqu'au berceau du monde, jusqu'à l'antique Chaldée. C'est qu'en effet un très ancien cylindre chaldéen nous montre, pour la première fois, l'aigle à deux têtes, et on y a vu le blason d'une des villes les plus antiques de la Chaldée, Sirpoula. C'est un grand aigle, une sorte d'oiseau rok des Mille et une nuits, qui pose chacune de ses serres sur le dos d'un lion. Dans l'art du vieil Orient, l'aigle est l'oiseau noble qui accompagne le roi, qui dompte le lion, qui aide l'Hercule chaldéen dans sa lutte contre les monstres. Cette image avait pour les peuples de l'Asie une signification religieuse et une vertu, car nous la retrouvons, bien des siècles après, chez les Hittites. Ce grand peuple des Hittites, que connaît la Bible, à qui Salomon demanda plusieurs de ses femmes, occupa longtemps la Syrie et les plateaux de l'Asie Mineure. Il reçut son art de la vallée du Tigre et de l'Euphrate, et les rudes monuments qu'il a laissés en Cappadoce reportent sans cesse la pensée vers la Chaldée. C'est en Cappadoce, sur les rochers de Ptérium, que l'on voit sculpté l'aigle à deux têtes avec une proie sous chacune de ses serres. L'aigle à deux têtes ne disparut pas de ces régions, car on le voit encore aujourd'hui sur les tours musulmanes de Diarbékir, l'antique Amida. Les Turcs Seldjoucides le sculptèrent sur la porte de Konia, leur capitale, et semblent l'avoir mis de bonne heure sur leurs étendards. - Comment se vieux symbole de l'Orient est-il venu jusqu'à nous ?

Par les tissus, comme d'ordinaire. Une étoffe de Sens (qui n'est plus qu'un lambeau) est ornée d'aigles à deux têtes dessinés en jaune sur un fond de pourpre violette ; c'est une étoffe byzantine du IX° ou du X° siècle, qui reproduit sans aucun doute un ancien modèle sassanide. Un suaire célèbre de Périgueux est décoré de la même manière. La Mésopotamie gardait fidèlement la même image, car, au XIII° siècle, on voit reparaître l'aigle à deux têtes sur une étoffe de Bagdad : là, l'aigle bicéphale est enfermé dans un écusson, et l'on croirait voir le blason des empereurs d'Allemagne. C'est de l'Orient, en effet, on n'en saurait douter, qu'est venu ce blason ; il fut emprunté aux tissus orientaux et peut-être aux étendards musulmans. Chose étonnante, les Turcs purent voir à Lépante, sur les vaisseaux de don Juan d'Autriche, l'aigle à deux têtes qui avait jadis orné leurs drapeau ; mais le vieil aigle de la Chaldée, qui les avait jadis fait vaincre, se tournait maintenant contre eux. On voit quelle part a prise l'antique Chaldée non seulement à la création de l'art décoratif, mais à la création de l'art héraldique du moyen âge...

Il ne saurait être question maintenant de chercher le sens symbolique des lions affrontés, des oiseaux aux cous entrelacés, des aigles à deux têtes, qui ont tant préoccupé nos devanciers. Saint Bernard avait cent fois raison ; il est devenu évident que les monstres des chapiteaux - à quelques exceptions près -, n'ont aucun sens. Ils n'étaient pas destinés à instruire, mais à plaire. Saint Bernard jugeait ces fantaisies puériles et risibles : qu'eut-il dit, s'il eût su, comme nous le savons aujourd'hui, que ces monstres étaient le legs des vieux paganismes de l'Asie, et qu'ils mettaient sous les yeux du chrétien des génies, des démons, des idoles ? Il eût sans doute tonné, comme le prophète, contre les faux dieux.

Pour nous qui savons mieux l'histoire, nous ne jugeons pas risibles, comme le grand docteur, les monstres de nos chapiteaux. Ils nous paraissent, au contraire, merveilleusement poétiques, chargés, comme ils le sont, des rêves de quatre ou cinq peuples qui se les transmirent les uns aux autres pendant des milliers d'années. Ils introduisent dans l'église romane la Chaldée et l'Assyrie, la Perse des Achéménides et la Perse des Sassanides, l'Orient grec et l'Orient arabe. Toute l'Asie apporte ses présents au christianisme, comme jadis les Mages à l'Enfant".

Extrait de l'Art religieux du XII° au XVIII° siècle, d’Émile Mâle

Sur la lecture des arts religieux, AlmaSoror avait publié ce beau commentaire d'Albert Pomme de Mirimonde, sur une vanité...