samedi, 19 avril 2014
La torture des hérétiques
Toutes les fois que le Crimen majestatis reparaît dans l'Histoire,
la Torture reparaît avec lui.
J'ai mangé un sandwich, bu du jus de grenade, et reviens au livre d'Alec Mellor consacré à la Torture. Je recopie pour les visiteurs d'AlmaSoror l'introduction au chapitre sur l'Inquisition.
L'auteur, Alec Mellor, avocat d'origine britannique, semble avoir été un de ces personnages mystérieux et éclectiques qui éclairent ceux dont ils croisent les chemins, sans jamais être assez compréhensibles pour devenir des modèles ou des chefs de files. Trop subtils et originaux pour que le sociotaxonome leur mette une étiquette, ils passent en ce monde en accomplissant un labeur que personne ne leur demande et qui porte des fruits invisibles, mais sûrs et féconds.
Je ne sais pas grand chose de Mellor, et ce que j'en sais augmente encore mon indécision : il était catholique et royaliste, mais devint l'avocat et l'historiens des francs-maçons, qu'il appela "nos frères séparés" avant de rejoindre une Loge. Homme de droite, il défendit de nombreux communistes durant la guerre et il ne mettait pas son métier d'avocat au service de ses idées, mais oubliait ses idées pour servir ce métier. Il écrivit des ouvrages étonnants, j'en possède deux, que j'ai lus. La Torture - son histoire, son abolition, sa réapparition au XX°siècle, et Le problème des guérisseurs. Je suis en quête de ses autres ouvrages : une histoire de la franc-maçonnerie, une histoire de l'anticléricalisme français, enfin un livre sur la fabuleuse aventure du téléphone. Si ces ouvrages sont aussi intéressants que ceux que j'ai eu l'heur de lire, alors de riches heures m'attendent.
Alec Mellor n'est pas impartial, mais il est honnête ; il n'est pas exhaustif, mais il est érudit, clair et inspiré. Il guide sa pensée de façon responsable et la coule dans une phrase qui ne manque pas d'allure dans son efficace simplicité.
L'inquisition est l'institution la plus incomprise de l'Histoire. Vilipendé par Voltaire et par les Encyclopédistes, le seul nom d'Inquisition est devenu, depuis lors, le cheval de bataille de la Libre-Pensée contre l'Église ; toute une littérature spéciale est là pour l'attester.
À l'inverse, certains catholiques ont jugé nécessaire à leur foi de réhabiliter d'authentiques atrocités, comme si l'Église avait eu besoin de leurs mensonges.
Il serait hors de propos, dans le cadre restreint d'une étude sur la Torture, de traiter un sujet de pareille ampleur. D'immenses travaux lui ont été consacrés ; leur bibliographie serait aussi longue, à elle seule, que ce chapitre.
Notre but se limite à situer l'Inquisition historiquement, à marquer la place qui lui revient dans l'histoire de la Torture, et surtout à vérifier notre thèse fondamentale : toutes les fois que le Crimen majestatis reparaît dans l'Histoire, la Torture reparaît avec lui.
Au XIII°siècle, c'est le masque théologique, que le Crimen majestatis revêt, et la véritable explication de la torture des hérétiques est là.
Le nom complet de l'Inquisition est : Inquisition de la perversité hérétique (inquisition haereticae pravitatis).
Qu'est-ce donc qu'une hérésie ?
Dans sa savante introduction au Manuel de l'Inquisiteur de Bernard Gui (Bernard Gui, 1261-1331, fut l'un des plus célèbres inquisiteurs du Moyen Âge), M.G. MOLLAT en donne la définition traditionnelle : "l'hérésie est un crime de "lèse-majesté divine" qui consiste dans le rejet conscient d'un dogme ou dans la ferme adhésion à une secte dont les doctrines ont été condamnées par l'Église comme contraires à la foi".
Il est à peine besoin de souligner combien il est nécessaire, ici, de répudier nos idées modernes. Pour les hommes du XIII°siècle, héritiers d'une longue tradition, l'unité de foi et l'ordre social sont une seule et même chose, et ce grandiose idéal n'était mis en doute par personne. L'idée d'une paisible co-existence entre fidèles et hérétiques dans le cadre de la société laïque était impensable, et les hommes du Moyen Âge eussent été singulièrement étonnés s'ils avaient pu prévoir un monde où les chefs de l'Église et les ministres hérétiques admettent de paraître ensemble publiquement à l'occasion de cérémonies temporelles ou de manifestations charitables.
L'unité sociale ainsi comprise est d'ailleurs l'idéal des hérétiques eux-mêmes. Ce que veulent ces derniers n'est pas la liberté de pensée religieuse, mais bien une chrétienté fondée sur leurs propres bases, en un mot une société une et hétérodoxe, ce qui ne peut que supposer la subversion préalable de l'ordre ancien et la destruction de l'Église, au besoin par la force (La question a été lumineusement exposée par Bossuet, dans sa Politique tirée de l'écriture sainte).
Donner dès lors un statut aux hérétiques eût paru un non-sens et la seule existence des hérétiques posait une série de problèmes.
C'était d'abord pour l'Église une problème dogmatique dont la multiplicité incroyable de conciles suffit à donner une idée.
C'était pour le peuple fidèle un problème de conscience.
C'était, enfin, pour l'État un problème de législation.
À vrai dire, la question du traitement des hérétiques était loin, au XIII°siècle, d'être neuve ; elle remontait aux empereurs d'Occident.
Mais ce ne fut pas avant le XIII°siècle qu'on eut l'idée de créer une inquisition, puis de rechercher les hérétiques au moyen de la Torture.
Pourquoi ?
Tel est le problème, et ce n'est pas le résoudre que de constater qu'à cette époque, le progrès des hérésies, notamment du catharisme, fit juger nécessaire une répression plus grave, car il y eut des hérésies dès les origines de l'Église (St Jean nous fait déjà connaître dans l'Apocalypse l'existence des Nicolaïtes).
La situation des hérétiques avant l'institution de l'Inquisition mérite d'être retracée, même sommairement, afin de souligner que l'introduction, en cette matière, de la Torture, fut, au XIII°siècle, une véritable révolution.
Sous les empereurs d'Occident, la Torture n'est employée en aucun cas, dans la répression des hérésies. L'Église use, d'une part, de ses peines propres, les peines spirituelles, dont le type est l'excommunication. L'État prévoit parfois la peine capitale (C. Theod. XVI,7,5,1), plus souvent l'amende (C. Théod. XVI,5,51-52-54,4), la confiscation (C.Theod. XVI, 6,4) ou la déportation (ibid, 5,63).
Au Moyen Âge, les peines temporelles iront en s'aggravant et la peine habituelle, du moins, pour les relaps, sera celle du Feu, qui n'est autre chose que l'adoption par la justice d'un mode de mise à mort où la fameuse "psychologie des foules" a laissé sa marque. L'historien américain Lea (Histoire de l'Inquisition) écrit justement : "Ce n'est pas la loi positive qui a inauguré l'atroce pratique de brûler vifs les hérétiques. Le Législateur n'a fait qu'adopter une forme de vengeance ou se complaisait naturellement à cette époque la férocité populaire".
L'origine historique du Bûcher n'est autre, en effet, que le lynchage par le feu.
Pour le peuple, les hérétiques sont une espèce haïe et redoutée, un danger de nature à provoquer la punition divine contre quiconque les tolère. Parti d'en bas, le mouvement gagna les princes, qui légalisèrent la pratique du bûcher.
Il serait trop long et hors de propos de retracer tous les jalons de ces deux étapes. Quelques exemples suffiront.
Guibert de Nogent raconte qu'en 1114, à Soissons, l'évêque dut emprisonner des Manichéens pour les protéger de la fureur populaire. (Il s'agit, bien entendu, des néo-manichéens ou Cathares, répandus surtout dans le midi de la France). Il alla de là à Beauvais consulter ses collègues réunis en concile, accompagné de Guibert lui-même.
En son absence, la populace hurlante arracha les hérétiques de la prison, et "craignant la mollesse cléricale", dressa incontinent un bûcher où on les brûla tous. ("Fidelis interim populus, clericalem vernes mollitiem, concurrit ad ergastulam, rapit, et subjecto eis extra urbem igne pariter concremavit").
Une émeute pire encore éclata en 1135 à Liège, où, cette fois, le clergé réussit à sauver les prisonniers à temps.
Les chroniqueurs en citent bien d'autres. C'est en présence de ces troubles graves que le pouvoir séculier prit l'initiative de sévir et de parer à l'insuffisance des peines purement spirituelles par les supplices.
Déjà Robert Le Pieux condamna au feu treize hérétiques.
Guillaume, comte de Poitiers et d'Aquitaine se fit un véritable renom de rigueur. Henri III, empereur, sévit en 1052 contre les Manichéens. Le roi d'Angleterre Henri, rapporte le chroniqueur anglais Guillaume de Newbridge, fit arrêter, marquer d'un fer rouge au front, et exposer publiquement des hérétiques flamands venus demander refuge en Angleterre ; cependant Henri II avait fait voter les Statuts de Clarendon soumettant l'Église d'Angleterre à la juridiction royale d'où son fameux conflit avec Thomas Beckett, archevêque de Canterbury, et était entré en lutte ouverte contre le pape Alexandre III, qui alla jusqu'à l'excommunier.
Ce zèle des princes n'était d'ailleurs pas toujours dépourvu de considérations sordidement temporelles ; dans l'affaire des Templiers, non seulement l'Églises n'eut pas l'initiative des poursuites, mais encore Philippe le Bel jugea bon (ou ses légistes lui firent juger bon) d'obtenir de la Sorbonne une consultation sur le point de savoir si le pouvoir laïc pouvait engager de lui-même des poursuites en matière de foi ! (Nous possédons le texte intégral de cette insolite consultation, en date du 25 mars 1308. La faculté de théologie répond négativement à la question posée par le roi, mais en entourant sa réponse de réserves qui trahissent un embarras significatif, et en s'excusant du long retard mis à répondre.
Il convient d'ailleurs de noter que si les templiers subirent la torture, ce ne fut pas à proprement parler comme hérétiques, mais - selon l'accusation - comme sacrilèges et sodomites. L'Église n'avait pas porté plainte, d'où l'étrange question de Philippe le Bel).
Toute l'histoire des XI° et XII°siècles est pleine de récits de ce genre, mais la Torture en est absente, et Saint-Thomas d'Aquin qui écrit sous Saint Louis, c'est-à-dire à l'époque où elle commence à s'établir, est en retard sur les canonistes, car il admet et recommande, comme toute la théologie morale de son temps, l'extermination des hérétiques, nulle part il ne parle de la Torture, fut-ce à propos des cas licites de flagellation, comme l'eût comporté cependant le sujet. (St Thomas, Summa theol. De Fide. Quaestio XI art 3 "Utrum haeretici sont tolerandi" à propos des relaps. On sait que la liturgie du Sacre comportait, au nombre des quatre serments prêtés par le roi, celui d'"exterminer les hérétiques dénoncés par l'Église").
La Torture des hérétiques est contraire à la tradition canonique. "Verbis melius quam verberibus res agenda est", écrivait, dès son temps, Lactance.
Le plus grand canoniste du Moyen Âge, Gratien, prohibe la torture en ces termes incisifs : "Confessio ergo in talibus non extorqueri debet, sed potius sponte profiteri. Pessimum est enim de suspicione aut extorta, confessionne quemquam judicare".
Nous verrons plus loin l'admirable lettre du grand pape Nicolas Ier aux Bulgares ; c'est une condamnation nette de la Torture en elle-même, et qui tire son autorité de ce qu'elle émane du Siège apostolique dans un document particulièrement solennel.
Fournier observe avec raison que le juge d'Église qui eût admis la torture eût encouru ipso facto une irrégularité canonique (Ecclesia abhorret a sanguine) et cite à ce sujet des textes irrécusables (IN Fournier, Les officialités au Moyen Âge).
Frédéric Barberousse, dans ses fameuses constitutions de 1220 à 1239 ne parle pas de la Torture, et se borne à prescrire comme mode ordinaire d'enquête en matière d'hérésie la purgation canonique, en accord avec le décret du pape Lucius III.
On peut même observer que la Torture ne fut pas appliquée par l'Inquisition elle-même, à ses débuts.
La date fatidique où les choses devaient changer est celle de 1252, année où Innocent IV promulgua la bulle "ad extirpenda", et il n'est que strictement juste de noter que l'Église avait été précédée par la législation laïque, en l'occurrence par le même Frédéric Barberousse, qui, par une singulière inconséquence avec lui-même, ordonne la mise à la question dans son code véronais (1228) et dans ses Constitutions siciliennes (1231).
IN Alec MELLOR
La Torture - Son histoire. Son abolition. Sa réapparition au XX°ème siècle.
Préface de REMY.
Editions des Horizons Littéraires
Notes d'AlmaSoror :
Les chroniqueurs qui relatent de tels faits (tant les lynchages populaires que les "rigueurs" des dirigeants, sont, entre autres, Guibert de Nogent, Raoul Glaber, Haganon de Chartres, Adhémar de Chabannes, Guillaume de Newbridge. On peut consulter en outre le Corpus documentorum inquisitions haereticae pravitatis neerlandicae.
Notons la jolie expression par laquelle on voulait dire torture : mise à la question. En français moderne, nous pouvons traduire par interrogatoire.
AlmaSoror avait déjà mentionné et cité le chroniqueur passionnant, parfois si rigide, parfois si émouvant, Guibert de Nogent :
Une éducation en l'an mille quelque chose
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vendredi, 18 avril 2014
Le crime de lèse-majesté
C'est à partir de ce moment que le Crimen magestatis va changer peu à peu de caractère et devenir un des pires fléaux de l'Histoire humaine.
La petite ville de province lézarde au soleil, mais je me suis enfermée dans ce cagibi que n'atteint pas la lumière du jour. Pourquoi donc ? Il faut que je médite cet enfermement imposé, que je trouve la porte de sortie.
J'ai près de moi ce livre étonnant du mystérieux Alec Mellor. Dédicacé à mon arrière-grand-oncle d'une main leste, il s'intitule La torture, et la thèse de l'auteur est la suivante : dans l'histoire, la pratique de la torture et le crime de lèse-majesté sont concomitants. Bien sûr, le crime de "lèse-majesté" ne porte pas toujours son nom ; en outre, la majesté n'est pas forcément royale. Inventé par les Romains, le crimen majestatis signifie crime d'Etat ou crime politique. Alec Mellor démontre assez savamment et judicieusement cette corrélation qu'il retrouve à travers les siècles et même les millénaires.
Voici donc un extrait du livre La torture : Son histoire. Son abolition. Sa réapparition au XX°siècle, d'Alec Mellor, avocat à la Cour de Paris, publié en 1949 par Les Horizons Littéraires.
Chapitre II La torture dans le monde romain
2 La torture de l'homme libre
C Le "Crimen Majestatis". La préfiguration du Totalitarisme moderne.
La langue juridique moderne désigne sous l'expression de "Crimen majestatis imminutae", et par abréviation de "crime majestatis" le Crime d'Etat, ou, si l'on préfère, le crime politique.
Punir l'atteinte contre la sûreté de l'Etat comme un crime n'a rien, en soi, de spécifiquement romain, et ce souci est commun à tous les législateurs.
Cette préoccupation est normale et elle est morale.
Elle ne conduit en rien à pratiquer la Torture, du moins aussi longtemps que l'Etat ne sort pas de son vrai rôle, qui est la sauvegarde commune.
Mais les choses prennent un tout autre tour quand, débordant sa mission primitive, l'Etat entend organiser le bonheur universel par décrets, veut tout envahir, puis tout asservir.
On parle aujourd'hui d'Etats totalitaires.
L'expression est neuve, la chose, ancienne.
Dans son principe, l'Etat totalitaire n'est rien d'autre que celui décrit sous le terme de gouvernement despotique par les anciens philosophes politiques, d'Aristote à Montesquieu, en passant par Polybe et par Bossuet, dans la théorie traditionnelle des trois formes de Gouvernement.
Dans un semblable Etat, la conception du crime politique se modèle sur l'idéal politique même. Elle ne peut être qu'indéfiniment extensible, et la punition sans limites.
Incrimination et Répression deviennent totalitaires comme l'Etat et, dès lors, la Torture a, dans les institutions, une place prédésignée.
Un rapide aperçu historique de ce que fut, à Rome, le Crime politique, illustre bien cette loi.
Un texte fondamental concernant la matière est la très célèbre Lex Julia majestatis (DIG. XVIII,4), attribuée tantôt à César, tantôt à Auguste. Singulier destin que celui de cette loi dont la date demeure mystérieuse, alors qu'elle marque le point où vient d'aboutir toute l'évolution antérieure du droit et celui d'où s'élanceront de formidables développements futurs !…
Sous la République, le concept de Crime politique apparaît comme réparti, si l'on peut dire, sur deux notions bien distinctes : celle de Perduellio et celle de Crimen majestatis.
Perduellio vient du préfixe Per (à tort) et de duellum (guerre).
Le Perduellio est, étymologiquement, le mauvais guerrier, c'est-à-dire l'Ennemi (car le Peuple romain ne fait, par hypothèse, que des guerres justes), non toutefois l'ennemi étranger, l'hostis, mais celui de l'intérieur, le Traître.
La répression du Crime politique ainsi entendu n'est pas autre chose que le droit de tuer l'ennemi.
Denys d'Halicarnasse parle d'une loi légendaire de Romulus sur les traîtres (II, 10,-III, 30).
Les XII Tables punissent de mort quiconque aura excité l'ennemi ou lui aura livré un citoyen (DIG, XLVIII,4,3).
La physionomie du délit est toute militaire. (Dans les lois de la période républicaine, ce caractère est des plus nets ; toutes sont des textes de circonstances, faites contre des généraux vaincus ou prévaricateurs. Telles sont la loi Marmilia (110 av JC) ; votée après la guerre contre Jugurtha, la loi Varia (91 av JC) contre les espions, la loi Appuleia (103 av JC) ; dont il est question dans le fameux scandale de l'or de Toulouse (CIC. De Orat. passim et de nat.deor. III,30,74) et le procès de C. Norbanus en 95 (CIC. De Orat. XXI,89). Nous n'entrerons pas dans la question procédurale des Duoviri perduellionis, qui sont une véritable énigme historique, d'ailleurs sans intérêt pour l'histoire de la Torture).
"Le mot Majestas, écrit Mommsen, a également une étymologie transparente. Il désigne une situation élevée, cette prééminence dont l'inférieur doit tenir compte, non pas un pouvoir supérieur mais un prestige plus grand. - Cette seconde acceptation technique du mot apparaît de la manière la plus nette, à propos des pactes internationaux, conclus entre Rome et les Etats souverains en droit, mais subordonnés en fait, dans la formule : "Majestatem Populi romani comité colunto" : ils doivent "rendre avec courtoisie à la haute dignité du Peuple romain les honneurs qui lui sont dus".
Le terme est entré dans la langue pénale par suite, semble-t-il, du statut juridique des tribuns de la Plèbe. Cette dernière est, on le sait, à l'origine, en dehors du Populus romans. Ses chefs ne sont pas magistrats. Le plébiscite n'est pas lex publica (Il en sera ainsi jusqu'à la loi Hortensia - 286 av JC). Comment, d!s lors, les entourer d'une protection juridique ?
La notion de perduellio était propre à la Cité patricienne, donc inutilisable (L'expression de majestas n'est d'ailleurs pas restreinte à la majesté des tribuns ; c'est ainsi que les lois Varia et Appuleia sont qualifiées de majestatis, mais la majesté qu'elles protègent est celle du peuple romain).
La solution fut trouvée dans le droit religieux, le FAS, lequel était commun aux Ordres, et permit de reconnaître au Tribunat une légitimité de secours : la sacrosancta potestas. Un passage du Pro Tullio de Cicéron le montre : "Legem antiquam de legibus sacratis, quad jubeat impune iccidi eum qui tribunum Plebis pulsaverit".
On put, dès lors, poursuivre et punir le crime "amoindrissement de la majesté tribunitienne" (Crimen imminutae majestatis tribunicae).
Au Ier siècle av. J.C., l'antique Lutte des Ordres n'est plus qu'un souvenir et cette dualité de notion devenue un anachronisme. La perduellio et le crimen majestatis étaient destinés à confluer.
Une ébauche d'unification fut tentée par Sylla, dictateur "legibus scribundis", qui promulgua une lex Cornelia majestatis sans lendemain.
Il était réservé à la Loi Julia majestatis de fusionner en un délit unique les infractions du vieux droit militaire, et toutes les formes de majestas imminuta. Le Crimen majestatis devint le genre, la perduellio, l'espèce, et l'espèce la plus grave.
Une magistrature nouvelle, celle de l'empereur, n'avait pas encore absorbé l'Etat en sa personne, mais déjà Auguste réalise le nouvel ordre en cumulant sur sa tête toutes les magistratures, fondant ainsi la légitimité du Principat à la fois sur la conservation des vieilles magistratures d'origine patricienne et sur la sainteté du tribunat, dont les bases lui assurent la protection des sacratae leges.
C'est à partir de ce moment que le Crimen magestatis va changer peu à peu de caractère et devenir un des pires fléaux de l'Histoire humaine.
La législation criminelle des peuples est le plus fidèle reflet de l'évolution de leurs maximes politiques et constitutionnelles. C'est pourquoi le Crimen majestatis, tel qu'il devait faire trembler le monde, est inexplicable si on ne le replace pas dans son cadre historique.
Citons ici - non sans émotion à la pensée de notre admirable maître, enlevé prématurément à la Science - l'opuscule lucide d'Ernest Perrot : "La vraie cause de la ruine du monde antique : l'étatisme" (ces lignes étonnantes sont de… 1929) :
"Comment se fait-il qu'ait disparu, au V°siècle, le plus célèbre et le plus solide des empires, l'Empire romain, consommant la ruine du monde antique ? Pourquoi cet écroulement qui a laissé un si grand vide et de tels souvenirs ?
On se l'est demandé souvent. Il semble même qu'on se le demande depuis quelques années, avec plus d'anxiété que jamais. Comme ces malades avides de connaître des cas pathologiques analogues au leur propre, nous scrutons le passé, d'instinct, pour savoir si les maux dont nous souffrons n'ont pas été endurés déjà par d'autres que nous, et s'ils ne sont pas mortels.
L'étatisme, le socialisme d'Etat, vers lequel nous glissons et dont nous commençons à sentir l'étreinte asphyxiante, est-ce une nouveauté ? D'autres sociétés ne l'ont-elles pas connu ? N'est-ce point une maladie mortelle ? Et, au fait, ne serait-ce pas de cela qu'est mort le monde antique, résumé dans l'empire romain ?"
Tout serait à citer de ce petit chef d'oeuvre, qui montre comment au Bas-Empire, le monde était devenu un bagne. "L'Etat est une Providence ; le Prince est dieu sur terre" écrit E. Perrot, définissant l'étatisme lui-même d'une formule lapidaire. C'est dans cette atmosphère d'absorption de toutes les activités - le terme exact serait de vampirisme universel - par l'Etat que le Crimen majestatis devait se mettre à sa mesure.
L'étatisation de l'économie s'associait d'ailleurs à une lâtrie empruntée aux monarchies asiatiques : le culte du Numen imperatoris, et jamais l'expression d'Etat-providence, dont on désigne les sociétés étatisées, ne put être pris plus à la lettre.
À vrai dire, ce dernier mal couvait depuis la fin même de la République et la conquête de l'Orient ; le mérite d'un J. Carcopino est, de nos jours, d'avoir souligné l'attrait exercé sur l'esprit de César lui-même par ces royautés hellénistiques aux origines desquelles on découvre - bien au-delà des Diadoques - non l'hellénisme classique, mais le Grand Roi médoc-perse, nimbé du "Hvarêno". Le prototype de l'empereur du III°siècle n'est même pas le Lagide ni le Séleucide ayant communiqué à Rome ses vices ; c'est le Xercès dépeint par Hérodote et mis en scène dans Les Perses d'Eschyle.
Mais il est permis de penser, cependant, que jamais les successeurs d'Auguste et de Trajan n'en seraient venus là sans le passage sur le trône d'authentiques Orientaux, de ces empereurs syriens dont Ulpien - lui-même né à Tyr - formula le despotisme en adages connus : "Quicquid Principi placuit, legs habit vigorem" - "Quid libet, licet".
Dans une telle société, le développement du Crimen majestatis ne pouvait connaître de bornes ni de délimitations juridiques, surtout dans un droit ne connaissant pas l'interprétation restrictive des textes pénaux. (Modestin (DIG. XLVIII,4,7,3) définit le délit "quod bel ex scriptura legis descendit, bel as exemplum legis vindicandum est".) L'offense la plus indirecte, la plus éloignée y exposait son auteur. Alexandre Sévère en vint (Code Just. IX,8,1) à se voir contraint de repousser une demande tendant à faire condamner pour Crimen majestatis un magistrat qui avait prononcé une sentence contrairement à une constitution impériale !
L'accusation de lèse-majesté devint même "subsidiaire" et susceptible d'être jointe à toute autre qualification pénale (Tacite, Ann II, 38 : … addito (à l'action de repetundae) majestatis criminel quod gum omnium accusationum complementum erat).
On comprend dès lors, en cette matière, la possibilité d'appliquer la torture même à des citoyens romains, même à ces "Clarissimes" et à ces "Perfectissimes" qui étaient exemptés par ailleurs. L'immunité civique était un anachronisme dans une société où il n'y avait plus de citoyens et où la liberté différait peu de la servitude. De plus, le gigantesque appareil du Pouvoir postulait des organes répressifs toujours plus redoutables.
Enfin, la divinité de l'Etat imprimait au crime politique un caractère sacrilège incompatible avec les garanties d'une procédure normale.
En un mot, toutes les raisons pour lesquelles la Torture était autrefois bannie des prétoires avait disparu. Dès le Haut-Empire, on soumet à la torture les criminels de lèse-majesté, même de naissance libre. Au Bas-Empire, la Torture sera étendue, telle une tache sanglante, et on les y soumet quel que soit le délit. Les romanistes du Moyen Âge ne ressusciteront pas le pur "Crimen Majestatis" impérial, car les royautés médiévales sont loin du césarisme, mais ils exhumeront la question des lois romaines retrouvées, avec tout l'appareil inquisitoire.
IN Alec MELLOR
La Torture - Son histoire. Son abolition. Sa réapparition au XX°ème siècle.
Préface de REMY.
Editions des Horizons Littéraires
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