samedi, 05 juillet 2014
Le dernier iftar
Sara à la photographie, Edith de CL au texte.
Dans le ciel iranien ta croix d'obscur Chrétien, tes jambes réparées, ton front pur, mon amour.
Dans la chambre de Nasa, ma vie parmi les femmes d'Esfandyar, fils de Bachir, frère d'Assad et ton frère aussi, à toi, Abbas, avant le dernier Iftar. Trois semaines avant la pendaison d'Assad pour avoir demandé à la sœur de l'Imam pourquoi la femme n'avait pas droit à sa part de soleil. De quoi ne l'a-t-on pas accusé, après cela. Moi, refusant d'épouser Esfandyar, que risquai-je ? Je ne le sais. Lorsque tu me proposas de nous enfuir, je te dis, tout de suite : oui. Je ne croyais pas au succès : je croyais à la mort, que je trouvais préférable à tous les autres possibles. Toi, tu voulais mourir, pour retrouver ton frère, et pour voir si le Christ, cet hybride, cet homme-dieu auquel tu t'étais secrètement converti après avoir lu des livres, tu voulais savoir s'il t'accueillerait dans sa quiétude.
- Je veux savoir s'il est vraiment le prince ultime, et s'il m'accueille dans sa quiétude souriante.
- Allah pourrait t'entendre, Abbas, mon cousin. Tais-toi, je t'en prie.
- Allah peut bien m'entendre, le corps d'Assad tué en son nom se balance toujours au-dessus des oliviers du chemin de la colline bleue.
- Tais-toi, Abbas. Ton grand-père Bachir pourrait t'entendre aussi.
- Qu'il crève, ce vieux vicieux.
Dès l'aurore, avant la prière, je traversais les salons de mon oncle, vides encore, gorgés des odeurs de l'iftar de la veille mêlés à celles du souhour. Nul ne m'entendis, même pas Anousheh, la vieille servante à l'ouïe fine et à l’œil perçant. Tout semblait conspirer avec nous, mon cousin, mon cher amour, tout semblait participer à notre sacrilège.
Y a-t-il pire péché que de quitter la maison de son père et de sa mère ? Y a-t-il pire péché que de quitter la maison de son futur époux en compagnie du dernier fils de celui-ci ? Je vis Sahar dans le vestibule, et elle semblait préoccupée ; j'attendis qu'elle s'éloigne vers l'arrière-cour où, sans doute, elle mettrait de l'huile sur sa peau, j'ajustais mon voile avant de passer par la porte de la maison de ton enfance, mon cousin, la maison à laquelle j'étais promise.
- Ne pleure pas, car il n'est pas de plus bel honneur que de devenir la plus jeune épouse d'un notable aussi respecté. Tu lui donneras son dernier fils, celui qu'il chérira plus que tous les autres, et il te comblera de bienfaits.
À ces paroles de mon père, ma mère ajouta de tendres recommandations :
- N'interromps jamais les femmes aînées de ton époux. Obéis en apparence, et tout te sera donné par ton époux en cachette.
Tu m'attendais sous le corps de ton frère, car il était certain que tant qu'il resterait exposé ainsi, personne ne s'approcherait du chemin de la colline bleue. Autant que nous avions pu en juger, la voie serait libre pour notre fugue, mon cousin.
Tu m'attendais, raide à côté du poteau, et seule ma très vieille science de ton cœur put discerner l'atroce souffrance qui avalait déjà, à ce moment, tes forces vitales.
Car Assad avait été ton mentor, ton ami, ton frère, et plus rien ne comptait pour toi depuis que sa jeune vie, fatiguée déjà par les deux cents coups de fouet, avait été arrachée à la beauté de notre monde des vivants.
Nous traversâmes des cieux splendides à cette heure où la colline frissonne encore, alors que le froid de la nuit tarde à se dissiper. Nous vîmes les oiseaux des contes de notre enfance, mais nous ne parlâmes pas. Quand même, au cas où Allah écoute, au cas où l'ange de la mort entend, je récitais les prières, pressant entre mes doigts les boules d'un chapelet invisible. Je n'osai te le dire, car sous la cache de ta chemise, tu dissimulais cette horrible croix que tu t'étais procurée. Je croyais que tu croyais qu'elle te protégeait du mauvais sort, mon cousin. Nous n'avions pas encore échangé nos derniers mots, sous le cèdre à la frontière du Liban.
Plus tard, au Liban, pays damné où les femmes se dévoilent au bord de l'eau salée, à l'endroit où le sable devient terre, devant les premiers cèdres, nous eûmes ce dernier dialogue, nous nous livrâmes nos secrets.
- Assad aimait une femme qui voulait être libre. C'est pour elle qu'il a relu toutes les sourates afin d'y trouver le miel de la liberté pour l'élue de son cœur.
- La liberté des femmes, Abbas, c'est de se soumettre aux lois de Dieu. Il n'y en a pas d'autres.
- Alors pourquoi m'as-tu suivi à travers tout ce pays ? Pourquoi tes pas ne m'ont pas quitté pendant que nous suivions les routes d'Irak et de Syrie, jusqu'à la mer ici ?
Le moment était venu de livrer enfin l'essence de mon cœur. Mes paupières se baissèrent un tant soit peu pour prononcer ces mots les plus beaux, ceux que je ne pouvais murmurer qu'à lui. Ils dormaient en moi depuis le début de notre adolescence, depuis qu'un jour, il était entré dans la maison de mes parents et que je n'avais plus vu un enfant, compagnon de mes jeux et de mes facéties espiègles, mais un homme en devenir.
- Parce que je t'aime, Abbas.
- Je croyais que c'était parce que tu étais libre. Je croyais que, comme l'amie de mon frère, toi aussi tu combattais vaillamment pour ta liberté.
Ces phrases déchirèrent mon cœur. Pendant qu'il déclarait cela, je pouvais voir la déception habiter son regard, le mépris dessiner un joli trait cruel sur sa bouche.
Comme j'étais trop triste pour parler, et que depuis la mort de son frère, il n'aimait plus à deviser, nous nous tûmes. Il reprit sa marche et je le suivis, je crus observer qu'il tendait l'oreille pour savoir si je le suivais, mais je savais désormais que mon amour était mort-né.
Beyrouth était si belle le soir où nous arrivâmes, que j'oubliais mon chagrin. La ville scintillait comme un diamant et toute la jeunesse semblait vivre au rythme de la fête. Les gens, tous riches, tous beaux, ou tous laids, je ne savais pas, riaient fort et marchaient d'un pas rapide qui me faisait tourner la tête. Les magasins semblaient une multitude, et Abbas ne les voyait presque pas. Il avait l'air distrait, mais peut-être savait-il où il allait. Nous parlions mieux l'arabe qu'au moment de notre départ, et nous demandâmes des renseignements à diverses personnes, toutes pressées, toutes parlant trop vite.
Abbas me demanda de retirer mon voile, il m'acheta des habits et m'habilla à l'occidentale. Je le fis par amour pour lui, parce que je croyais qu'il pourrait alors peut-être m'aimer. Une fois aimée de lui, peu à peu, je lui aurais arraché son christ du cœur, et l'aurait ramené au pays. Alors son père, heureux de retrouver son fils, m'aurait pardonné ma trahison et aurait béni cette union de sa nièce avec son fils, renonçant à tous ses droits sur moi. Mon père, voyant cela, aurait clamé sa joie de mon retour avec son cher neveu, et ma mère, si réjouie de l'état de mon père, m'aurait pardonné à son tour.
Mais Abbas me demanda :
- Te voilà libre et plus belle que jamais. Tu es intelligente, Delkash. Reste vivre ici, dans un appartement contigu au mien, à la mission de la paroisse. Tu feras tes études et tu pourras trouver un travail et gagner ta vie.
Je revis en pensée l'horreur de ces femmes embrassées comme des moins que rien, par leurs hommes, sur des plages souillées par leur présence impure. Je revis en pensée les longs mois de notre périple, moi, suivant cet homme silencieux, par amour, et lui, avançant toujours vers la mer, rendu fou par la mort de son frère.
Je revis en pensée la maison de mon père et de ma mère, mes petites sœurs, et mes frères qui chantent le soir en racontant des histoires dans le jardin. Je revis les visages aimés, le regard de ma mère, sa dureté me parut soudainement compréhensible. Ma fuite n'était-elle pas la preuve de la raison de sa sévérité ?
Je revis la maison de mon oncle, cet homme si bon, qui s'était engagé auprès de mon père, son beau-frère à m'épouser en dernière noce, et à me traiter avec la douceur d'un époux aimant. Je revis ses femmes, qui m'avaient apporté du thé et prodigué des caresses pour que je devienne leur sœur, le jour où j'avais pleuré toutes les larmes de mon corps en disant : « non ! » à ce mariage.
Je revis mes amies, je revis mon passé, et dans cette ville étrangère aux mœurs révoltantes, je ne compris plus comment j'avais pu me fourvoyer.
Abbas souriait en pensée, il imaginait des lendemains plus heureux que ceux qu'il avait connu chez nous, car tout s'était teint d'ombre depuis qu'on lui avait pris son frère.
Il rêvait, je le comprenais, d'un voyage en bateau vers la terre d'Europe. À cause de tous ces livres qui avaient noyé sa raison, son regard s'était perdu définitivement dans l'abîme de l'Europe, son esprit divaguait en rêvant de la France, ignorant que les lumières de ce pays n'étaient qu'appels démoniaques et sirènes trompeuses.
Il était mort à tout ce que nous avions été. Il était mort au pays où nous avions grandi. Il avait trop écouté la voix de son frère, de même qu'avant lui, Assad avait trop écouté la voix de cette jeune femme, sûrement belle, mais si funeste qu'imaginer sa simple image me répugne.
Je suivis encore Abbas à travers les méandres de la ville de Beyrouth, dont le charme m'apparaissait désormais dans sa vérité macabre. Ainsi, ses yeux regardaient les bateaux qui partent des ports arabes vers l'inconnu ; son regard suivait le sillage des avions qui s'enfuyaient vers l'Amérique impie, et vers l'Europe surtout, cette mante religieuse qui avale les hommes purs qui se tournent malencontreusement vers elle, et emplit leurs cœurs d'oubli. Adieu, Abbas. C'est ce que je chuchotais en moi-même, pleurant en pensée cet amour de ma jeunesse qu'il me faudrait oublier bientôt. Car ma décision montait en moi comme une résolution inexorable. Quoi qu'il m'en coûte, je retournerais au pays.
J'accepterais les punitions et le sort d'humiliée qui m'attendait. Je l'accepterais, car ma place était là-bas, auprès de ma famille, à suivre les préceptes inculqués par mon père et ma mère, et dont jamais je n'aurais dû m'éloigner.
Abbas voulut me persuader ; il n'obtint rien de moi, même pas une simple écoute. Il me trouva un homme de confiance, qui devait se rendre à Bassora et accepta de s'occuper de m'envoyer jusqu'à Abadan.
C'était un homme bon, qui désapprouva Abbas et comprit l'erreur dans laquelle j'étais. Le temps du voyage, je m'occupais de ses petites filles et quand nous arrivâmes à Bassora, sa femme m'accueillit comme une sœur, sans questionner son mari. Elle me fit à dîner et me prépara un lit dans la chambre de ses filles. Le lendemain, je repartirais aussitôt pour Abadan.
« Adieu, Abbas », je ne prononçai pas ces mots car mon cœur les avait dit nettement en mon for intérieur. Mais toi, mon cousin, tu attendais quelque chose de ma bouche, sans doute, un adieu, un sourire, un tremblement de mes lèvres, car tu me souhaitas du bonheur et me dis que nous ne nous reverrions pas avant un très long temps.
Et si j'avais su, mon ange, que c'étaient nos derniers moments, jamais je ne t'aurais quitté. Car mon cœur saigne des flots de sang depuis que ton corps est revenu dans un cercueil à Abadan.
Abadan, ville de mon enfance et de ma décadence, quand je t'ai quittée comme une voleuse, c'était pour suivre un homme qui ne voulait pas de mon amour. Et quand je te suis revenue, mon nom était devenu celui de la honte.
Personne ne m'appela plus Delkash. Je crois bien que ce sont les fillettes du protecteur auquel Abbas m'avait confiée, qui m'appelèrent ainsi pour la dernière fois. Elles pleuraient en m'embrassant, les douces, et je leurs caressais les joues. J'avais l'espoir que mon humilité inviterait la clémence des miens. Quand j'arrivais aux portes de la ville, ce fut encore le ciel qui m'accueillit, comme c'était lui qui m'avait vue partir. Mais il n'accueillait plus Delkash, il accueillait La Honteuse. Mon père m'appela ainsi, puis mes frères, puis mes sœurs, et tous continuèrent. Mais c'est quand ma mère le prononça que je compris que c'était devenu mon nom réel, celui qui me serait attaché pour toujours, à cause de ma faute.
Il paraît qu'une femme vit dans une ville au bord de la mer en Allemagne, et qu'elle s'appelle Kirsten. Il paraît que tu n'es jamais allée en France. Il paraît que tu as aimé cette ville de Wismar. Il paraît aussi que tu y étais aimé de tous.
Moi, je pense à cette femme qui a dû tant parler avec toi. Elle a connu tes mains, elle a connu ta voix. Elle a connu de toi tout ce dont j'avais rêvé, et elle t'a perdu par un soir d'été. Elle dit qu'elle sait que tu pensais beaucoup à nous même si tu n'en parlais pas.
Elle dit dans sa longue lettre que tout lui parle encore de toi.
Il paraît que Thomas et Anna ont entendu parler du long voyage que tu fis avec ta cousine, depuis Abadan jusqu'à Beyrouth, et que le châle qui couvrait mon visage le long de ce périple est posé sur sur une table, et qu'on n'y touche pas.
Il paraît qu'ils veulent bien nous voir, mais c'est l'oncle Esfandyar qui ne veut pas. « Tu m'as donné ces fils pour mon malheur, Farah », dit-il à leur mère. Et les autres femmes essuient leurs yeux de honte de ne lui avoir pas donné de fils. Et personne n'a plus jamais proposé sa fille à Esfandyar, pour consoler ses vieux jours par la naissance d'un enfant.
Mais les soleils couchants se succèdent et quand j'en ai le loisir, je marche longtemps, je marche pour arriver au bord du fleuve. J'y contemple la splendeur du soir.
Cette splendeur me rappelle ces semaines à Beyrouth, les promenades du bord de mer, suivant Abbas qui marchait en prononçant le nom de son frère.
Ton frère, Abbas, ton cher Assad, son corps détaché du poteau est tombé sous l'olivier.
Et ce sont les jeunes gens qui l'ont emporté au bord de l'eau.
C'est Sahar, ma cousine, ta sœur, qui me l'a raconté.
Sahar, tu sais, qui ne m'appelle plus. Parce qu'il est devenu illicite de m'appeler Delkash, mais qu'elle ne veut pas me nommer la Honteuse. Sahar aimait ses frères, mon amour.
Et moi chaque nuit je regrette ma décision de Beyrouth.
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